Chez les Juifs orthodoxes, on ne prend pas la Pâque par-­dessus la jambe ! Reportage en cuisine sur l’organisation de Pessah par un jeune couple de Loubavitch bruxellois. Derrière des dehors passéistes, Nehama et Avi, très cultivés, sont parfaitement ancrés dans leur temps et champions de l’hospitalité.

14_28_15_232951244_DSC_0145.jpgEn cuisine, tout le monde participe. En effet, il faudra plusieurs heures pour préparer 
les plats qui seront servis à la trentaine d’invités d’Avi et Nehama pour le deuxième 
Seder, le samedi soir.

Publié dans La Libre Belgique du 18/04/2015
Reportage: Laura Centrella
Photos Jean-Christophe Guillaume 

Préparatifs en cuisine

C’est la course ! En tenue décontractée et fou­lard calé sur la tête, Nehama s’agite dans tous les sens. Les sacs de provisions traînent un peu partout dans la cuisine et dans la salle à manger : des dizai­nes d’œufs, des kilos de poivrons et d’aubergines… Nous sommes le jeudi 2 avril, il est environ 14h et l’activité est à son comble dans un immeuble spa­cieux de la capitale, à quelques pas du square Am­biorix (Etterbeek). Nehama, son mari Avi et leurs enfants Meir, Mendy, Léa et Chaya, ainsi que les pa­rents d’Avi, Esther et Shelo, venus d’Argentine pour l’occasion, s’affairent depuis hier soir dans les pré­paratifs de Pessah, la Pâque juive, qui dure huit jours.

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Même en cuisine, Nehama ne décroche pas de son portable :  “Comment je conjugue religion et modernité ? La religion est mon équilibre.  Quand vient shabbat, plus de stress, je peux enfin déconnecter mon portable !”

 
Pessah est la fête la plus difficile à organiser car il faut nettoyer sa maison de fond en comble pour ôter toute trace de “levain” (hamets) – durant Pes­sah, on ne peut consommer de céréales fermentées. Il a donc fallu que Nehama “cashérise” la cuisine en recouvrant tous les plans de travail de manière her­métique avec du vinyle, et installe un four et une vaisselle qui ne serviront qu’une seule fois dans l’année !

Aujourd’hui, Nehama prépare le repas du deuxième Seder, une cérémonie­-repas qui aura lieu le samedi soir. Pour ce faire, tout le monde a été ré­quisitionné : Avi a fait des courses titanesques, Es­ther et la nounou aident en cuisine et même Léa, 6 ans, et Chaya, 2 ans, mettent la main à la pâte.

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La belle-mère de Nehama, Esther, lui donne un coup de main!

Pessah + shabbat…

Mais il ne s’agit pas d’une Pessah comme les autres ! Nous sommes dans une famille Loubavitch. Nehama, dynamique jeune femme de 32 ans, Parisienne d’origine séfarade, respecte de manière stricte les préceptes religieux et, en bonne Loubavitch, n’utilise aucun aliment transformé. Même si elle avoue deux faiblesses : les céréales du matin pour les enfants et le café instantané !

Nehama prévient : ce Seder chez elle, “ce ne sera pas de la gastronomie, c’est l’usine !” Pas de plats vraiment traditionnels, à l’exception du kugel (un pâté de pommes de terre typiquement ashkénaze), pour une question d’argent mais aussi parce que tout doit être prêt avant le début du shabbat. Car, his­toire de compliquer les choses, Pessah débute cette année un vendredi soir ! Au menu, du saumon avec une sauce aux poivrons, du poulet rôti et du baba ganoush, un ragoût de bœuf avec des légumes et des fruits en dessert.

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Nehama prépare aussi le harosset, un des éléments indispensables du plateau du Seder, en suivant une recette qui lui vient de sa grand-­mère Preciada Bada, en mixant dattes, pommes, poires et noix. Pour casser celles­-ci, Nehama utilise un système D ultra­-efficace : la pince multiprise !
C’est donc rock and roll en cuisine, entre Léa qui s’égratigne le doigt en coupant les pommes et la petite Chaya, qui joue les stars devant le photographe, avant de monter sur une chaise pour activer le mixer.

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Nehama gère tout et dans toutes les langues : en français, en anglais, en hébreu et même en espa­gnol ! Selon Avi, son Argentin de mari, il n’y a pas cuisinière plus efficace qu’elle ! “J’aime cuisiner et mon mari s’occupe en général du shopping et des en­fants, précise la jeune femme. Mais la femme ne doit pas forcément cuisiner. Tu peux aussi tout acheter chez le traiteur si ça t’amuse !”

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La chasse au hamets

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La nuit tombée, à 21h15, c’est le moment de chasser le hamets. Si, pour beaucoup de Juifs, cette pratique est devenue désuète, c’est un incontournable dans la famille. Un moment pri­vilégié entre Avi et les enfants, tandis que Nehama, épuisée par cette dure journée, peut enfin décom­presser en pianotant sur son iPhone dernier cri. “Nehama va cacher dix morceaux de pain emballés dans du papier aluminium avec les enfants, explique Avi avec un fort accent espagnol. A Pessah, on ne con­somme que du pain azyme, en symbole d’humilité — les Hébreux qui ont fui l’Egypte n’avaient pas eu le temps de faire lever leur pain. En apprenant à être humble, on acquiert la liberté. Le hamets symbolise quant à lui l’orgueil et l’égoïsme. Dans la religion juive, il est interdit de lire la Torah de manière littérale de­ puis 2000 ans. On apprend aux enfants cette symboli­que, on leur transmet l’importance de la liberté, de l’humilité et l’amour de Jérusalem.

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Avi, qui est aussi rabbin, fait une première bénédiction avant de débuter la chasse au hamets : “Béni sois-tu Eternel notre Dieu, roi de l’univers, qui nous a sanctifiés par ses commandements et nous a ordonné de détruire le hamets.”

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Avi se fait aider par Léa pour ramasser le hamets à l’aide d’une cuillère en bois et  d’une plume, à la lueur d’une bougie, comme les Loubavitch le font depuis 250 ans.

Cette chasse au hamets, ressemble vaguement à notre tradition des œufs de Pâques. Sauf que c’est le papa qui cherche et que tout se passe lumières éteintes à la lueur poétique des bougies.
Déjà en py­jamas, Mendy, 8 ans, cache une boule de pain en dessous du buffet, tandis que Meir, 10 ans, le plus âgé et le plus rusé, en dissimule une sous les cous­sins du canapé. A l’aide d’une cuillère en bois et d’une plume, dont il se sert comme d’une balayette, Avi récolte consciencieusement le hamets, qu’il en­ ferme dans un sachet avec la plume et la cuillère en bois.

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On brûle le hamets

Le tout sera brûlé le lendemain matin à la sy­nagogue. Quand tout est terminé, Avi récite : “Que tout hamets, levain ou matière levée qui se trouvent en ma possession, que je n’ai pas vus ou que je n’ai pas dé­truits, dont je n’ai pas connaissance, soient considérés comme inexistants et sans valeur, comme la poussière de la Terre.”

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Lorsqu’il brûle le hamets, Avi récite un “Yehi Ratson”. Il en appelle à la bienveillance divine pour que le mal et toutes les mauvaises actions soient éliminés et que tous puissent vivre ensemble en paix.

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“Nous avons une vision universelle du monde. Les gens sont les bienvenus pour connaître nos traditions.

Si on connaît l’autre, c’est la meilleure façon de combattre l’intolérance et la peur. J’ai des amis musulmans. Affirmer son identité ne signifie pas exclure l’autre à tout prix.

On peut chacun avoir son identité et vivre ensemble.”

Avi

Premier seder de Pessah

Vendredi en fin d’après­-midi, il est temps de se préparer pour le premier Seder, organisé par Avi et Nehama à l’European Jewish Community Centre. Le couple s’est mis sur son 31 : tenue traditionnelle avec caftan noir pour Monsieur, perruque très natu­relle, robe moulante et hauts talons pour Madame. Ils transmettront le rituel de Pessah à une cinquan­taine de personnes, Juifs religieux ou laïcs et quel­ques goys (dont un Congolais et un Bouddhiste).

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Après la séance de prières à la synagogue, il est déjà presque 21h quand on découvre la table fes­tive, sur laquelle se trouvent deux bouteilles de ca­bernet sauvignon casher du Latium, plusieurs sch­mura matsot (pain azyme fabriqué à la main) et le traditionnel plateau de Seder contenant les ali­ments symboles de l’esclavage des Hébreux. Sur chaque assiette, est aussi déposée une “Haggadah”, en anglais ou en français, qui retrace l’Exode des Juifs hors d’Egypte tout en énumérant les diverses étapes à respecter durant le Seder. On en compte pas moins de dix avant de pouvoir commencer à manger. Autant dire que tous les convives sont bien contents de croquer dans le pain azyme ! Mais tout le monde se prête volontiers au jeu car la convivia­lité est au rendez­-vous.

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Sur le plateau du Seder : le zroa (cou de poulet rôti en souvenir du sacrifice de l’agneau pascal), le betsa (oeuf dur symbolisant la destruction du Temple de Jérusalem), le maror (herbes amères ou raifort pour rappeler l’amertume de la vie en Egypte), le harosset (mélange de pommes, de poires et de noix, pour rappeler le mortier utilisé par les Hébreux pour construire les pyramides), le karpas (un oignon ou une pomme de terre rappelant un maigre repas d’esclave) et l’hazèrèt (salade romaine utilisée pour le Koreh, association de matsa et de maror). Avant que le repas ne commence, on ingur- gite les symboles de l’esclavage des Hébreux en Egypte.

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Nehama et Léa procèdent au rituel du lavage des mains

Nehama amuse l’assemblée lorsqu’elle parle de la signification de Pessah, symbole de liberté, en avouant son asservissement à son téléphone porta­ble ou lorsqu’elle raconte cette blague mettant en scène un Juif et un Russe qui s’invitent chez des Juifs un soir de Pessah. Le second, tellement impa­tient, s’est enfui après avoir goûté au maror (rai­fort), en pensant qu’il n’aurait jamais de vrai dîner… Chacun se retrouve dans cette parabole ! Si l’on veut respecter scrupuleusement toutes les règles, entre dégustations, récits, prières et chants, le rituel dure en effet des heures…

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Une des premières étapes du Seder : on trempe le karpas dans l’eau salée,
en souvenir des larmes versées par les Hébreux.
 

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La matsa est bénie et on la casse en morceaux. L’un de ceux-ci, l’afikomane, est caché sous la nappe. En fin de repas, on le partage entre les convives et on le mange en s’accoudant, en signe de liberté (durant l’Antiquité, les hommes libres mangeaient étendus sur des banquettes). 

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Durant l’énumération des fléaux d’Egypte, on trempe son doigt dans le vin, que l’on
secoue au-dessus du plateau du Seder.

L’année prochaine à Jerusalem !

Mais Avi et Nehama sa­vent que leurs convives ont faim… Ils orchestrent donc une lecture rapide et vivante du texte millé­naire en impliquant chacun et en suivant toutes les étapes : kiddouch (bénédiction du vin), lavage des mains, les quatre coupes de vin… Ouf, on peut enfin manger ! 

Après le repas, l’assistance reprend en chœur le célèbre “Dayénou”, pour remercier Dieu d’avoir fait sortir les Juifs d’Egypte. Et on procède à la tradition de l’afikomane. Enfin, après une ultime bénédiction, on s’exclame : “L’an prochain à Jérusalem !”

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Pessah selon Nehama 

Professeur de judaïsme, Nehama explique la signification de la Pâque juive : “Pessah est un moment d’introspection. Mizraim, “Egypte” en hébreu, signifie aussi “limites”. A Pessah, on se défait de ses limites, des choses qui nous rendent dépendants, de nos addictions, de nos peurs. Chaque jour de son existence, on doit sortir de son Egypte et réclamer sa liberté. Mais la liberté, ce n’est pas l’absence de contraintes, c’est la reconnexion à son âme, à son identité. Je suis les commandements divins pour être une meilleure personne. Je ne fais donc pas Pessah pour me rapprocher de mes traditions, du gefilte fish ou des boulettes matzot, mais pour me rapprocher des autres.

Le mouvement Habad-Loubavitch

A Bruxelles, on compte seulement une petite dizaine de familles Loubavitch, contrairement à Anvers, deuxième centre hassidique européen après Londres. Né en Biélorussie il y a 250 ans, le mouvement Habad-Loubavitch a essaimé dans le monde entier avant de s’établir à Brooklyn durant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une branche du hassidisme. Soit des Juifs orthodoxes haredim (“craignant-Dieu” en hébreu) qui obéissent à un mode de vie très strict respectant la “Halakha” (loi juive) et la Torah. Mais contrairement à d’autres courants orthodoxes, les Loubavitch ne sont pas isolationnistes et ne rejettent pas la modernité. Autre particularité, ils sont prosélytes envers les Juifs non-pratiquants. 

Dans la cuisine de Nehama, trône le portait du charismatique Menachem Mendel Schneersohn, septième et dernier rabbi de la dynastie Loubavitch, mort en 1994, qui a développé des pro- grammes sociaux et éducatifs et des institutions au service des communautés juives dispersées à travers le monde. A Bruxelles, Avi et Nehama sont à la tête d’un de ces centres, l’“European Jewish Community Centre”, qui promeut aussi la culture juive auprès des institutions européennes. Ils organisent également des débats interreligieux pour favoriser le dialogue.