A 80 ans, Michel Guérard est toujours bon pied, bon œil, à la tête avec sa femme des “Prés d’Eugénie” à Eugénie-les-Bains, petite ville thermale créée par Napoléon III. Où l’on se presse non seulement pour les cures mais aussi pour toucher à l’histoire, celle de la Nouvelle Cuisine. Avec une poignée d’autres jeunes chefs plein de fougue mis sur un piédestal par deux dénicheurs de talents, Henri Gault et Christian Millau, Guérard a en effet contribué à bouleverser les codes de la cuisine au début des années 70. Rencontre avec un sage un brin poète, qui transcende les modes avec sa cuisine désormais classique.

Les prés d'Eugénie, Michel Guérard, Trois Etoiles, Michelin, Nouvelle Cuisine, La grande cuisine étoiléeA 80 ans, Michel Guérard est toujours en pleine forme.
Véritable publicité vivante pour sa “cuisine santé”…

Photo Tim Clinch

Etiez-vous conscient à l’époque d’inventer la Nouvelle cuisine, de rompre avec l’ancienne cuisine?

Tout à fait. Pour ceux qui travaillaient dans les grandes brigades à l’époque, c’était un peu le ras-le-bol. On arrivait le matin et le chef disait au poissonnier : “Le plat du jour, c’est un filet de sole Joinville.” Il disait autre chose à la rôtisserie. Etc. Tout était bloqué dans un système, celui d’Escoffier. On était quelques-uns à être agacés par cet état de fait qui nous était imposé. On se voyait, on partageait nos réflexions et puis, chacun dans son coin, on a commencé à faire des plats qui n’étaient pas totalement traditionnels. C’est comme ça qu’est né ce qu’on a appelé la “Nouvelle Cuisine”. Car la nouvelle cuisine, elle existait déjà au XVIIe siècle en France. Voltaire disait : “Je hais cette nouvelle cuisine…” Tout est un éternel recommencement. Escoffier, s’il nous contraignait à toujours faire la même chose, avait néanmoins codifié la cuisine d’une manière intéressante. Dans la préface d’un de ses livres, en 1901 ou 1902, il écrivait : “Alors que tout se transforme et se modifie, il serait illusoire de vouloir fixer les destinées d’un art qui par tant de côtés, relève de la mode et, comme elle, est instable.” Tout est dit.

La Nouvelle Cuisine a-t-elle été une évolution lente ou une vraie rupture?

Ça a été une fracture ! Je me souviens avoir lancé une salade que j’avais appelée “gourmande” : une salade de haricots verts, pointes d’asperges, truffe et foie gras. A l’époque, mettre du foie gras avec du vinaigre, c’était un crime de lèse-majesté ! Or, j’avais réfléchi à ça car le foie gras en copeaux venait en assaisonnement, permettant de réduire la quantité d’huile. Il y avait une logique. La Nouvelle Cuisine a été fortement critiquée, notamment sur les quantités. Car, lorsqu’il y a une mode, il y a plagiat. Et ceux qui plagient ne sont pas toujours à la hauteur… De même que la cuisine de Ferran Adrià a été critiquée… Mais je pense qu’il est sain, utile que des hommes fassent preuve de fantaisie ou d’insolence. C’est la seule manière de progresser.

Quels souvenirs gardez-vous de vos débuts?

J’avais appelé mon restaurant près de Paris le “Pot-au-feu” car mes parents étaient bouchers et tous les samedis, on mangeait du pot-au-feu. C’était un clin d’œil affectif. Je suis resté un certain temps à Paris, où on s’est beaucoup amusés. On était une bande de copains; c’était un peu le Bateau-Lavoir; on aimait bien faire la fête. Puis j’ai eu la chance de faire d’autres choses. La chanteuse Régine m’a demandé de l’aider à monter le “Regi’Skaïa” à Paris, puis à New York. On avait une vie drôlement sympa. On n’avait pas la grosse tête, on s’amusait.

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Vous avez été l’un des premiers à travailler pour l’industrie agroalimentaire…

Ma cuisine minceur à Eugénie m’a valu la visite d’un monsieur qui faisait partie du Club des 100. Il est venu me voir avec mon livre «La grande cuisine minceur» sous le bras en me disant qu’il était le président de Nestlé international. Il m’a proposé de venir travailler avec eux… Je l’ai rejoint dans une usine près de Beauvais, où l’on fabriquait les surgelés Findus, qui appartenaient à l’époque à Nestlé. Là, j’ai rencontré des cuisiniers, des pâtissiers, des ingénieurs, des nutritionnistes, des sociologues. Et je me suis dit: j’y vais. Je serais complètement fou de ne pas faire une chose qui va forcément m’enrichir. Ma mission était d’apporter un peu de poésie aux plats. Je suis rentré comme ça dans l’agroalimentaire industriel. On a fait par exemple des sauces béarnaises où on utilisait les produits qu’a popularisé plus tard Ferran Adrià. Moi, je connaissais déjà tout ça…

Depuis plus de 40 ans, vous avez vu la cuisine beaucoup changer. Quel regard portez-vous sur cette évolution?

La cuisine a fait un bond prodigieux. Je me souviens à l’époque où nous allions à New York ou à Sydney avec Paul Bocuse et quelques autres. C’était impossible de trouver de l’estragon, les huîtres étaient lavées sous un robinet d’eau javellisée. C’était totalement fou. On était à des années lumières de ce que nous faisions en France mais les choses ont été vite rattrapées. Chaque pays s’est pris au jeu et c’est une bonne chose. Mais je pense qu’une grande partie des cuisiniers qui sont aujourd’hui des vedettes dans le monde ont pour la plupart été formés en France…

Dans ce contexte, que pensez-vous de l’inscription de la cuisine française au patrimoine de l’Unesco?

C’est le repas des Français qui a été inscrit au patrimoine de l’Unesco, pas la grande cuisine française. Soit le repas gastronomique de la communion, du mariage… Une tradition scellée dans la vie des Français.

Comment voyez-vous l’évolution des modes: gastronomie moléculaire, cuisine scandinave…?

Est-ce qu’on est plus ou moins influencé? Je ne sais pas mais en tout cas, moi, je continue de faire ce que j’aime manger. Mais je salue tout ceux qui vont plus loin. On parlait de Ferran Adrià. Je le trouve assez génial. Je ne partage pas ce qu’on a pu dire de méchant sur lui. Cuisine moléculaire est un pléonasme. La cuisine est forcément moléculaire puisque c’est une suite de conséquences de phénomènes physico-chimiques. On a appelé ça « moléculaire » car un jour un journaliste a trouvé ça intéressant d’appeler ça comme ça…

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Le “Homard ivre des pêcheurs de Lune en carpaccio”, une des dernières grandes créations de Michel Guérard en 2007 : le homard est tué en étant plongé dans l’eau-de-vie d’armagnac, qui parfumera sa chair.
Photo Tim Clinch


Comment pourrait-on résumer le style Guérard?

Je fais la cuisine comme l’oiseau chante, en toute liberté. J’ai fait un jour un carpaccio de homard, que l’on tuait en le plongeant dans l’eau bouillante. Je me suis dit qu’on n’était pas Chrétiens quand même, qu’on pouvait les faire mourir autrement. L’idée m’est venue de tuer le homard en le trempant dans de l’eau-de-vie d’armagnac, qui en imbiberait la chair. Je me suis rendu compte, après, qu’il s’agissait d’une réminiscence d’un souvenir d’un repas en Chine en 1978, où on avait mangé un crabe préparé un peu comme ça…

 Venant de la région parisienne, comment avez-vous apprivoisé le terroir landais?

Tous les terroirs sont intéressants sauf qu’ils s’appauvrissent. Dans les Landes par exemple, nous avions l’habitude de consommer beaucoup de petits oiseaux, des ortolans…. Il n’y en a plus. On réinvente alors.

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Photo Xavier Boymond

 

Contrairement à d’autres chefs, vous ne vous êtes pas exporté à l’étranger. Vous êtes resté ancré dans ce terroir.

J’ai quand même travaillé pour Régine à New York. J’ai ouvert un truc dans les années 80 chez Bloomingdale puis j’ai vendu des chocolats aux Etats-Unis, avec l’ancien directeur des chocolats Godiva. Mais j’ai tout abandonné car nous sommes un groupe familial, dont ma femme est la présidente. Nous avons 20 stations thermales (Chaîne thermale du Soleil) en France, 2 000 collaborateurs…

Vous êtes à la tête d’un complexe hôtelier de luxe. Vous considérez-vous encore comme un chef aujourd’hui?

Je n’épluche pas les carottes mais je continue à m’amuser. Là, on est en train de finir la nouvelle carte de la “Ferme aux grives”, notre autre restaurant qui fête ses 20 ans (cf. ci-dessous). Ce matin, on travaillait sur le restaurant de ma belle-sœur, installée dans les Pyrénées orientales. J’adore encore créer, comme ce bœuf cuit sous des feuilles dans la cheminée. J’ai toujours aimé cuisiner au feu de bois dans la cheminée…

les prés d'eugénie,michel guérard,trois etoiles,michelin,nouvelle cuisine,la grande cuisine étoiléeLa ferme aux grives. Photo Tim Clinch

 

Y aura-t-il quelqu’un pour reprendre les rennes du restaurant de Michel Guérard?

On a deux filles qu’on a eu très tard; j’avais 50 ans. Elles ont fait d’autres études, elles ont travaillé ailleurs puis sont venues nous rejoindre. Elles ne sont pas cuisinières même si elles font très bien la cuisine, elles goûtent très bien.

Avez-vous toujours besoin de médiatisation, comme participer à «Top Chef» il y a quelques semaines par exemple?

Je ne sais pas, je ne me rends pas compte. On est en province, donc  on travaille beaucoup sur la province au niveau médiatique pour maintenir une clientèle de fond. Pour le reste, on a 35% d’étrangers, qui viennent dans un Relais & château. Que faire pour qu’ils viennent chez nous? Ce qu’on sait, c’est qu’aujourd’hui, la middle class est très atteinte: il y a des pauvres et des riches. On est donc obligé d’aller vers les très riches. Ils sont Russes ou Américains. Si je passe à la télévision française, cela n’a aucun impact sur eux…

Mais vous avez un menu à 120 avec les vins, accessible pour un trois étoiles en France…

Oui c’est pour la région. Je pense qu’on doit rester abordable pour avoir un fond de la clientèle qui a l’accent… Car ce n’est pas drôle sinon pour ceux qui viennent de loin, pour le folklore… Je vais lancer un menu que je vais appeler «Terroir sublime» dans ces prix-là. Il sera plein d’esprit, drôle. On n’est pas obligé de faire des pièces montées tous les jours! Il y a 20 ans, quand on a ouvert «La ferme aux grives», c’était pour deux raisons. D’abord pour me faire plaisir. Quand j’ai monté mon resto à Paris, je rêvais d’un décor comme celui-là: une grande cheminée, des broches, des cochons, des volailles… Et puis pour essayer de capter une clientèle locale avec des prix abordables et permettre aux gens qui séjournent ici en cure de pouvoir rigoler, de ne pas toujours manger trois étoiles. Dans un Resort comme le nôtre, il faut pouvoir proposer plusieurs offres.

 

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Le Resort: Les Prés d’Eugénie

Installé au cœur du petit village d’Eugénie-les-Bains, le complexe “Les Prés d’Eugénie”, créé au fil des ans par Michel Guérard et son épouse, à la tête de la Chaîne thermale du soleil, se compose de deux restaurants (dont « La grande cuisine étoilée », trois étoiles Michelin depuis 1977) mais aussi de plusieurs hôtels, de thermes et d’un spa. Le tout dans un univers champêtre synonyme de luxe.

L’auberge: La Ferme aux grives

Niché dans l’enceinte des Prés d’Eugénie, l’auberge de Michel Guérard se fait plus accessible (menu à 48€) : cochon de lait à la cheminée et jambons accrochés aux lustres. Gourmand et terroir !

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Envie de lecture?

Les prés d'Eugénie, Michel Guérard, Trois Etoiles, Michelin, Nouvelle Cuisine, La grande cuisine étoiléeEn 2009, Robert Laffont rééditait quelques-uns des ouvrages de sa célèbre collection «Les recettes originales de», publiée de 1976 à 1992, et qui a accompagné l’essor de la Nouvelle Cuisine. Le premier volume était «La grande cuisine minceur» de Michel Guérard, suivi de «La cuisine gourmande» et «Minceur exquise», publié en 1989 avec le Belge Alain Coumont, créateur par la suite du «Pain et le vin» avant de lancer le «Pain quotidien». La collection a également offert au grand public les «Recettes originales» des frères Troisgros, Alain Chapel, Alain Senderens, Roger Verge, Freddy Girardet, Jacques Maximin, Joël Robuchon mais aussi «notre» Pierre Wynants ou le jeune Pierre Gagnaire, alors toujours à Saint-Etienne.

  • Publié par Michel Guérard chez Robert Laffont (410 pp./528 pp., env. 16€).