Dans “Frères de Terroir”, le chef Yves Camdeborde et le dessinateur Jacques Ferrandez se servent de la bande dessinée pour aller à la rencontre des producteurs de France. De quoi mettre en appétit !

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Photos Johanna de Tessières

Entretien avec les auteurs

Mardi midi, Yves Camdeborde et Jacques Ferrandez se retrouvaient au chouette bistrot ixellois “Chez Max” (qui a déménagé il y a quatre mois rue Lesbroussart) pour présenter leur bande dessinée “Frères de terroir”.

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Devant un canon de rouge nature et en dégustant un croustillant d’oreille de cochon, ils parlent avec gourmandise de ce projet à quatre mains, entre le chef médiatique du “Comptoir du Relais” (cf. ci-dessous), et un auteur de BD respecté, auteur de “L’outremangeur” avec Tonino Benacquista ou de la série “Carnet d’Orient” sur l’Algérie.

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Ce qui les a réunis ? L’amour des bons produits ! “Les vins à la carte du “Comptoir” étaient ceux que je connaissais, dont je fréquentais les vignerons depuis une bonne quinzaine d’années. La connexion s’est faite tout de suite”, explique Jacques Ferrandez. Au bout d’un an de “Master Chef”, on m’a proposé de faire 10 bouquins, enchaîne Yves Camdeborde. Mais je ne veux pas faire des livres de cuisine pour faire des livres de cuisine. Il y en a trop… Si j’en fais un, c’est de A à Z.”

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Cliquer sur la planche pour agrandir… 

 

Pourquoi avoir choisi de faire une bande dessinée ?

Yves Camdeborde. C’est plus ludique. L’idée était de toucher un public plus jeune, de lui faire toucher du doigt ce qui se passe actuellement dans le monde de la gastronomie. On est tous très fiers de la reconnaissance du métier de chef. Mais avant d’être de bons cuisiniers, il faut que derrière nous, on ait de vrais producteurs, des éleveurs, des maraîchers, des vignerons. Des gens qui soient dans une philosophie de respect de la nature, de façon à avoir des produits les plus propres possible. Car souvent, on se rend compte que ce sont ces produits-là qui expriment de vrais goûts. Je voulais mettre en valeur tous ces gens, ceux que j’appelle ma chaîne alimentaire.

 

Pourquoi avoir arrêté “MasterChef”? 

Yves Camdeborde. J’ai arrêté “MasterChef” parce que, si j’ai eu quatre années exceptionnelles, cela prenait trop d’importance dans mon quotidien. J’ai préféré qu’on n’oublie pas que je suis d’abord cuisinier.

Jacques Ferrandez. Je me souviens d’une intervention d’Yves à l’école hôtelière de Renne. La première chose qu’il a dite aux gamins, super enthousiastes de recevoir une star de la télévision, c’est: “Attention, la cuisine, ça ne s’apprend pas à la télévision.” Que la télé ait donné un coup de projecteur à des métiers décriés, c’est très bien. Mais après, il faut savoir que ce sont de vrais métiers, qui s’apprennent, qu’il y a un savoir-faire qui se transmet. Que cela ne s’improvise pas en 2 min juste pour faire une jolie assiette pour la caméra. La démarche d’Yves avec cet album, c’est de dépasser la starification des chefs, d’aller voir les producteurs.

 

Ce faisant, en mettant en scène cette alliance entre chefs et producteurs, on envisage aussi la cuisine dans sa dimension sociale et politique…

Jacques Ferrandez. On n’a pas un discours militant, on n’assène pas des mots d’ordre, mais Yves et moi partageons la même réflexion. A un moment, il faut s’interroger sur ce qu’on mange. Il y a moyen de se nourrir autrement que par l’agro-alimentaire. Si on cherche un peu, on n’est pas obligé d’être soumis à la grande distribution. Et même en restauration, on n’est pas obligé de se conformer à une sorte de mondialisation et d’uniformisation du goût. Ici, on a vraiment des gens qui transmettent leur personnalité dans leur production. Ces vignerons, maraîchers, éleveurs font des produits qui leur ressemblent.

Yves Camdeborde. Je suis né en France, le pays de l’artisanat. Quand je vais dans des manifestations internationales, je vois régulièrement des chefs débarquer avec des vidéos publicitaires où on les voit faire de l’élevage, du pain, des charcuteries, leur maraîchage. Moi, je n’ai pas besoin de tout faire moi-même parce qu’en France, il y a des gens qui font mieux que moi. Je dois les trouver et m’appuyer sur ces professionnels. C’est bien plus important pour moi car je travaille dans un collectif, avec des gens. J’ai pas besoin de me compliquer la vie, juste à faire de la cuisine !

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La mondialisation du goût n’est-elle pas aussi, parfois, le fait des chefs, qui cèdent tous aux mêmes modes à travers le monde ?

Yves Camdeborde. Moi, je veux pas manger pareil à Paris, Tokyo ou Berlin. Votre cuisine n’a plus d’identité, elle est mondiale. Je ne suis pas contre le fait que les chefs voyagent mais moi, ma cuisine, de par le produit, elle est quand même très française. On ne vit pas dans le passé; on vit dans le présent mais quand même avec la tradition. Le coq au vin, je ne vais pas le déstructurer pour qu’il n’ait ni queue ni tête. Chez moi, il y aura toujours le coq, la garniture et la sauce. C’est quand même une identité française: un produit, une sauce et une garniture.

J’ai été 30 fois chez Ferran Adrià. Je pense que, techniquement, il a fait un bien fou à la cuisine classique française. On s’est réapproprié des techniques qui nous ont apporté une légèreté, une onctuosité… Par contre, moi, je n’utilise aucune poudre. Je ne sais pas ce que c’est. C’est dangereux, nocif. Santi Santamaria a prouvé que, à dose élevée, ces produits-là sont nocifs.

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« Mon rôle, c’est d’essayer de nourrir les gens le plus proprement possible. On m’a donné un CAP de cuisine, pas un permis de tuer! »

Yves Camdeborde

 

Les producteurs que l’on rencontre dans cette BD ont souvent renoncé à travailler dans le cadre du système conventionnel…

Yves Camdeborde. Certains ont toujours suivi une ligne un peu parallèle. D’autres se sont rendus compte que le fonctionnement conventionnel ne leur convenait pas humainement, financièrement et déontologiquement. Ils ont fait un pas de côté pour revenir vers le travail artisanal. Ils ont retrouvé du plaisir à travailler. Ils gagnent leur vie normalement et ne sont plus étranglés par un mono-client, qui est souvent l’industrie. Et ils ont pris conscience qu’ils étaient parfois en train d’intoxiquer la population.

Jacques Ferrandez. Combien d’agriculteurs aujourd’hui sont obligés d’avoir un second salaire. La femme doit travailler à l’extérieur parce que l’exploitation ne suffit pas à nourrir la famille. On le verra dans le second tome avec une éleveuse du Béarn, qui était programmée pour être dans le circuit conventionnel. Ses parents avaient une centaine de vaches laitières. Elle a tout vendu. Elle a repris 20 vaches d’une autre espèce moins productive mais plus qualitative. Elle fait du yaourt, du fromage. Elle fait elle-même son fourrage bio, parce que ce sont aussi des gens qui réfléchissent à ce qu’ils mettent dans la terre. Dans cette logique actuelle de productivité, à un moment donné, les gens n’arrivent plus simplement à vivre. Il y en a combien qui se suicident? 

Tous les gens qu’on a vu, une fois qu’ils ont fait ce pas de côté, ils ont quelque chose à transmettre à leurs enfants. Alors que ceux qui sont dans le conventionnel disent: tout sauf donner l’exploitation à mes enfants, qu’ils aillent faire des études. La proportion d’agriculteurs dans la population ne cesse de baisser. La ferme des 1000 vaches dans le Nord de la France, c’est une logique à laquelle ils ont été contraints. C’est suicidaire! Ils pourrissent les sols et font une production qui n’est pas qualitative. C’est juste pour essayer de rentabiliser, de survivre.

Yves Camdeborde. Alors que la force de l’artisanat français, c’est que dans la même région, on pouvait avoir 30 artisans différents qui, même s’ils travaillaient sur le même produit, faisaient 30 goûts différents. Aujourd’hui, le monopole a bouffé tout le monde et on se retrouve avec des produits aseptisés.

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Dans le livre, vous dénoncez aussi le fonctionnement des appellations d’origine…

Jacques Ferrandez. Certains vignerons se mettent en vin de table ou vin de France parce qu’ils utilisent des cépages qui ne sont pas répertoriés dans l’appellation, parfois des vieux cépages locaux qu’ils ont retrouvés et qui donnent une particularité à leurs vins. Ceux-là préfèrent sortir de l’appellation pour faire leurs vins, avec leur nom dessus…

Yves Camdeborde. Il faut créer des marchés parallèles, rapprocher le producteur du revendeur du bout de la chaîne. Cela permet aux uns et aux autres de mieux vivre. Le producteur doit trouver des solutions pour se rapprocher de restaurateurs ou de professionnels de l’alimentation. Malheureusement, nous, on est de moins en moins… Notre métier est ouvert à tout le monde et n’importe qui peut faire n’importe quoi. Il y a un vrai problème de déontologie parce qu’on retrouve, sur les mêmes appellations de “restaurant”, de “boucherie” ou de “charcuterie”, des gens totalement incompétents, qui sont juste là pour acheter un produit préparé et le revendre. On sait bien qu’à Paris, on n’est même pas 10% à faire correctement le travail, à respecter le producteur et le client. Les 90 % restant, ce sont des chaînes, des faiseurs sans aucune déontologie.

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Camdeborde, le « patron »

Formé, comme d’autres (Jean-François Piège ou Thierry Breton) chez Christian Constant au Crillon, le Béarnais Yves Camdeborde s’est fait un nom en initiant, avec d’autres, ce que l’on a appelé la “bistronomie”. Soit apporter la technique et la rigueur des grandes maisons sur la table de bistrot.

Ouvert en 1992 dans le XIVe arrondissement, sa “Régalade” a marqué toute une génération de gourmets. Avant qu’en 2005, il revende son resto pour ouvrir, au Carrefour de l’Odéon, l’hôtel “Relais St Germain”.

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Depuis le succès de l’émission “MasterChef”, dont il a participé aux quatre premières saisons sur TF1, il faut réserver des semaines à l’avance si on a envie d’aller s’encanailler au “Comptoir du Relais”, une table 100  % bistrot où l’on se régale d’os à moelle aux légumes de saison, de pâté en croûte ou de salade gourmande au foie gras.

S’il a ouvert juste à côté de son restaurant un “Avant-comptoir”, pas question pour Camdeborde, malgré sa notoriété, d’envisager de s’étendre davantage. “Je n’ai pas envie; je trouve que c’est déjà épuisant comme ça, explique le chef. Et puis j’ai envie de vivre un peu à côté, d’avoir ma liberté. Ceci dit, je suis tous les jours en cuisines. Mais j’ai une équipe, et avec mon neveu comme chef de cuisine, je suis quand même assez libre par rapport à ça.”

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La bande dessinée

Le tome 1 de “Frères de Terroir” propose un tour de France à la rencontre des producteurs d’Yves Camdeborde. On y croise le génial beurrier-affineur Yves Bordier à Saint-Malo, le boucher Hugo Desnoyer à Paris ou le maraîcher bio Jean-Charles Orso près de Grasse… On part pêcher le homard bleu dans l’archipel de Chausey en Normandie et le brochet dans la Loire… On visite, aussi, les nombreux vignobles où s’approvisionne le chef. 0ù plane encore la mémoire de Marcel Lapierre, décédé en 2010 et considéré comme le père du vin nature à Morgon dans le Beaujolais.

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Sous le trait de Jacques Ferrandez, tous ces producteurs prennent vie et ne donnent qu’une seule envie au lecteur  : se lancer lui aussi dans un tour de France des saveurs.

Ce qui séduit dans cette BD, ce n’est pas seulement les recettes gourmandes du chef – notamment ce risotto aux truffes de Valréas réalisé avec de la moelle de boeuf – qui concluent certains chapitres, mais c’est sa rigueur documentaire. Une application dédiée de “réalité augmentée” permet de s’en rendre compte de façon très ludique. En scannant les pages à l’aide de son smartphone ou de sa tablette, on découvre des photos ou des vidéos prises par Ferrandez lors de ses reportages sur le terrain avec Camdeborde. Où l’on découvre combien l’auteur est fidèle au réel, jusque dans les dialogues de ses “personnages”.

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Un second tome est prévu dans un an, où il sera notamment question des bières Cantillon, seuls produits non français à entrer dans les cuisines d’Yves Camdeborde…

  • yves camdeborde,jacques ferrandez,frères de terroir,bande dessinée gourmande“Frères de terroir”, publié par Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde chez Rue de Sèvres (120 pp., env. 22€).

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