Dans un monde hyper connecté, la vie est dure pour les guides gastronomiques traditionnels, de plus en plus concurrencés par les réseaux sociaux. Comment se positionnent-ils par rapport à de nouveaux venus comme Yelp ou Trip Advisor? Comment réagissent les critiques gastronomiques traditionnels?
Photo Alexis Haulot
Où est-ce qu’on mange ce soir?
Yelp, Foursquare, TripAdvisor, Facebook Places… On ne compte plus les outils de recherche en ligne pour trouver des bons plans restos, utilisés de plus en plus massivement depuis l’explosion des smartphones. A tel point qu’il est devenu primordial pour les restaurateurs d’être présents sur ces sites. Car le client lambda a besoin s’exprimer, de partager ses impressions avec ses amis virtuels ou avec la toile entière.
Aujourd’hui en effet, ces sites sont devenus de véritables réseaux sociaux, où les internautes peuvent échanger, faire partie d’une véritable communauté. Et plus seulement de façon virtuelle puisque les Yelpeurs, par exemple, peuvent participer à des événements bien réels deux fois par mois. Ce jeudi, Yelp Bruxelles fêtait ainsi ses trois ans au Beursschouwburg.
Mais Facebook va encore plus loin dans l’interactivité, avec des suggestions personnalisées en fonction de ses goûts, de ses centres intérêts mais aussi des avis postés par ses « amis ». Tandis qu’il sera prochainement possible de payer un resto directement via l’application Facebook.
Papier vs numérique
C’est la victoire du bouche-à-oreille 2.0 ! Mais que deviennent les critiques gastronomiques et les bons vieux guides papier dans tout ça? Michelin et Gault&Millau ont, eux aussi, lancé leurs applications mobiles, avec géolocalisation, filtrage des résultats et, pour le guide rouge, photos et avis d’utilisateurs. Mais ces applications manquent encore d’interactivité en comparaison de celle de Yelp par exemple, pensée d’abord pour le mobile et beaucoup plus « user friendly ». « La grande force de Yelp est d’avoir su capter l’avénement du mobile. Ceux qui n’ont pas pris cette option vont prendre du retard car de plus en plus de gens font des réservations depuis leur téléphone. C’est la tendance du moment et Yelp est bien placé sur ce marché », explique Christoph Nagel, community manager chez Yelp Bruxelles depuis sa création en octobre 2011.
Directeur du Gault&Millau Belux, Philippe Limbourg n’est pas inquiet par la perte de vitesse des guides gastronomiques. « En 2003, au lancement du guide Gault&Millau Belgique, on vendait 4500 exemplaires. Aujourd’hui, tous guides confondus, on vend plus de 100000 exemplaires par an. Après, certains autres guides, qui sont plus des annuaires, sont clairement plus menacés que nous par Yelp et compagnie. Parce qu’ils placent sur le même pied la pizzéria du coin et le « Comme chez soi » si le resto a payé (une publicité, NdlR). »
Bons plans ou grandes tables?
Pour Chrisoph Nagel, Yelp est plus ancré dans la modernité que les vénérables guides. « Le Michelin critique beaucoup de tables qui ne sont pas à la portée de tous. Yelp est à l’image de la société: la grande majorité des Bruxellois cherchent des bons plans. C’est pour cela que sur Yelp, les petits restos sont plus critiqués que les grandes tables. Yelp parle à tout le monde, à mon cousin de 18 ans comme à mon père. »
Philippe Limbourg est conscient de l’impact des réseaux sociaux, mais relativise leur utilité. « Hormis un site comme Booking, qui ne permet de laisser un commentaire que si on a vraiment logé dans l’hôtel en question, c’est n’importe quoi. On voit apparaître des sociétés qui commercialisent de faux commentaires pour les restaurateurs. Aujourd’hui, ça ne concerne peut-être qu’un avis sur dix mais si demain, c’est un avis sur cinq, les gens vont s’en apercevoir. Ce n’est pas le cas du Gault & Millau ou du Michelin. On n’est pas menacés mais il faut s’adapter. »
Ces dernières années, les critiques n’ont en effet pas manqué de pleuvoir à propos des faux avis sur TripAdvisor, Yelp… « Yelp n’a jamais été condamné en justice, malgré les différentes affaires, se défend Christoph Nagel. Nous donnons plus de crédit à des personnes inscrites depuis plus longtemps (les Elites), à celles qui amènent du contenu. Nos algorithmes permettent aussi aux avis « recommandés » par d’autres utilisateurs d’avoir une incidence sur la cotation finale. Les avis non recommandés sont présents mais ne participent pas à cette cotation. »
Tout le monde s’improvise critique
Aujourd’hui, en dégainant son smartphone au restaurant pour prendre une photo de son plat et l’envoyer sur un réseau social, tout le monde devient critique gastronomique. « C’est vrai. il suffit de parler avec les restaurateurs, explique Monsieur Gault&Millau Belgique. Les gens ont vu deux épisodes de « Top Chef » et ils s’improvisent critiques gastronomiques! Mais les commentaires sont souvent affligeants. M. et Mme Tout-le-monde ne peuvent faire que du M. et Mme Tout-le-monde; ils ne pourront pas devenir une référence… » Pas question pour autant pour Philippe Limbourg de tirer à boulets rouges sur les blogs et les réseaux sociaux. « Le Gault&Millau n’a pas l’exclusivité de la crédibilité. Les blogueurs ont un point de vue différent de celui des guides. Une complémentarité intéressante s’est installée entre les deux. »
La différence entre les blogueurs, qui se rêveraient professionnels, et les assidus qui laissent leurs appréciations sur Yelp, Trip Advisor ou Zagat, est cependant de taille, même si ce sont parfois les mêmes… Les premiers se font souvent inviter et relaient une forme de communication (et non d’information), là où les seconds payent leur addition et rendent compte de leur repas avec une forme d’objectivité. « Pour autant que l’on puisse être sûr qu’ils ont bien visité le resto dont ils parlent, tempère Philippe Limbourg, qui affirme que les 25 inspecteurs du guide Gault&Millau sont anonymes et paient leurs notes. « Cela permet de se mettre à la place de M. et Mme Tout-le-monde. »
Christoph Nagel est sur la même longueur d’ondes… « Je dois être le meilleur des Yelpeurs de ma communauté, un Yelpeur bruxellois modèle. C’est pour ça que je paye mes notes. Les blogueurs fonctionnent sur invitation et perdent toute objectivité, pour finir par tous écrire la même chose. J’ai envie de penser que les gens sur Yelp partagent leur avis en bon père de famille mais sans être dans un monde de Bisounours. »
Mais M. et Mme Tout-le-monde sont-ils capables d’être vraiment critiques, de poster un avis argumenté et de qualité sur un restaurant? « On pense souvent que les gens s’inscrivent sur Yelp pour pousser un coup de gueule mais la majorité des avis sont de 3-3,5/5, voire plus. Sur Yelp, il y a très peu de commentaires d’une ou deux lignes. On essaye d’encourager les gens à aller dans le détail. La qualité des avis est centrale. Nous envoyons des compliments et nous essayons d’avoir un maximum de Yelpeurs actifs pour maintenir un standard de qualité », explique le community manager bruxellois.
Un avenir pour les guides traditionnels
Si Philippe Limbourg et Christoph Nagel s’accordent tous deux sur le fait qu’il y a encore de l’avenir pour les guides gastronomiques traditionnels, il est certain que ces derniers devront s’adapter pour survivre. En s’ouvrant, d’une façon ou d’une autre, aux avis des utilisateurs (ce que Michelin fait déjà via sa plateforme Michelin Restaurants), en étant beaucoup plus présents sur le mobile mais aussi en s’adressant à un plus grand nombre avec plus de petites adresses.
Le guide Michelin New-York, par exemple, propose déjà depuis plusieurs années de nombreuses tables à moins de 25 dollars, qui ont droit à une critique en bonne est due forme. Ce qui semble en tout cas acquis, c’est que, à terme, les guides papier, c’est no future! En France, le tirage du guide rouge est ainsi passé de 500000 exemplaires il y a 15 ans à 100000 exemplaires…
Quand les critiques se mettent en ligne
Les grands critiques gastronomiques français ont, eux aussi, bien compris la révolution de la gastronomie 2.0. Tous se sont mis à bloguer sur le Web: François Simon (« Le Figaro »), Périco Légasse (« Marianne »), François-Régis Gaudry (« L’Express », France Inter) mais aussi Gilles Pudlowski.
Cela fait 35 ans que ce dernier est dans le métier. Il a bossé pour de grands médias, du « Quotidien de Paris » à « Paris-Match » en passant par « Les dernières nouvelles d’Alsace » et, bien sûr, « Le Point », dont il a été la fine fourchette pendant 28 ans, jusqu’à son éviction il y a un an. « Je ne crois pas avoir perdu de la notoriété en quittant « Le Point ». Je crois que cela a plutôt enlevé de la notoriété au « Point », commente perfidement Pudlowski, joint au téléphone dans le métro parisien.
Son point de vue est intéressant car il est non seulement l’un des critiques français les plus connus et éditeur des fameux guides « Pudlo » (Paris, Alsace, Lorraine…) mais aussi un blogueur acharné, très à l’aise dans la transition numérique. « Depuis 5 ans ans que je tiens mon blog, tout a changé. On réagit beaucoup plus rapidement, on poste directement sur Facebook, Instagram, Twitter. C’est beaucoup plus rapide. Mais il faut accepter la démocratie: tout le monde a désormais le droit de s’exprimer. »
Le blog avant le papier
Aujourd’hui, le bouillonnant Pudlowski est devenu son propre média. S’il continue à écrire pour les « DNA » ou le magazine « Saveurs », c’est d’abord son blog qui compte. « On a 300000 visiteurs uniques par mois! Cela fonctionne si vous êtes sérieux. Il faut bien faire les choses. Aujourd’hui, les jeunes, surtout, me connaissent uniquement par le blog. Et celui-ci correspond bien à mon tempérament. »
Grâce à quelques deals (notamment avec les Pages jaunes), le blog Pudlowski.com permet désormais à son auteur de vivre. Il ne cache d’ailleurs pas accepter de se faire inviter par les restos qu’il chronique. « C’est que du plaisir, du bonheur. Aujourd’hui, je suis invité dans le monde entier mais je continue à pousser mes coups de gueule. Si c’est de la merde, c’est de la merde! Les « assiettes cassées », je fais ça depuis 25 ans dans le guide « Pudlo ». Mais tout le monde m’invite quand même parce qu’ils veulent qu’on parle d’eux. J’ai été chez Bocuse récemment et j’ai dit que la quenelle n’était pas bonne, caoutchouteuse. Il faut juste être un peu courageux. La critique, ce n’est pas de la publicité, c’est aussi rendre service aux gens. Moi, je dis ce que je veux. ».
- Rens.: www.gillespudlowski.com.