Un bandana, deux bandanas, trois bandanas… J’ai compté les bandanas et non, ce n’était pas pour trouver le sommeil…

Il y a quelques mois, je reçois un coup de fil d’Alexandra Swenden*. Elle a un merveilleux projet: monter, le 16 février, un grand dîner de charité à Bruxelles avec la cheffe sud-africaine d’origine hollandaise Margot Janse (ex-« Tasting Room, Le Quartier Français » à Franschhoek). Un repas dont les profits seront entièrement reversés à Isabelo, Feeding Hungry Minds, la fondation créée par la cheffe dix ans plus tôt au profit des écoliers d’un township sud-africain.

Je me réjouis doublement. D’abord parce que j’ai déjà eu l’occasion, en août 2017, de rencontrer cette cheffe charismatique à la joie communicative, lors de l’événement Gelinaz! en Haute-Autriche, mais aussi parce que Bruxelles va accueillir un événement gastronomique d’ampleur. Ce n’est pas tous les jours en effet que la ville reçoit vingt-cinq chefs issus de quatre continents différents!

Je m’engage donc auprès d’Alexandra à lancer la première salve de communication pour la bonne cause. Une interview de Margot Janse et un article plus tard, mon contrat est rempli. Sauf qu’un peu plus tard… 

Reportage photos @Blueclic.com/Lobet

Des chefs à faire pâlir de jalousie le guide Rouge

Alexandra bataille ferme pour tout organiser. Il faut d’abord créer un line-up de chefs de haut-vol – Margot Janse a évidemment fait appel à ses amis chefs, mais certains sont en vacances, quand d’autres lancent un resto à l’autre bout du monde. Il faut ensuite gérer les égos de certains et leurs exigences et enfin acheminer jusqu’à Bruxelles des quantités impressionnantes de produits sud-africains. Des amis, des chefs, des journalistes… lui ont fait parvenir les valises de ce drôle de trafic. Je me demande d’ailleurs toujours ce qu’a fabriqué Alain Passard avec ses quatre kilos de buchu… Une herbe médicinale utilisée depuis des siècles par les indigènes Khoisan comme élixir de jeunesse. Allez savoir, la réponse est peut-être là…

Le barman Yen Pham, du Yi Chan à Bruxelles

Un jour, Alexandra me demande de l’aider à trouver un barman pour la soirée. Sans hésiter, je contacte aussitôt le jeune mixologue parfait pour la situation: Yen Pham, du  bar-resto Yi Chan à Bruxelles. En guise d’apéro – à côté de bulles sud-africaines -, il préparera son « Siempre », cocktail créé pour le concours Bacardi Legacy, en y ajoutant un peu de thé honeybush pour, lui aussi, se mettre aux saveurs sud-africaines. Tandis qu’à l’after-party des chefs, il proposera trois cocktails.

Et pour ceux qui n’aiment pas les cocktails, j’enrichis l’offre picole de quelques bières bruxelloises, avec l’aimable participation de la Brasserie de la Senne, de la Nanobrasserie de l’Ermitage, d’En Stoemelings et du Brussels Beer Project. La fête s’annonce joyeuse! Mais gourmande aussi, puisqu’Alexandra a convoqué Richard Schaffer, jeune chef sud-africain qui, depuis deux ans, régale – avec sa compagne Mathilde – le tout Bruxelles au 203 à Saint-Gilles. Au menu, entre autre, un ragoût de biltong!

Karen Torosyan, Margot Janse et Pascal Barbot.

Trois restaurants et 25 chefs

Mais avant de faire la bringue, il faut encore passer l’épreuve du fameux dîner, qui se déroule dans trois grands restaurants de la capitale: le Bon Bon** de Christophe Hardiquest, Le Chalet de la Forêt** de Pascal Devalkeneer et le Bozar Restaurant* de Karen Torosyan. En tout, plus de de 200 places sont à vendre au tarif élevé, mais justifié, de 320€…

Quelle organisation ces dîners! Les restaurants bruxellois ont accepté, non seulement de partager leur cuisine, leur équipe, mais aussi de commander les ingrédients nécessaires à chaque chef, voire même de préparer, pour eux, certaines sauces. Et, bien sûr, difficile de communiquer parfaitement dans des langues différentes avec des chefs aux exigences variées et aussi éloignés les uns des autres. « Peux-tu me préparer une infusion… d’eau? », s’interroge par exemple l’un des hôtes, face à la demande peu claire de l’assistante de l’un des ses invités…

May Chow du Little Bao à Hong Kong, à droite sur la photo. Rigolant avec Pascal Barbot.

J’aurais tellement aimé découvrir la cuisine de Manu Buffara, cheffe de la nouvelle garde brésilienne qui soutient activement sa communauté de Curitiba, en développant notamment des écoles pour les plus pauvres. J’aurais aussi été ravie de déguster un plat de Virgilio Martinez, chef péruvien talentueux et modeste, qui transforme tous les ingrédients qu’il touche en délice. Ou encore de goûter au plat de fromage complètement dingo – un tofu fermenté servi avec du baiju, une liqueur de sorgho chinoise – de la Hong-Kongaise May Chow…. Mais, ce soir, je suis assignée au Bozar Restaurant. Et je ne regrette pas l’invitation de Karen Torosyan. D’autant que c’est quand même un peu moi qui l’ai embarqué dans cette aventure. Je me dois donc d’être là pour apporter ma modeste contribution à cette journée. Et puis le Bozar, ce sont des cuisines de rêves, une équipe drôle et chaleureuse et évidemment un chef, dont on admire autant qu’on jalouse le talent.

Préparatifs et repassage…

J’arrive à 14h au Bozar. La chose est inhabituelle pour un journaliste culinaire ou un critique gastronomique, qui, pour seul effort, a plutôt l’habitude de lever le couteau et la fourchette. En arrivant tôt, je me dis que je vais pourvoir échanger avec ces grands chefs, dont on goûte les plats mais que l’on voit si peu en action. Je pourrai peut-être percer le secret d’une cuisson, d’une sauce – est-ce la journaliste ou la cuisinière qui parle? Pourtant, rien de tout cela. Je passe les cinq heures qui nous séparent du dîner à repasser une centaine de bandanas Isabelo, à distribuer des bracelets VIP pour l’after-party, des tabliers, à préparer des petits bols contenant des ingrédients sud-africains ou à griffonner au tableau l’ordre de service et le plan de salle…

A peine le temps de me changer que, déjà, les premiers clients arrivent. Les autres journalistes, Ivan Brincat, Chihiro Masui, Willem Asaert, sont également là maintenant. Et eux aussi donnent le coup de main à l’équipe de salle (ce soir là épaulée aussi par l’école hôtelière provinciale de Namur) pour accueillir les convives de ce dîner, en distribuant sourires et bandanas.

Cocktails, bulles, mises en bouche. Tout roule! Karen Torosyan prend le micro et accueille les convives, en expliquant s’être engagé dans cette aventure pour être « cette goutte d’eau qui fini par créer un océan de générosité ». Et le chef de saluer en Margot Janse « un modèle ». J’ai l’impression, moi aussi, d’être l’une de ces gouttes d’eau…

Fière de mon tableau avec des petits coeurs!

Une entrée « Lucky Star »

Dans les trois restaurants, l’entrée est la même. Avec Grégory Caci et Carina Garrett, son second et sa sous-cheffe de l’époque du Tasting Room, Margot Janse a préparé l’un de ses plats signature: le « Lucky Star » (du nom d’une marque iconique en Afrique du Sud de conserves de poissons, qui fournissent une source de protéines essentielle aux plus pauvres). Dans la boîte vide, un pain de maïs moelleux, à tartiner avec un beurre au lait caramélisé et, sur l’assiette, deux sardines marinées au vinaigre garnies de chakalaka, une sorte de ratatouille sud-africaine, et quelques haricots bombara. Un plat à la fois simple, délicieux et généreux, avec une belle histoire.

Heinz Reitbauer et sa rose au baobab

Heinz Reitbauer présente sa salade-fleur et vinaigrette acidulée au baobab.

Il faut ensuite remiser sa timidité au placard! Les journalistes se répartissent les tables pour présenter aux convives les huit ingrédients indigènes d’Afrique australe choisis par Margot. Quelques semaines auparavant, la cheffe a personnellement envoyé un échantillon à chaque chef, pour qu’il découvre le produit et puisse créer sa recette. Autant dire que ce n’est pas une mince affaire que de parler d’ingrédients que l’on connaît à peine ou que l’on goûte parfois pour la première fois… Entre chaque plat, il faut donc réviser ses fiches!

Le premier ingrédient est le baobab. En Afrique du Sud, on consomme les feuilles fraîches comme des épinards, tandis que sa pulpe est dissoute dans du lait ou de l’eau pour réaliser une boisson ou pour provoquer une fermentation. Ici, on dispose du produit sous la forme d’une poudre acidulée. Et c’est, selon moi, l’un des ingrédients les plus difficiles à utiliser! Evidemment, l’Autrichien Heinz Reitbauer (Steirereck**, Vienne) s’en est sorti haut la main. Quel plat! Une salade légèrement amère, présentée comme une fleur, dans laquelle le chef viennois a glissé du coeur de cerf, du kaki et une vinaigrette acidulée à base de baobab. Magnifique et divinement bon.

Isabelle Arpin et le sel sacré des Tsongas

C’est maintenant au tour du sel Baleni. Considéré comme sacré par les Tsongas, il est récolté selon une méthode vieille de plus de 2000 ans, en filtrant le sel incrusté dans le sable à travers de l’argile et des feuilles. Souhaitant absolument goûter ce sel rare sans les artifices d’un plat, les convives plongent avidement leur doigt dans le bol!

C’est Isabelle Arpin, qui vient d’ouvrir son nouveau restaurant avenue Louise, qui était chargée de travailler ce sel sacré. Elle sort de son chapeau un jaune d’oeuf cuit au sel Baleni avec du foie gras et du topinambour. Un accord savoureux!

Le plat d’Isabelle Arpin: jaune d’oeuf cuit au sel Baleni, foie gras et topinambour.

Un plat « couillu » de Christophe Pelé

Cette fois, ça y est, les convives sont habitués aux visites des journalistes. Ils plaisantent, réclament même notre passage : « Nous attendions vos explications avant de commencer le plat! » Ca fait chaud au coeur! Un sentiment inédit… Et ils s’empressent de goûter au thé honeybush, aux saveurs de fruits rouges. Un thé qui stimule l’appétit et, dit-on, garantit une bonne santé.

Christophe Pelé du Clarence à Paris (au centre), à côté de David Martin, de La Paix à Bruxelles (à gauche).

Avec cet ingrédient, Christophe Pelé, du Clarence** à Paris, épate avec un plat « couillu ». Un risotto de riz japonais au thé honeybush, servi avec une huître pochée et une terrine d’oreilles de cochon. Quelques jours plus tard, je ne suis pas étonnée, il reçoit le prix de la créativité au World Restaurant Awards

La beauté d’un ravioli à l’asiatique

Sang-Hoon Degeimbre, de L’Air du Temps** à Liernu, utilise, lui, une coquille Saint-Jacques pour en faire un élégant ravioli, qu’il farcit de salsifis et sert dans un bouillon intense, réalisé avec des figues acides sud-africaines. Un plat original, léger et malin.

Le plat très aérien de Sang Hoon Degeimbre: saint-jaques farcie aux salsifis dans un bouillon de figues acidulées.

Un canard comme on n’en mange plus!

J’avoue, c’est le plat suivant que j’attends vraiment: le canard de Pascal Barbot. Dans l’après-midi, j’avais aperçu le chef parisien de L’Astrance** rôtir ses canards entiers dans plusieurs poêles, avec l’aide de David Martin (La Paix**, Bruxelles), avant de les passer au four. Qu’est-ce que cela faisait envie! Tellement marre de la cuisson sous-vide à basse température… Et quelle claque ce plat! Un volatil parfaitement cuit, accompagné d’une tranche d’ananas délicieusement caramélisée avec du buchu, une herbe médicinale à la saveur mentholée, et servi avec des petits piments brésiliens (biquinho) à la saveur si particulière. `

Et pour Karen, une croûte évidemment!

En m’affairant en cuisine l’après-midi, j’avais aussi aperçu le plat de Karen Torosyan (ci-dessous): une croûte évidemment! Le chef du Bozar Restaurant avait hérité du samp, une sorte de maïs séché et grossièrement haché utilisé en Afrique du Sud pour préparer une sorte de risotto. Mon petit doigt m’avait dit qu’il n’avait pas du tout aimé le produit… Difficile en effet de cuisiner avec un ingrédient à mille lieues de la cuisine que l’on pratique. Mais Karen a eu la bonne idée de cuire le maïs longuement, de l’associer au curry et à l’estragon et de revisiter le koulibiac de saumon. Je regrette une seule chose: ne pas savoir comment il réalise cette formidable croûte aux céréales!

Karen Torosyan et sa croûte au saumon tout spécialement créée pour l’occasion.

Fromage à l’américaine

Pas facile de se coltiner le plat de fromage, surtout lorsqu’il faut le cuisiner! C’est Emma Bengtsson, la cheffe new-yorkaise d’origine suédoise du Aquavit**, qui s’y colle. Et elle s’en sort plutôt bien. Avec le sorghum – une céréale très consommée en Asie et en Afrique -, elle a réalisé un pop-corn, qu’elle utilise pour faire croustiller du chèvre frais. Tandis qu’elle associe au fromage une glace au caramel au beurre salé. Une association sucré-salée très américaine, réconfortante et plutôt jouissive.

Emma Bengtsson et son plat de fromage sucré-salé.

 

De la passion jusqu’à la fin

Ah, celui-là, je dois aussi le remercier! David Martin est non seulement un grand chef, mais un organisateur et un businessman hors pair. Un chef arrive en retard? Il a la solution. Récolter plus d’argent pour l’association en vendant des tabliers signés par les chefs, c’est sa bonne idée. Lui, c’est la délicieuse noix de marula qu’il doit travailler. Et pour clôturer le repas en beauté, il a imaginé un dessert très rafraîchissant, un sorbet aux fruits de la passion recouvert d’un soufflé et de noix de marula.

David Martin joue les Salt Bae en version sweet…

Mais on n’est pas au bout de nos surprises puisqu’en collaboration avec Margot Janse, le pâtissier Diego Cervantes (de la Pâtisserie Micielo à Bordeaux) sert encore un dernier dessert à base de buchu et de cassis. 

De beaux souvenirs

Que me reste-t’il de ce dîner? Oh, bien sûr, les délicieux plats créés par les chefs et la découverte d’étonnants vins sud-africains sélectionnés par Udo Goëbel, de chez Wine Matters aux Pays-Bas. Mais finalement bien plus que cela. Des liens d’amitiés noués avec certains journalistes ou chefs lors des dîners, les deux soirs précédents, chez Friture René et à l’iconique brasserie Cantillon (Ah! Le fameux « Zenne pot » servi pour l’occasion par Dirk Miny des Brigittines). Mais surtout l’impression d’avoir fait partie, le temps d’une journée, d’une équipe, la merveilleuse brigade du Bozar Restaurant.

Arnaud De Schepper, maître de salle du Bozar Restaurant.

Merci à Arnaud De Schepper (maître de salle), à Julien Parra (sommelier) et bien sûr au chef Karen Torosyan de m’avoir ouvert les portes de leur restaurant. D’avoir pu vivre ce qu’ils vivent tous les jours, l’adrénaline d’avant service, ce dévouement tout entier aux clients, la fatigue, mais aussi le sentiment du travail bien fait. Grâce à eux, j’ai vu l’autre côté du miroir.

Julien Parra, le nouveau sommelier du Bozar Restaurant.

Enfin, j’ai rencontré deux sacrés bonnes femmes: Alexandra Swenden et Margot Janse, qui ont organisé ces trois dîners exceptionnels. Qui resteront longtemps dans les mémoires de ceux qui, de près ou de loin, y ont participé.

C’est quand qu’on recommence?

Margot Janse et Alexandra Swenden.

Alexandra Swenden est une agitatrice culinaire, productrice de films et de documentaires, intéressée par des sujets divers, comme la place de la femme dans notre société ou l’art. Elle a longtemps été la metteuse en scène de Gelinaz!, groupement international de chef, qu’elle a codirigé avec le journaliste et critique gastronomique italien Andrea Petrini.

POUR FAIRE UN DON A ISABELO: https://isabelocharity.wixsite.com/website/donate

Un line-up de folie dans les trois restaurants:

Christophe Hardiquest (Bon Bon**) recevait:

Maksut Askar (Neolokal, Istanbul)
Manu Buffara (Manu, Curitiba, Brésil)
– Williem Hiele (Willem Hiele, Coxyde)
– Chiho Kanzaki (Virtus*, Paris)
 Alain Passard (L’Arpège***, Paris)
Ana Ros (Hisa Franko, Kobarid, Slovénie).

Pascal Devalkeneer (Le Chalet de La Forêt**) accueillait:

Joris Bijdendijk (Rijks*, Amsterdam)
– May Chow (Little Bao, Hong Kong)
– Mauro Colagreco (Mirazur***, Menton)
 Rodolfo Guzman (Borago, Santiago, Chili)
– JP McMahon (Aniar*, Galway, Irlande), Virgilio Martinez (Central, Lima, Pérou)
– Pia Leon (Kjolle, Lima, Pérou)
Vilhjalmur Sigurdarson (Souvenir, Gand).

Karen Torosyan (Bozar Restaurant*) ouvrait ses portes à:

Isabelle Arpin (Isabelle Arpin, Bruxelles)
Pascal Barbot (L’Astrance**, Paris)
Emma Bengtsson (Aquavit**, New York)
Sang Hoon Degeimbre (L’Air du Temps**, Liernu)
David Martin (La Paix**, Bruxelles)
Christophe Pelé (Le Clarence**, Paris)
Heinz Reitbauer (Steirereck**, Vienne).