Le cuisinier avant-gardiste espagnol Ferran Adrià a réussi l’impossible: être au coeur de la Documenta de Kassel sans avoir rien réalisé pour elle, son oeuvre étant indissociable de son restaurant « El Bulli ». Ce dernier est devenu un pavillon de cette Documenta, avec son habituel rituel gastronomico-artistique.
« Une table pour deux est réservée chaque soir à des visiteurs de l’exposition choisis par la direction », a précisé Roger M. Buergel, le commissaire de l’exposition d’art contemporain, dont la 12e édition s’ouvre samedi pour cent jours à Kassel.
« Le musée, c’est le restaurant », explique de son côté la star espagnole, premier cuisinier à être invité à la Documenta, mais qui ne délocalisera pas pour autant son restaurant. « C’est moi qui décide que c’est artistique. Je suis une personne qui cherche les limites. Ma participation à la documenta peut changer la manière dont les gens voient la nourriture », espère le chef catalan.
« Ce qui compte dans ma cuisine, ce n’est pas le plat, c’est l’expérience d’aller dans mon restaurant », explique le bouillonnant Ferran Adrià. « Il faut parvenir à réserver, attendre la date avec excitation, puis prendre l’avion, la voiture, pour atteindre une petite baie perdue et manger 30 plats, c’est cela mon oeuvre. »
Pour ne pas trahir cette approche, le quadragénaire qui fut aide cuisine dans la marine s’est imposé une discipline : « la non mobilité ». « Depuis 20 ans, je ne cuisine qu’à « El Bulli ». Parfois, on me demande d’aller ici ou là, je dis non, il me faut ma scène, c’est comme pour le théâtre ou l’opéra », admet-il dans un français mâtiné d’espagnol.
Aussi, celui qui fut plusieurs fois proclamé meilleur cuisinier du monde eut l’idée de faire de son restaurant un pavillon de la Documenta, où les clients seront automatiquement des visiteurs de l’exposition. A croire que le sorcier de la cuisine a jeté un sort à la nature de la jolie baie cala Montjoi, en Catalogne, pour qu’elle, et elle seule, réponde à sa folle imagination. Sous sa baguette, elle se décline sous toutes les formes, couleurs et matières. Les légumes sont métamorphosés en bonbons ou en chips croustillantes, la glace en mets chaud, les huîtres en meringue, la truffe noire en cappuccino et le jus de moule en sorbet.
Pour Roger M. Buergel (aux côtés de Ferran sur la photo), « Ferran Adrià a su créer son propre langage, qui est devenu très influent sur la scène internationale. C’est important de dire que l’intelligence artistique ne dépend pas du support. »
Son audace, le chef autodidacte l’a payée cher au début, quand il s’est lancé en 1983 dans l’aventure de la gastro-science aux commandes d’El Bulli. « Ca a été très dur de ne pas céder aux offres commerciales, ça a mis 14 ans avant que ça marche bien, même si ce n’est toujours pas rentable », malgré les 200 euros que coûte le menu unique de 30 plats, confie Josep Maria Pinto, le rédacteur de ses livres de cuisine.
Et puis soudain, un succès phénoménal, des dizaines de milliers de demandes du monde entier pour 8000 places par saison estivale. Pendant les six mois d’hiver, Ferran Adrià troque son tablier contre une blouse de physicien pour élaborer avec une quarantaine de cuisiniers dans un laboratoire de Barcelone les 100 plats de l’été prochain.
Au-delà des envolées gustatives, ce que Ferran veut offrir à « El Bulli », « c’est un endroit de réflexion, où la cuisine nous interroge sur notre relation avec la nature, notre enfance et les interdits ». (AFP)