Il y a quinze jours, Olivier Roellinger surprenait en renonçant à ses trois étoiles. Le week-end dernier, de passage à Bruxelles chez Mmmmh!, il s’en expliquait et faisait partager sa cuisine corsaire. Et l’écouter parler est un réel plaisir. L’homme est attachant, simple et passionné quand il s’agit d’évoquer les épices, l’aventure et les voyages.

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Après avoir passé l’après-midi à cuisiner en sa compagnie, nous avons passé la soirée à refaire sa recette de Saint-Pierre Retour des Indes.

Si la tendance n’est pas neuve, renoncer à ses trois étoiles pour un chef est toujours un acte significatif. Le 11 novembre dernier, c’était au tour d’Olivier Roellinger d’annoncer qu’il abandonnait la haute gastronomie – “Je souhaite continuer à composer mais je ne pourrai plus continuer à interpréter.” –, deux ans seulement après avoir enfin décroché son troisième macaron en 2006.

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Le Relais gourmand installé dans une maison malouine de 1760, où Surcouf a joué…

“Les raisons sont à chaque fois différentes. Joël Robuchon a renoncé à ses étoiles et aujourd’hui, c’est le chef le plus étoilé au monde. Et il n’a pas trois étoiles en France et c’est pas un hasard… Il ne veut pas. Le cas de Senderens est différent. Alain était âgé, il fallait qu’il vende son établissement or, un trois étoiles c’est invendable tellement c’est personnalisé. A part peut-être un “Lucas Carton” à Paris, qui pourrait être valorisé. Il s’est donc repositionné différemment pour pouvoir vendre. Quant à Westermann, c’est encore un autre problème. C’est un changement de vie professionnelle, de femme, un changement de tout. Moi, ça n’a rien à voir. Ce n’est surtout pas un problème avec le Michelin ou de pression car j’ai plutôt vécu la troisième étoile comme une libération. La pression, c’était avant parce que je finissais par douter : 18 ans entre la deuxième et la troisième… Moi, c’est simplement un problème physique, un problème de jambes. Je ne peux plus tenir deux fois trois heures par jour devant mes fourneaux. Ça n’enlève rien à la qualité exceptionnelle de mes cuisiniers mais ce n’est pas mon truc de déléguer. Mon luxe justement, c’était que je cuisinais réellement pour mes clients. En plus, j’ai un rapport très intime avec cette maison qui m’a vu naître. J’y ai fait mes premiers pas, j’y ai joué aux billes sur ses planchers, j’y ai joué à cache-cache, j’y ai fait mes surboums, j’y ai joué en cuisine pendant 28 ans. Je ne pouvais pas la laisser à quelqu’un d’autre. Ce n’est pas une décision simple par rapport aux miens, à mon équipage. Je pense que la vie est un livre qui est rythmé en chapitres et qu’il faut savoir de temps en temps clore un chapitre pour en commencer un nouveau.”

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Quand on écoute parler le capitaine Roellinger, on n’a pas l’impression de se trouver face à un chef mais face à un écrivain. Et pour ce Breton, le vocabulaire se fait naturellement marin quand il s’agit de résumer ce qu’a représenté cette troisième étoile… “C’est comme sur un bateau… J’avais l’impression de tirer des bords pour arriver à un cap. Quand vous êtes arrivé à ce cap-là, il y a toujours un risque mais on est au portant; on est débridé. On peut aller beaucoup plus vite et on a une autre forme de liberté. On prend les Alizés.”

Désormais, Roellinger met donc le cap vers d’autres horizons, même s’il garde son port d’attache, les “Maisons de Bricourt” de Cancale, fermant son restaurant gastronomique pour se concentrer sur son bistrot marin. “Cette maison où tout a démarré va trouver une autre vie, avec des expos, des débats, des rencontres, des présentations de cuisiniers de l’autre bout du monde… La cuisine se transforme pour produire nos huiles, chutneys, vinaigres, poudres d’épices… Le but est de transmettre et partager notre cuisine différemment. Tout d’abord au Château-Richeux au restaurant “Le coquillage”, au-dessus de la baie du Mont-Saint-Michel. La cuisine va être la même qu’avant car je veux garder ce côté convivial, cette souplesse, cette élégance mêlés à un professionnalisme extrême. On restera dans la même gamme de prix qu’avant : soit trois fois moins cher qu’au restaurant. Ce ne seront plus des émotions avec des menus à 11 plats mais on fera par exemple un menu “Olivier Roellinger” à trois plats avec des spécialités de la maison mais aussi des créations. Il s’agira d’une cuisine marine, qui allie la mer et les produits de nos trois potagers, avec 90 pc de bio, les herbes de falaise et, bien sûr, notre univers des épices. Parce que c’est quand même bien là notre spécificité, ce travail qui m’a passionné parce qu’il racontait le pays de Saint-Malo, ce pays d’Etonnants Voyageurs, de Jacques Quartier à Surcouf en passant par Charcot ou Chateaubriant lui-même.”

 

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Le Château Richeux, qui accueille « Le coquillage »

 

Transmettre la cuisine corsaire

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Et nous voilà au cœur de l’univers de Roellinger et de ce qu’il appelle sa “cuisine corsaire” qu’il entend aujourd’hui transmettre par d’autres moyens… “Il s’agit de raconter l’histoire de ce pays de Saint-Malo en utilisant ces épices non pas comme une cuisine exotique mais comme la ponctuation en littérature. Moi, j’ai besoin d’une palette de 120 épices pour écrire une cuisine. Je veux faire partager au plus grand nombre cet univers de parfums, de saveurs… On achète des épices parce que ça fait joli dans le placard mais en général, on les utilise quand elles sont périmées. Comme il existe un nez dans le monde des parfums, je me suis un peu positionné comme un palais dans le monde des saveurs. Il ne s’agit pas de faire un colombo ou un garam masala que l’on trouve et que l’on apprécie sous les Tropiques. Moi, j’ai tenté depuis 30 ans de créer des saveurs avec notre mémoire du goût. Donc construire une poudre qui va être destinée à une tomate, un haricot, un poisson iodé, un coquillage, une pâte, une vinaigrette… Les épices permettent de dévoiler la face cachée de goûts habituels. Un riz, qu’on le parfume sur des bases de cardamome et gingembre ou des bases de garam masala, de safran ou de cinq-épices chinois, on obtient un plat totalement différent. Découvrir différemment une petite pomme de terre, un poireau, une coquille Saint-Jacques, une solette, un bigorneau, sans jamais masquer leur saveur évidemment.”

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Emmanuel Tessier et Olivier Roellinger

Samedi dernier, Olivier Roellinger avait fait le déplacement à Bruxelles dans cette optique de partage et de transmission. Le chef donnait chez Mmmmh !, en compagnie de son ancien second Emmanuel Tessier, responsable de l’école Roellinger à Cancale (qui s’est inspirée de l’approche décontractée de Mmmmh !), un cours de “cuisine corsaire” où il fut question d’huîtres à l’huile de combava, de crème brûlée au kawa, sans oublier le Saint-Pierre retour des Indes, plat fétiche de la maison Roellinger lancé il y a plus de 25 ans et qui n’a pas pris une ride ! Sa cuisine, frappée du sceau de l’évidence, apparaît éminemment moderne par son respect des valeurs de ce début de XXIe s
iècle.

Bien plus moderne sans doute que cette cuisine moléculaire qui fait hérisser cet ingénieur chimiste de formation. “Cette forme d’imposture ne m’intéresse absolument pas. La cuisine moléculaire, c’est de la cuisine pouêt-pouêt, un leurre pour des gens qui n’ont pas beaucoup de connaissances au départ. C’est vraiment vendre du vent. Et qui finance tout ce lobbying ? Tout est financé par le syndicat des arômes d’Europe et en particulier Givaudan. En réalité, il s’agit de faire rentrer les arômes de synthèse par la grande porte dans les grandes cuisines d’Europe. C’est absolument abominable. D’autant que je crois que l’aspiration profonde de nos contemporains, c’est plutôt le naturel, le plus sain. Il faut retrouver un équilibre avec une nourriture plaisir, saine, diverse et chargée d’un brin de culture. Voilà mon idéal.”

 

Le goût des autres

Et la culture, Roellinger n’en manque pas quand il s’agit d’évoquer son amour des épices et de celles et ceux qui les produisent. “J’ai la chance de voyager beaucoup et aujourd’hui, j’ai envie de rendre hommage à cet homme, le plus souvent cette femme, qui cueille cette graine, cette gousse dans l’anonymat le plus total. Pour moi, ce sont des gens de peu qui sont des gens de tout. Ils reflètent la beauté du monde d’aujourd’hui. La mer unit les hommes… Les épices, c’est l’imaginaire, une manière de comprendre et d’accepter l’autre. Comment pourrait-on imaginer une cuisine dans le monde sans le poivre ? Or, on n’a pas besoin de poivre pour vivre. Cette perle noire fait partie de toutes les cuisines du monde. Tous les pays qui étaient des carrefours ont des cuisines qui se sont enrichies d’épices. Je pense à la Belgique avec la cannelle, le gingembre, la muscade, le clou de girofle… Plus les endroits sont civilisés, plus ils sont épicés…”

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A travers sa cuisine, ces épices ramenées de ses nombreux voyages, Roellinger raconte sa propre histoire mais aussi celle de sa Bretagne, de Saint-Malo et plus largement celle de “l’aventure maritime européenne”. Le chef se fait passionné quand il raconte les expéditions génoises et vénitiennes à Alexandrie, la quête des Indes et la découverte de l’Amérique, tandis qu’on ne trouve toujours pas Goa… Et selon lui, cette histoire est teintée d’aventure et de rêve. « Chaque graine fait travailler l’imaginaire depuis des siècles. L’Occident a cru pendant des siècles qu’il existait encore un Jardin d’Eden sur Terre, d’où venaient ces épices et qu’il s’agissait déjà d’un petit goût du Paradis. Je trouve ça absolument merveilleux. Pour moi, il ne s’agit pas que de saveurs mais aussi de l’histoire des hommes, de rapport à l’autre. Je prends le bateau, je vais voir de l’autre côté de l’horizon. J’arrive sur une terre et là, il y a quelque chose qui ressemble à un homme ou une femme mais totalement différent de moi. On échange d’abord le regard puis la nourriture. Et là il y a trois types d’individus. Il y a celui qui se dit différent et qui est incapable d’ingérer cette nourriture; il y a celui qui mange parce qu’il a faim et il y a enfin celui qui m’intéresse car non seulement il accepte de manger mais va ramener à la maison une petite partie de ce que l’autre mange. C’est une très belle leçon d’humanité. Il y a une compréhension entre les hommes et les femmes différents. Lorsque l’on prend la route des produits et en particulier des épices, on se rend compte que c’est la belle histoire de l’humanité. Les guerres et les conquêtes tuent alors que les épices nourrissent.”

 

Des plats nourris d’imaginaire

Chez lui, un plat ne naît d’ailleurs pas de la découverte d’une nouvelle saveur mais bien d’une aventure. “Un plat doit raconter une histoire. Ce n’est pas, tiens ce goût-là doit bien aller avec celui-là… Ça, c’est dans un deuxième temps. D’abord j’écris un titre, comme un roman, comme une nouvelle. C’est une expédition, un voyage. A partir de là, c’est une expérience, une émotion, un rapport à l’Histoire. Je lis “Magellan de Zweig, je vais en Patagonie, je fais le détroit de Magellan. Comment retrouver dans un consommé marin ce côté glacial de la mer, cette limpidité ? Comment se ressourcer par les forces marines. Au départ, c’est donc un voyage. Je me sens cuisinier du monde.”

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Et s’il fallait résumer la cuisine, il s’agirait pour lui ? “Il s’agit de l’expression de mon environnement naturel – le plus frais pêché, le plus frais cueilli – et de l’environnement culturel… Pour moi, c’est Saint-Malo, les sortilèges de l’Abbaye du Mont-Saint-Michel, les croyances celtiques de l’arrière-pays breton. Mais il s’agit aussi d’une expression affective. La cuisine s’écrit avec le cœur.”

 

Envie de goûter?

– L’Espace Mmmmh! propose désormais les épices Roellinger (poudres, huiles parfumées, chutneys…), également disponibles en ligne.
92 ch. de Charleroi 1060 Bruxelles. Rens. : 02.534.23.40 ou
www.mmmmh.be.

Les Maisons Bricourt. 1 rue Duguesclin 35260 Cancale. Rens. : 00.33.2.99.89.64.76 ou www.maisons-de-bricourt.com. Ce site très complet (d’où sont tirées les photos de cet article) propose notamment des recettes. Tout comme le site de l’Ecole de cuisine corsaire: www.cuisine-corsaire.fr (Velouté de moules au Curry Corsaire, Hollandaise allégée au parfum sureau/basilic…).

 

Trois étoiles de mer.jpgEnvie de lecture?

Dans “Trois étoiles de mer”, Olivier Roellinger raconte sa Bretagne, ses voyages et sa cuisine corsaire. Un livre magnifique pour comprendre l’approche du chef, à travers de beaux textes, de belles photos et surtout des recettes simplifiées pour être réalisées chez soi. Publié avec Vincent et Christian Lejalé chez Flammarion (278 pp., env. 50 €).