Attaqué de toute part, le foie gras risque-t-il de disparaître? Ce qui est sûr, c’est que l’industrialisation a mis à mal une tradition millénaire… Et que le canard, plus facile à gaver a pris le pas sur l’oie, réduite à un marché de niche.

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Il est 10h15 ce lundi matin. Une foule impressionnante se presse aux portes d’un des plus importants marchés au gras du Gers, celui de Samatan. Elle trépigne en attendant le coup de sifflet qui donnera le feu vert au début des ventes. Un peu plus tôt, on faisait déjà la queue pour accéder au marché aux carcasses, pour acheter des canards ou des oies entières pour réaliser des magrets, des confits… Ici, les producteurs viennent directement vendre aux consommateurs.

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“A Samatan, le producteur industriel n’est pas le bienvenu”, explique Didier Villate, le vétérinaire qui suit les petits éleveurs, du gavage à la livraison du produit final, pour s’assurer de la qualité. Ici, les canards et les oies sont vendus entiers privés de leur foie, les normes européennes l’imposent, et un atelier de découpe permet aux acheteurs de faciliter le transport. A Samatan, les ventes sont conclues en quelques minutes… Le temps d’ouvrir les cartons en frigolite qui protègent les foies gras de l’oxydation. Chaque semaine, ce sont quelque 900 kg de foie gras qui sont ainsi écoulés.

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Ici comme ailleurs dans le Sud-Ouest, on sent l’inquiétude face aux campagnes de dénigrement du foie gras. Fin novembre, des manifestants anti foie-gras étaient là pour mettre la pression pour faire interdire le gavage. “Les éleveurs ont reçu une formation sur le bien-être animal et nous faisons des contrôles ponctuels, se défend Didier Villate. Il y a environ une centaine de gaveurs individuels et 250 conserveurs à la ferme. Ces éleveurs sont aujourd’hui obligatoirement équipés d’éléctronarcose, un système qui permet un étourdissement électrique des volailles par bain d’eau avant l’abattage. Aujourd’hui, tout est plus technique, on sélectionne les canards et on les gave moins longtemps. On exacerbe juste un processus physiologique normal du canard, qui se gave naturellement au moment de la migration ou même lorsqu’il couve. De plus, on peut “embuquer” sans problème un canard car il n’a pas de glotte et n’a donc pas envie de vomir. Le problème, c’est qu’on projette notre souffrance sur l’animal, on fait de l’anthropomorphisme.” 

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Carossio MichelGers/CDT32

Et le vétérinaire de préciser : “Le foie gras n’est pas un foie malade, il s’agit juste d’une surcharge graisseuse.” On parle en fait de stéatose hépatique, une maladie bénigne du foie qui peut aussi toucher les humains. A la ferme de Peyrès dans le Lot, le petit producteur Yves Thocaven abonde dans le même sens : “Le foie n’est pas malade. Si on arrête le gavage, le gras se répand sous la peau et, quatre jours plus tard, l’oie se réalimente seule. Après 48 h, le foie repasse d’1 kg à 500 g. Ce sont les résultats des expériences réalisées dans une ferme expérimentale de Périgueux.”

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Les chefs étoilés de la région, Michel Sarran à Toulouse ou Bernard Bach à Pujaudran, sont eux aussi touchés par la mauvaise publicité autour d’un de leur produit phare, depuis l’annonce faite par Joël Robuchon et Gordon Ramsay de ne plus se fournir chez Ernest Soulard, une maison de foie gras jusqu’alors très réputée prise la main dans le sac (même si elle a nié). Des images atroces ont en effet circulé sur Internet, montrant des canards soumis à un gavage industriel intensif, blessés, morts…

Ames sensibles s’abstenir…

On comprend après de telles images que les défenseurs de la cause animale soient opposés au gavage car il est pour eux synonyme de maltraitance. Une opinion qui semble trouver écho auprès des consommateurs. Le 21 novembre dernier, L214, une association prônant un monde sans consommation de viande, a organisé, avec d’autres mouvements, la première journée mondiale contre le foie gras. Fin novembre, elle publiait un sondage maison, selon lequel 44 % des sondés prônaient l’interdiction du gavage, et 77 % préféreraient un foie gras obtenu sans gavage… Mais en France, premier consommateur et producteur mondial, avec 75 % de la production, un “foie gras” doit forcément être obtenu par gavage, c’est ce que précise en effet pour l’instant le Code rural.

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Viet Dominique/Gers/CRT Midi-Pyrénées

Ces dernières semaines, il y a une réelle volonté d’apaiser les tensions et de contenter toutes les parties. Du côté du bien-être animal, l’obligation de passer au 1er janvier 2016 des cages individuelles à des cages collectives, dans lesquelles les palmipèdes pourront déplier leurs ailes, sera enfin appliquée en France. La recommandation européenne datait pourtant de 1999 ! Tandis qu’un label bien-être animal sera créé.

Alors que les alternatives françaises au gavage sont guère droit au chapitre, c’est vers l’Espagne que les regards se tournent. Et plus particulièrement en Estremadure, où la Pateria de Sousa produit un foie gras biologique issu d’oies en semi-liberté non gavée. Seul problème : le prix. Car il faut un an pour obtenir un foie gras de 500 g! Mais la Maison Blanche et les grands chefs américains sont de bons clients…

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Les oies espagnoles de la pateria de Sousa

En fait, ce qu’il faut d’abord dénoncer, c’est le gavage industriel et le foie gras produit en masse n’importe comment depuis qu’il s’est imposé en 1975 dans la grande distribution, sous prétexte d’être accessible à tous, tout le temps. Le foie gras doit rester un produit d’exception, on doit le consommer peu mais en s’assurant de sa provenance. Car être contre le gavage, c’est jeter le bébé avec l’eau du bain, rejeter de petits producteurs qui font du bon travail et mettre fin à une tradition millénaire.

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Carossio Michel/Gers/Côtes de Gascogne

Depuis la nuit des temps, les oies prennent en effet leurs quartiers d’hiver dans les pays chauds. Déjà dans l’Egypte ancienne, les Hébreux avaient la tâche d’engraisser les oies avec des céréales pour obtenir de la graisse. Technique qui s’exporte ensuite dans toute la Méditerranée. Les Romains gavaient ainsi leurs oies avec des figues (ficatum a d’ailleurs donné le mot “foie”), plus disponibles que les céréales. On trouve les premières recettes de foie gras dès le IVe siècle, dans le “De re coquinaria” d’Apicius. Ce seront les juifs sépharades, dont la religion interdit la consommation de porc, qui introduiront cette tradition en Alsace et en Europe de l’Est. Si le foie gras est oublié pendant le Moyen Age, on le retrouve au XVIIe et XVIIIe siècles, avec l’invention en 1780 du pâté de foie gras par le pâtissier Jean-Pierre Clause. Dans le Sud-Ouest, la production de foie gras daterait de la fin du Moyen Age et de l’introduction du maïs, fin du XVIe siècle. L’élevage des palmipèdes à foie gras y devient le pilier de l’alimentation rurale et une véritable source de revenus au milieu du XVIIIe siècle, avec la reconnaissance de la grande valeur gastronomique du foie gras, qu’on trouve désormais sur toutes les grandes tables parisiennes.

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Carossio Michel/Gers/CDT32

Lorsqu’on visite la ferme de Peyrès d’Yves et Monique Thocaven dans le Lot, où l’on perpétue cette tradition millénaire, on est convaincu qu’il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier. Qu’ils sont beaux canards, qu’elles sont belles leurs oies, qui gambadent en plein air pendant 15 à 16 semaines avant d’être gavés progressivement pendant environ deux semaines, avec le maïs produit dans l’exploitation. 

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De l’oie au canard…

Si la production de foie gras d’oie reste stable, celle de foie de canard a cru de manière exponentielle Jusqu’à la moitié du XXe siècle, on mangeait essentiellement du foie gras d’oie. Ce n’est que depuis ces 60 dernières années, pour répondre à la demande industrielle, que le foie gras de canard a explosé, passant de 1 000 à 22 000 tonnes entre 2000 et 2010  ! Alors qu’on reste autour des 600 tonnes de foie gras d’oie. Un produit de niche en France, alors qu’il reste dominant en Hongrie, en Chine et en Ukraine.

A terme, le foie gras d’oie français est menacé de disparition, estime Yves Thocaven, producteur à Peyrès dans le Lot. “Quand j’ai débuté en 1974, je ne faisais que de l’oie. Mais de 800 oies, je suis passé à 150. C’est que le canard est beaucoup plus facile à gaver et beaucoup moins cher : 1 € le caneton, contre 7 € l’oison. Ma grand-mère gavait plus longtemps aussi, pendant deux mois. Elle obtenait des foies moins gros, mais plus de graisse d’oie, qui a longtemps été la seule graisse de cuisson de la région. »

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Sur les étals du marché de Samatan, dans le Gers, on constate aussi la prédominance du canard. Il faut dire qu’à 50-55 € le kg, le foie d’oie est beaucoup plus cher que celui du canard, vendu à 35-40 €. Le vétérinaire Didier Villate explique : “L’oie est moins prisée par l’éleveur, car elle est quasiment monogame. Elle ne pond que 45 à 50 œufs au printemps, alors que la canne en pond 250. Le canard permet donc une production plus importante. Les oies ont aussi des coûts de production plus importants, des pathologies plus fréquentes et sont plus difficiles à gaver. Le gavage doit s’effectuer 4 fois par jour pendant 3 semaines, alors que pour le canard, il suffit de gaver 2 fois par jour pendant 12 jours en moyenne.”

Dans à peu près toutes les zones de production traditionnelles du foie gras (Gers, Périgord, Landes, Alsace…), la tendance est la même : on privilégie le canard. En cause, l’élevage plus difficile mais aussi la concurrence féroce des pays de l’Est.

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Gérard Vilminot/Gers/CDT32

Depuis 1998 et la mise en place du Label Rouge “Oie fermière du Gers”, on essaye cependant de maintenir un certain niveau de production. Un foie gras d’oie unique, car l’animal est gavé au maïs blanc (aussi utilisé pour les volailles de Bresse), une particularité régionale. S’il a longtemps été considéré comme trop pâle, ce foie a, ces dernières années, raflé la plupart des médailles des concours agricoles français.

Le maïs blanc influe sur la couleur mais aussi sur le goût du foie. Celui-ci est plus fin, moins gras en bouche, même si certaines études organoleptiques disent le contraire. Le maïs blanc a lui aussi failli disparaître avec l’introduction, dans les années 50, de maïs jaunes hybrides américains. Plus productifs et plus riches en protéines, ils ont permis d’intensifier les élevages… Et c’est bien là le vrai danger, la perte des traditions au profit de la rentabilité.

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Si on interdisait le gavage, il faudrait aussi se passer du cassoulet, cuisinés avec
du 
confit de canard gras ou d’oie grasse…


Le marché au gras de Samatan

Le formidable marché de Samatan se déroule tous les lundis. En hiver (de début novembre à fin mars), il propose trois marchés  : aux carcasses (dès 9 h 30), aux foies gras et à la volaille vivante (dès 10 h 30). D’avril à octobre, marchés aux carcasses et foies gras dès 10 h.

La ferme de Peyrès

A la “Ferme de Peyrès” dans le Lot, Monique et Yves Thocaven proposent d’excellents produits à base d’oie et de canard : foies gras, confits, gésiers, lentilles à la saucisse de canard, civet de canard au vin de Cahors… Ils participent depuis plusieurs années au Marché de la vallée du Lot qui se déroule au Sablon.