A Paris, le trois-étoiles Alain Passard a, selon sa jolie formule, fait du légume un « grand cru ». Mais bien loin de la froideur impersonnelle qui plombe souvent les assiettes des cuisiniers-fleuristes actuels, à l’“Arpège”, légumes riment toujours avec gourmandise! De quoi en faire une des plus belles tables du monde. Et l’une des plus influentes.

> Rencontre avec Alain Passard…

Un chef en avance sur son temps

Elu fin mai meilleur chef européen au classement “OAD”, Alain Passard est, à 59 ans, l’un des chefs les plus influents de la planète gastronomique. A l’inverse de nombre de ses collègues français, le trois étoiles parisien ne possède pourtant pas de restaurants un peu partout dans le monde, se concentrant uniquement sur son travail à “L’Arpège”. Et si sa “cuisine légumière”, comme il l’appelle, est désormais parfaitement en phase avec son temps, quand il s’y est lancé corps et âme il y a 15 ans, le chef nageait complètement à contre-courant de la vague moléculaire de l’époque…

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Fin sushi de betterave. ® Dos Santos Lemone

Tout a été dit, tout a été écrit sur Alain Passard, “la référence sur le végétal”, selon le Suisse Daniel Humm, triplement étoilé au “Eleven Madison Park” à New York. Difficile en effet de dénicher les mots justes pour caractériser l’œuvre du maestro, comme lui est parvenu à trouver le bon geste en cuisine, jusqu’à “réussir à gommer le trait, effacer la main”, comme il le répète à l’envi. Cette maturité, cette sobriété, cette justesse, acquises au fil du temps, font aujourd’hui de son “Arpège”, ouvert il y a 30 ans cette année, l’une des plus belles tables du monde.

Sans fioritures

Niché à l’angle des rues de Bourgogne et de Varenne, dans le 7e arrondissement, en face du musée Rodin et à deux pas de l’Assemblée nationale, l’ancien “Archestrate” d’Alain Senderens (parti au “Lucas Carton”) est repris en 1986 par Alain Passard. Qui le renomme l’“Arpège”, en hommage à la musique, la seconde passion du chef, saxophoniste à ses heures. Quand il ne collabore pas avec Guillaume Galienne pour « Paris des chefs »…

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Mosaïque céladon “belle saison”, un collage d’Alain Passard.

La façade de l’“Arpège” est d’une discrétion rare, tout comme le décor intérieur, d’inspiration art déco. Un habillage en poirier coule le long des murs, rythmés par quelques figures de Bacchanales en cristal Lalique. Ci et là, on retrouve aussi les superbes collages du chef-artiste, transformés en vitraux. Enfin, en bonne place, le portrait de Louise, la grand-mère d’Alain Passard, nous fait pénétrer dans son intimité.

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A l’image de l’assiette, la salle de l' »Arpège » est d’une grande sobriété. ® S.Delpech 

On l’imagine très jeune, en Bretagne, faire ses gammes sous l’œil protecteur de Louise, cuisinière hors pair qui l’a aussi initié aux délices du potager. Aujourd’hui, c’est à son tour de transmettre cette passion… Il est en effet l’instigateur, en 2002, du mouvement des cuisiniers-jardiniers, dans lequel nombre de chefs se sont engouffrés à sa suite. De David Kinch (“Manresa”** près de San Francisco) à Sang-hoon Degeimbre (“L’air du temps”** à Liernu), en passant par David Martin (“ La Paix”* à Bruxelles).

 

“Tu peux envoyer la mélisse”

“Bourrache. Serpolet. Mélisse…” Chez Monsieur Passard, les ordres du maître d’hôtel ont des airs bucoliques. C’est qu’ici, les clients ne sont pas traités comme des numéros; les tables, décorées ce jour-là de mini-choux-fleurs du potager, répondent aux doux noms de plantes et d’aromates. On s’attable donc à la “capucine”. Le décor est planté, la symphonie peut commencer…

D’abord avec le balai des serveurs qui, comme dans toutes les grandes maisons, réussissent à jongler entre un service professionnel et enjoué. Ensuite avec la ronde des vins, de beaux flacons de petits vignerons français, où l’on privilégie le blanc sec, qui flatte mieux les légumes. Enfin avec la succession des plats du chef, d’une simplicité inattendue.

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Les tables de l' »Arpège » sont décorées de légumes du jardin. ® S.Delpech

La cuisine d’Alain Passard n’est en effet ni écrasante, ni maniérée; elle se fait discrète, entièrement dévouée au produit. Nul besoin de vaisselle recherchée, de présentations alambiquées ou d’une multitude d’éléments dans l’assiette pour toucher au sublime.

 

Du jardin à l’assiette

Livrés tous les matins en provenance des trois potagers du chef, les légumes de saison donnent ici le ton. A midi, “le déjeuner des jardiniers” (145 €) leur est même entièrement consacré. On est d’abord déconcerté de voir arriver un mesclun. Une simple salade? Oui! Mais il suffit d’y goûter pour être conquis par sa fraîcheur. Et renversé par la précision de l’assaisonnement: un filet de pralin aux noisettes, quelques touches d’huile à la coriandre et quelques flocons de parmesan.

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Même sentiment avec ce gaspacho de fèves, où la livèche, subtilement dosée, apporte une incroyable profondeur et où la glace à la moutarde confère à la fois crémeux et acidité.

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Passard s’est fait une spécialité des accords renversants dictés par la loi des saisons. Ainsi, une fricassée de jeunes navets rencontre quelques fraises venues à maturité au même moment au jardin, des oignons rouges et de l’estragon, pour un résultat haut en couleurs épatant.

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Tandis que le chef se fait orfèvre du goût lorsqu’à son piano, il compose un crémeux de livèche, à la texture soyeuse et à la puissance maîtrisée, dont le vert pâle s’égaye de poutargue orangée, délicieusement lovée sur des Belles de Fontenay.

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De la gourmandise du légume

Son talent de maître-rôtisseur – il sert d’ailleurs toujours une grandiose queue de lotte cuite entière au grill ou une sublime poularde au foin, tandis qu’il nous régalait cet hiver d’un menu gibier! –, Alain Passard l’a définitivement mis au service des légumes, jamais traités à l’“Arpège” avec froideur. Ce n’est pas l’effet Instagram qui est visé ici mais bien la saveur ! Comme dans ce couscous savoureux, où de jeunes légumes fondants jouent avec quelques grains de semoule, une merguez végétale et une écume à l’eau de rose.

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Nombre de chefs se réclamant de Passard ont parfois un peu perdu de vue ces notions d’essentialité et de gourmandise qui rendent intemporelle sa “cuisine des légumes”. Une assiette d’Alain Passard est en effet le plus bel hommage qu’un chef puisse rendre à la nature.

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> Rencontre avec Alain Passard…

Bio-express

  • 1956  : naissance à La Guerche-de-Bretagne, en Ille-et-Vilaine.
  • 1970 : débute à 14 ans à “L’Hôtellerie du Lion d’or” à Liffré, sous la direction de Michel Kéréver.
  • 1976-1977: travaille à “La chaumière de Reims” sous les ordres de Gérard Boyer.
  • 1980-1984: chef au “Duc d’Enghien” au casino d’Enghien, où il devient, à 26 ans, le plus jeune chef doublement étoilé au Michelin.
  • 1984-1986: travaille au Carlton à Bruxelles, où il décroche deux macarons.
  • 1986: ouverture de l’“Arpège” à Paris.
  • 1996: décroche sa troisième étoile.
  • 2001: décide de consacrer sa cuisine aux légumes.
  • 2002: achète son premier potager dans la Sarthe. Suivront un 2e dans l’Eure en 2005 et un 3e dans la Manche en 2008.
  • 2011: Global Gastronomy Award à Stockholm.
  • 2016: meilleur chef européen à l’OAD et prix de la carrière au World’s 50 Best.

 

Les fils spirituels

En cuisine, Alain Passard est surnommé “papa” par sa brigade. Et le chef a fait pas mal d’émules, formés au “Carlton” à Bruxelles ou à l’“Arpège” à Paris. Tous savent ce qu’ils lui doivent et continuent, à leur manière, de propager sa philosophie, l’élégance du “style Passard”.

A Paris, on pense évidemment à toute cette nouvelle génération qui bouscule la capitale française depuis plusieurs années: Bertrand Grébaut au Septime, Sven Chartier au Saturne, Guillaume Iskander au Garance ou encore David Toutain, tous les quatre étoilés. Sans même parler de Pascal Barbot, triplement étoilé à L’astrance, de la nouvelle coqueluche Mauro Colagreco, deux macarons au Mirazur à Menton et premier chef français dans le World’s 50 Best, ou encore du géant suédois Magnus Nilsson, deux étoiles au Fäviken.

En Belgique, David Martin, qui a désormais lui aussi son potager, suit également les traces de son maître à La Paix à Anderlecht. Tandis qu’Alain Gascoin, de L’idiot du village, est, lui, passé par les cuisines de Passard au “Carlton” de Bruxelles dans les années 80.

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Si les légumes occupent le devant de la scène à l' »Arpège », Passard travaille aussi le poisson (ici un magnifique homard bleu breton) et la volaille. ® J.C Amiel.