Flying chef de génie, Fulvio Pierangelini parcourt le monde pour conseiller les restaurants de la chaîne hôtelière italienne de luxe Rocco Forte. On le retrouve à Bruxelles alors qu’il choisissait le nouveau chef du « Bocconi », restaurant de l’ »Amigo », palace de la Grand-Place.

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En 2008, Fulvio Pierangelini, célébré par ses pairs (Ducasse, Troisgros,  Veyrat…) comme l’un des plus grands chefs d’Italie et du monde, fermait son « Gambero Rosso » à San Vincenzo, au sud de Livourne sur la côte toscane. Doublement étoilé au Michelin – jamais Fulvio ne décrochera sa 3e étoile, de quoi provoquer sa colère et celle de l’Italie… -, ce petit restaurant à l’origine du nom du célèbre guide gastronomique transalpin a été l’un des lieux phares de la gastronomie mondiale. Douze personnes en salles et en cuisines pour 24 couverts et une cuisine italienne d’exception, offerte seulement quand le chef était dans les murs. Pendant 28 ans, Fulvio a réussi à maintenir la flamme originelle qui animait ce jeune moniteur de voile diplômé en Sciences Po lorsqu’il cuisinait pour ses amis de passage dans son petit bar de plage-discothèque, la « Casa Rossa », ouverte en 1977…

Quand il achète son premier restaurant pour une poignée de lires en mars 1980, le « Gambero Rosso » n’est que l’une des innombrables tables du même nom qui sévissent sur tous les rivages d’Italie. En quelques années cependant, grâce à la cuisine émotive et instinctive du chef, il n’y aura plus qu’un seul « Gambero Rosso ». Lequel fait venir les gourmets de toute l’Italie, puis du monde entier, prêts à réserver 5 mois à l’avance pour déguster la mythique passatina di ceci con gamberi, une purée de pois chiches additionnée de gambas et d’huile d’olive, un plat copié et recopié. « Je refusais 100 couverts par jour. Pourtant, c’était un vrai voyage d’arriver à San Vincenzo. Je n’ai jamais gagné d’argent. Je ne faisais pas ça pour cela mais parce que j’adorais mon travail. Mon rêve, c’était de cuisiner et basta! » Cuisiner des choses simples à base de produits d’exception, qu’il s’agit de traiter avec respect, délicatesse… « Le risotto, c’est comme une belle femme, qui a besoin d’être regardée, caressée, soignée…, s’enflamme le chef dans son style poético-lyrique inimitable. Plus un plat est simple, plus le risque est grand… Pour la passatina, le timing, c’est à 5 secondes près. Si tout n’est pas parfait, c’est inutile… »

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L’une des propositions du « Bocconi » à Bruxelles

Alors au sommet de sa gloire – en 2004, François Simon, critique gastronomique du « Figaro », en fait même le héros de son roman «Toscane(s)»! -, Pierangelini refuse les ponts d’or qui lui son fait pour ouvrir des « Gambero Rosso » à New York ou Tokyo. « J’aurais pu gagner des millions… Mais à l’époque, je ne prenais pas l’avion… »

Ce qui ne l’a pourtant pas empêché, pour faire tourner son restaurant, de très vite accepter de conseiller l’industrie agroalimentaire, travaillant à la mise au point de jambons cuits ou de préparations à base de poulet. « J’étais tellement fier et bête que je ne voulais pas qu’on sache. J’aurais pu gagner beaucoup plus… Mais j’adorais ça. J’ai appris plein de choses. J’ai mis mes connaissances de cuisinier au service de l’industrie. Avec moi, on a retiré les produits chimiques. On a fait le chemin en sens inverse de la gastronomie moléculaire… » Laquelle a, au contraire, fait entrer les poudres de perlimpinpin dans les cuisines des grands chefs… « J’avais inventé la Nutella salée! Une crème de jambon cuit qui donne envie de tartiner! », se souvient-il fièrement! Tout en mettant savamment en scène son intransigeance: « Je déteste l’odeur du jambon cuit quand on ouvre la barquette en plastique. Je parfumais donc mes jambons avec de l’eau de fleurs d’oranger, que je faisais venir de Santa Maria Novella à Florence, l’un des rares parfumeur encore artisanal en Italie… »

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Sa dernière saison au « Gambero Rosso », Pierangelini l’achève en novembre 2008. « Il y a quatre ans et quelques jours », compte le chef avec nostalgie. Depuis février de la même année, il conseillait déjà la chaîne d’hôtels italienne Rocco Forte; il s’agira désormais de son activité principale, qui le fait voyager de Rome à Bruxelles, de la Sicile à Munich, de Berlin à Moscou… Et celui qui détestait expliquer ses recettes est désormais obligé de partager son savoir avec ses différentes brigades. « Avant, c’était naturel; je n’avais jamais réfléchi à ma façon de travailler. J’étais seul à cuisiner… » Aujourd’hui, il donne donc les produits de base, les recettes et le style. « Mais pas l’émotion et la sensibilité. Ça, c’est impossible… » « Ce que j’essaye de leur transmettre, c’est que j’ai beau avoir fait des millions de passatine con gamberi, à chaque fois, il faut la même émotion, essayer de faire la meilleure du monde! »

Rien à voir avec son métier d’alors… « Un hôtel est ouvert 7 jours sur 7, alors qu’au « Gambero Rosso », on n’ouvrait que 5 jours; c’était toujours moi et la même équipe. Là, je donne tout et puis c’est aux autres de se démerder. C’est l’exact contraire de mes principes en cuisine! » L’explosif Fulvio se dit aujourd’hui qu’il aurait sans doute aimé pouvoir appliquer la boutade de Paul Bocuse, qui répondait à un journaliste lui demandant qui cuisinait quand il n’était pas en cuisines: « Le même que quand je suis là… » Jamais il ne pourra en effet faire ce que Robuchon a réussi quand il a pris sa retraite anticipée: ouvrir des « Ateliers » à travers le monde en y plaçant les chefs qu’il avait formés…

boccoini,fulvio pierangelini,amigo,gambero rossoLa salle du « Bocconi »…

D’autant que la politique de Rocco Forte a changé. « Ils ont déjà eu un trois étoiles, avec Marco Pierre White à Hyde Park, à Londres. Aujourd’hui, ils ne veulent plus d’étoiles et je suis d’accord. Ce que je veux, c’est surtout qu’il y ait une cohérence dans tout l’hôtel (bar, petit déjeuner, restaurant…) et entre tous les hôtels. » A la carte donc, quelques spécialités locales et des classiques italiens réinterprétés (le chef déteste le mot « revisité »): carbonara, bolognaise, tiramisu…

S’il accepte de créer le style Rocco Forte, difficile cependant pour le chef – dont la modestie n’est pas le principal défaut… – d’engager sa réputation. Ainsi, aucun des restaurants de la chaîne ne porte son nom, qui n’apparaît qu’à la carte de celui de l’Hôtel Savoy à Florence. L’image qu’il utilise est celle du « Cavalier polonais », toile de Rembrandt conservée à la Frick Collection de Manhattan. « Une partie du tableau est magnifique, une autre horrible… En fait, il a été commencé par Rembrandt et achevé par son atelier… Moi, je ne veux pas faire de « Cavalier polonais » dans mes restaurants. Je préfère un tableau moins beau, mais plus homogène… »

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En plus de ses activités pour Rocco Forte, Pierangelini parcourt aujourd’hui le monde, invité dans les plus grands festivals gastronomiques ou cuisinant pour des clients privés fortunés qui déboursent des sommes folles pour s’offrir ses services. « Il y a quelques jours, je me suis mis aux enchères chez Sotheby’s: une journée avec moi, du marché à l’apéro chez « Roscioli » et le soir en cuisines… Je suis parti à 3500€, au profit des victimes du tremblement de terre en Emilie-Romagne… » La télévision italienne lui a également proposé de présenter une adaptation de « Cauchemar en cuisines » du célèbre Gordon Ramsay. Un rôle de râleur qui lui aurait été comme un gant. « Ce n’est pas moi », bougonne pourtant le Droopy de la cuisine italienne.

Le chef génial n’a pas l’occasion de s’ennuyer mais on peut quand même penser que son talent est sous-exploité. Car, quand on le rejoint aux fourneaux, c’est un autre homme que l’on découvre, souriant, passionné et passionnant, capable de transformer de simples spaghetti all’arrabbiata en capolavoro. Il n’avait d’ailleurs pas hésité à mettre à la carte du « Gambero Rosso » les pâtes sauce tomate au prix du homard! « C’était un challenge: lutter contre les souvenirs, la mémoire de la Mamma, toute l’histoire de l’Italie… Je ne veux pas de plats parfaits, morts. Je veux des plats plein de force, d’énergie. C’est peut-être ça la différence entre la cuisine française et italienne », confie celui qui ne renie néanmoins rien de l’apport de son maître Roger Vergé, auprès de qui il s’est formé au « Moulin de Mougins ». « On dit de moi que je suis le plus Italien des cuisiniers français et vice-versa… »

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S’il a refusé deux projets à Londres et à Paris (au Palais de Tokyo), parce qu’on ne lui laissait pas les mains assez libres, Fulvio Pierangelini sent, à bientôt 60 ans, qu’il est temps de prendre une décision quant à son avenir. « J’ai compris que j’étais incapable d’avoir des associés. Si je refais quelque chose, ce sera tout seul, comme à l’époque du « Gambero Rosso ». Pendant 25 ans, j’ai réalisé mon rêve: cuisiner en regardant le soleil se coucher. Aujourd’hui, je veux retrouver un endroit pour jouer à la cuisine. »

Le bonhomme apparaît même apaisé. Alors qu’il vivait depuis 2008 dans les hôtels Rocco Forte, il vient ainsi de s’acheter une petite maison à Rome, près de la Piazza del Popolo, à un jet de pierres de « son » Hôtel de Russie… Tandis qu’il cultive son potager dans un autre hôtel Rocco Forte, à Verdura en Sicile… « Je n’ai pas de regrets, cherche à se convaincre le chef, le regard dans le vide. Aujourd’hui, peut-être que la gastronomie est finie. Ou infinie… »

Trop jeune pour prendre sa retraite, il sait qu’il lui faudra faire quelques concessions s’il veut rester en courses et ne pas s’abîmer dans une retraite aisée qui ne le satisfait pas pleinement. Est-ce possible pour celui dont l’autobiographie en 2005 était intitulée « Il grande solista delle cucina italiana » (le grand soliste)? « Moi, je voulais l’appeler « Tolleranza Zero ». Aujourd’hui, c’est encore plus vrai. Je suis plus perfectionniste que jamais. Il n’y a qu’une manière de faire les choses: la mienne! »

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Un nouveau chef pour le «Bocconi»

Si Fulvio Pierangelini était de passage à Bruxelles à la mi-décembre, c’était notamment pour choisir le nouveau chef du « Bocconi », le chef actuel, Adriano Venturini ayant en effet décidé de rentrer en Suisse avec sa femme.. Un vrai enjeu pour l’Amigo. Le palace de la Grand-Place, qui vient d’être élu meilleur hôtel de Belgique par le magazine américain « Travel + Leisure », se doit en effet de proposer à sa riche clientèle une cuisine italienne digne de ce nom… « Ce que je cherche, explique le chef italien, c’est l’émotion, la sensibilité. Pour devenir executive chef, on espère qu’il sache faire un risotto… »

C’est finalement Marco Visinoni qu’il a choisi. Né à Gazzaniga dans la province de Bergame en 1981, celui-ci a débuté sa carrière en Lombardie avant de rejoindre la Belgique en 2010 en tant que chef de cuisines au « Biosteria », table italienne très cotée à Nivelles. On a ainsi pu voir le jeune chef s’illustrer, aux côtés de grands noms de la cuisine italienne comme Giovanni Bruno ou Pietro d’Agostino en mai dernier à l’ »Estate italiana », le petit festival culinaire organisé par Carlo De Pascale chez Mmmmh!. Où il avait d’ailleurs fait venir Fulvio Pierangelini en 2010… Ces deux-là se sont-ils consultés avant la sélection du nouveau chef du « Bocconi »?

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Envie d’y goûter?