S’appuyant sur les ressorts de la télé-réalité, les émissions culinaires sollicitent les papilles gustatives autant que la curiosité, sans pour autant inciter le téléspectateur à cuisiner.
- Une analyse signée par la journaliste Virginie Roussel, de « La Libre Belgique »
“C’est le plaisir de découvrir un monde opaque montrant soudainement tous ses rouages, dans le détail, qui attire autant les Français devant des émissions telles que “Top chef”. Le téléspectateur adore approcher un univers dont il a totalement perdu le savoir-faire alors qu’il fait partie de ses racines culinaires et de son passé gastronomique”, affirme d’emblée Bernard Boutboul, directeur général du cabinet Gira Conseil, expert dans l’étude des comportements alimentaires en France. “De là à penser que les Françaises se mettent soudain à cuisiner, je vous réponds : non ! Nos analyses sur les comportements des consommateurs montrent que les Français cuisinent de moins en moins. La rupture de transmission du savoir-faire culinaire remonte à une vingtaine d’années. Parallèlement, on assiste à une prolifération de cours de cuisine à Paris et dans toute la France, avec une gamme de prix allant de 15 à 250€. A la sortie de ces ateliers, les Français se montrent très enthousiastes généralement. Ils sont heureux d’avoir appris à réaliser une blanquette de veau. Mais trois semaines plus tard, quand on revient les interroger, il répondent qu’ils n’ont pas cuisiné, parce qu’il leur manquait tel couteau, que tel produit restait introuvable, qu’il leur manquait du temps. Pour les Français qui, paraît-il, sont les plus gastronomes au monde, le cours de cuisine reste un plaisir, sur le moment, ou une curiosité. Ils restent sur le geste technique et ne vont pas forcément envisager la nourriture comme un moment de partage, un geste d’amour et de transmission. La technique reste un fantasme auquel ils ne pourront accéder, qu’ils ne pourront refaire. Et ils retournent en cours !”
Les professionnels de la restauration, quant à eux, se montrent très satisfaits par cette médiatisation autour de la cuisine, si l’on en croit Hervé Becam, vice-président de l’Union des métiers et des Industries de l’Hôtellerie en France : “Le ressenti est très positif. Cette façon de parler des métiers de la restauration montre toute la technicité, toute la qualité, toute l’intelligence qui existe derrière ces préparations. Cela incite le public à se rendre au restaurant. Quant à ouvrir le sien, ça c’est une autre démarche…” On irait donc au resto comme au spectacle, pour s’imaginer ce qui peut se passer de l’autre coté, dans les coulisses…
L’image de la nourriture à l’écran
En France, l’obésité ne cesse de croître. C’est ce que démontrait, en novembre dernier, la 5e édition de l’enquête Obépi-Roche sur la prévalence de l’obésité et du surpoids dans l’Hexagone. En douze ans, le pourcentage de personnes obèses est passé de 8,5 à 14,5% chez les adultes. Le Dr Jean-Marc Benhaiem pratique l’hypnose médicale pour soigner les troubles alimentaires, notamment. Au Centre Hypnosis, à Paris, il accueille des enfants, des adolescents et des adultes. Son regard de thérapeute confère un tout autre goût à ces émissions culinaires. “On joue beaucoup sur les plaisirs et en particulier le visuel et le gustatif. Un peu comme si l’on donnait aux papilles gustatives un rôle prépondérant. Cette sensibilité à l’esthétique rappelle celle d’émissions sur le bricolage qui se sont développées parallèlement. On rénove sa maison, on y fait la cuisine, on se replie sur le foyer. Et la nourriture est investie. Dans nos traitements, il s’agit de faire l’inverse. On dépassionne la nourriture, on retrouve une espèce de distance, voire d’indifférence. Ce genre d’émissions peut renforcer l’idée que manger, c’est important. Comme on se remplit le cerveau d’images, on est conduit à se mettre à table, pour se remplir. Un patient qui se remet à faire la cuisine, à y reprendre goût, c’est bon signe. En revanche, s’il achète des plats tout prêts, des biscuits et se laisse remplir par les produits de l’industrie, plutôt que de chercher à se nourrir plus sainement, c’est un signe péjoratif.”
Giada de Laurentiis (Food Network) et les tomates pelées lors d’une séance photo pour le magazine « Esquire »… Est-on encore dans la cuisine?
Actuellement, la télévision aime à traiter la cuisine sur le mode spectaculaire, en s’appuyant sur les ressorts de la télé-réalité plutôt que ceux de la nutrition et de la convivialité. Bernard Boutboul, qui observe également les pratiques internationales, montre Ainsley Harriott comme l’exemple à suivre, sur la BBC. Avec un sens de l’humour prononcé et beaucoup de simplicité, il ouvre son frigo – aussi vide que le nôtre ! – et se lance dans un vrai repas auquel il invite ses amis. Et les téléspectateurs y pendraient goût. Jean-Pierre Coffe, qui anime sa chronique gastronomique chez Michel Drucker, vient de publier “Recevoir vos amis à petit prix, 200 recettes + des vins à moins de 5€” chez Plon. Il milite toujours en faveur d’une approche plus pédagogique de la cuisine. A plusieurs reprises, il dit avoir tenté de convaincre les directeurs de chaîne dans ce sens. En vain. “Pour un couple dont les deux partenaires vivent au Smic et qui sont parents de deux enfants, il reste au total 8€34 par jour pour manger, conclut l’animateur. Dans ce cas, on ne peut plus se contenter d’acheter des pizzas et on a tout intérêt à sortir ses casseroles. Alors, la crise peut être extrêmement utile pour faire évoluer les mentalités et se mettre vraiment à cuisiner.”
Jean-Pierre Coffe plaide pour une approche plus saine de la cuisine, où il est d’abord question de mettre la main à la pâte.