A près de 80 ans, le co-créateur du guide GaultMillau vient de publier un beau “Dictionnaire amoureux de la gastronomie”. Après le “Dictionnaire amoureux de la cuisine” d’Alain Ducasse (dont son éditeur regrette qu’il soit le seul ouvrage de la collection à n’avoir pas été écrit par son auteur…), Christian Millau s’essaye à son tour au genre avec beaucoup de style. Il revient sur une vie au service de la gastronomie. Entre anecdotes gourmandes délectables, coups de gueule et réflexions plus générales sur l’univers culinaire. Un ouvrage que l’on prend et reprend au fil des entrées et qui se dévore comme un roman.

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Entretien avec une mémoire vivante de la gastronomie française…

 

Ancien hussard

 

Gastronome à la retraite depuis 1995, Christian Millau s’est reconverti avec bonheur à l’écriture. En 1999, il recevait même le Grand Prix de la Biographie de l’Académie française et le Prix Joseph Kessel pour “Au galop des hussards”, dans lequel il racontait sa rencontre avec Rogier Nimier et ses hussards, provocateurs de droite qui animèrent les années 50. C’est que le bonhomme a eu plusieurs vies avant d’en arriver à la gastronomie.

Mais comment passe-t-on de la chronique judiciaire à la chronique gastronomique ? “Ce qui m’a donné le goût des restaurants, c’est quand j’ai couvert les grands procès. Quand on suit un procès, les journées sont longues. La détente, c’étaient les restaurants, où tout le monde se retrouvait : parties civiles, procureur, avocats… C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre des notes sur les restaurants et, à un moment donné, je me suis dit, tiens, on pourrait en faire un guide. J’en ai parlé à Henri Gault, qui était dans le même journal que moi et on s’est associé. La vie est faite de hasards…”

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Le triomphe de la Nouvelle cuisine

 

La suite est connue, ils créent en 1959 le magazine puis le guide GaultMillau qui, dans les années 60 et 70, allaient populariser la Nouvelle Cuisine. Au point de valoir à ses auteurs la Une du magazine “Time” en 1980 ! Une Nouvelle Cuisine aujourd’hui sur le point d’être détrônée par la Nueva Nouvelle cuisine espagnole, selon les médias américains. De quoi pousser Christian Millau à sortir de sa retraite littéraire pour remettre les pieds dans le plat en soutenant la candidature de la gastronomie française au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Ceci dit, Millau ne le fait pas pour affirmer la supériorité de la gastronomie française sur les autres cuisines mais pour rappeler son universalité, que le célèbre guide jaune a contribué à faire rayonner aux quatre coins de la planète. “Mais nous n’avons jamais cherché à faire du prosélytisme; je n’ai jamais cherché à me poser en ambassadeur du goût ou de la cuisine française.”

Quarante ans plus tard, il est surprenant de voir à quel point les préceptes de la Nouvelle cuisine restent modernes : allégement des sauces, cuissons plus courtes… Mais Millau reste modeste. « On a caricaturé en parlant de grandes assiettes avec rien dedans. En vérité, c’était une réaction contre l’excès, les sauces trop lourdes. Il fallait juste être en phase avec son époque. Les gens ne vivaient plus de la même façon, a fortiori aujourd’hui : ils sont plus pressés, plus stressés, n’ont pas le temps de passer des heures à table, ils cherchent des produits plus naturels. Ça reste du bon sens. On n’a pas inventé de théorie, on a exprimé les propos de tous ces jeunes chefs qui s’appelaient Michel Guérard, Troisgros, Joël Robuchon qui, eux-mêmes, sentaient le besoin d’adapter leur cuisine. Après la Guerre, on était encore dans l’avant-Guerre. Il y a eu un changement de société dans les années 60, avec par exemple les voyages, la découverte des pays exotiques… Tout ça a influé sur notre façon de manger, d’être.”

 

La starification des chefs

 

Dans la foulée de la Nouvelle Cuisine, qui se devait d’être inventive, on a assisté à la starification des chefs. Au point qu’aujourd’hui, ils en deviennent le “corps social qui monte”, comme le remarque le magazine “Elle” à l’occasion de la formation de quelques couples très glamours, comme Patricia Kaas et Yannick Alléno, tois étoiles de l’hôtel Meurice à Paris. “Quand on a commencé, on était quasiment les seuls à s’intéresser à la cuisine. Peu à peu, c’est devenu considérable. Les chefs sont devenus des vedettes mondiales. Ça a tourné la tête à certains, tandis que d’autres sont restés la tête sur les épaules. Les Troigros, Michel Guérard ne sont pas devenus fous pour autant, tandis que d’autres ont pété les plombs.”

Dans ses écrits, Millau s’en prend surtout à la star absolue de la Nouvelle Cuisine, Paul Bocuse, ainsi que, dans la génération suivante, à un Pierre Gagnaire. “Certains se sont pris pour des philosophes, pour des grands artistes. Ça m’agace. Un peintre est un artiste; un ébéniste, même s’il a fait les plus beaux meubles du XVIIIe, est un artisan d’art, comme le sont les grands chefs…” Dans son “Dictionnaire amoureux”, très érudit, Christian Millau montre d’ailleurs à quel point, en cuisine comme ailleurs, la modernité est quelque chose de très relatif. Ainsi, début XXe, un chef avait-il déjà créé la cuisine futuriste – on n’est pas très loin du constructivisme culinaire de Gagnaire et d’Hervé This. “La vie est un éternel recommencement et l’homme est ainsi fait qu’il croit qu’il est le premier. Comment voulez-vous inventer ex-nihilo ? On trouve en permanence des thèmes récurrents. Une fois encore, ça incite à la modestie. C’est ce qui manque le plus aux êtres humains et notamment aux cuisiniers.”

Depuis quelques années, on assiste à une certaine crise de confiance dans les guides gastronomiques avec la remise en cause du Michelin ou du GaultMillau et, plus généralement, de tout ce qui est prescripteur… Sur Internet, triomphent les blogs, où chacun peut donner son avis. “On aborde une nouvelle phase, qui est celle de la participation générale du public. Il se trouve que ça se passe pour l’instant sur Internet. Je ne sais pas si les guides continuent à avoir la même influence que celle que j’ai connue, peut-être pas, je ne sais pas. En tout cas, je suis persuadé que les choses ont changé, que la vox populi prend le pas sur les affirmations de ceux qui sont censés savoir. Mais il y a des excès partout. Quelquefois, je lis des blogs qui me font rigoler, tandis qu’il y en a d’autres que je trouve très bien.”

 

Un retraité toujours attentif

 

Si Christian Millau a revendu ses parts dans l’entreprise GaultMillau en 1995 – “du jour au lendemain, je n’ai plus eu aucun contact” –, il continue de garder un œil sur le guide qui porte son nom et regrette que l’on ait décerné en 2004 un 20/20 à Marc Veyrat. “J’ai toujours été contre. La perfection n’existe pas. C’était un coup de pub parce que le guide, à l’époque, ne marchait pas bien.”

Et c’est avec une certaine distance qu’il regarde l’actualité gastronomique française. “Je suis devenu un client. Je n’ai plus la même vie. J’habite près de Paris, je sors deux, trois fois par semaine. Je vais au cinéma, au théâtre, au restaurant avec mon épouse. Je suis à la recherche des lieux que je connais et quand, de temps en temps, on me dit d’aller là, j’y vais. Mais je ne suis plus du tout un professionnel donc je regarde ça avec beaucoup plus de calme. Mais ça m’intéresse de voir qu’un tel ou un tel a gagné une toque ou une étoile parce que, bien souvent, je les connais.”

 

Envie de lecture?

Christian Millau a publié de nombreux ouvrages consacrés le plus souvent, mais pas seulement, à la gastronomie.

 

  • Dictionnaire amoureux de la gastronomie. Plon (771 pp., env. 25 €)
  • Le guide des restaurants fantômes. Ou les Ridicules de la société française. Plon (240 pp., env.20 €).
  • Dieu est-il gascon ? Editions du Rocher (269 pp., env. 21 €)
  • Bon baiser du goulag : Secrets de famille. Plon (257 pp., env. 13 €)
  • Paris m’a dit. Années 50, fin d’une époque. Ed. de Fallois (442 pp., env. 18,50 €)
  • Au galop des hussards. Livre de poche (385 pp., env. 6 €)