Il y a quelques jours, au lendemain de l’attribution par le guide Michelin de son deuxième macaron et de son titre de chef de l’année au GaultMillau 2019, c’est avec un large sourire que David Martin accueillait ses clients à La Paix, à Anderlecht. Et de nous tendre malicieusement un menu sur lequel il venait fièrement de griffonner deux étoiles rouges… Qui aurait pu imaginer, il y a 125 ans — La Paix fête son anniversaire cette année —, que cette institution pour viandards, située en face des abattoirs d’Anderlecht, deviendrait un jour l’un restaurants gastronomiques les plus en vue du pays? Il aura fallu que le Français David Martin passe par là… 

L’héritage d’Alain Passard

S’il fallait ne citer qu’un seul chef marquant dans la carrière de Martin (cf. ci-dessous), ce serait évidemment Alain Passard. Quand le Gascon débarque à L’Arpège en 1992, Passard, à l’époque doublement étoilé, est considéré comme le plus grand rôtisseur de France. « Passard, c’est l’école des cuissons. Il ne cuisait rien au four. Il utilisait un sautoir pour cuire un canard de 800g, pour éviter de le sur-cuire. C’était une cuisson simple mais intelligente. Je suis un enfant de Passard. C’est celui qui m’a le plus marqué car c’est un vrai créateur. Il a associé du lièvre, de la betterave avec un beurre blanc au hareng fumé. C’était de la science-fiction mais qui fonctionnait! Il a inspiré des centaines de milliers de cuisiniers. Quand je l’ai quitté, je n’arrivais pas à faire autre chose… », se souvient Martin.

Crispée, tendue, la queue du homard bleu de Bretagne, est servie « bleu » et au moment chez David Martin. Photo Bernard Demoulin

« On va chez Passard pour apprendre à réfléchir, à interpréter ce qu’on a à l’intérieur », explique le chef. S’il pratique aujourd’hui une cuisine personnelle, David Martin a retenu la leçon. Avec son « homard bleu cuit bleu » par exemple. Un grand plat entièrement construit sur le homard bleu de Bretagne, dont chaque partie est travaillée séparément. La queue est juste pochée à basse température dans une huile d’olive, tout comme la pince. Lorsque le chef sort celle-ci sa carapace, elle est presque crue… « C’est pour qu’elle garde sa minéralité, commente Martin. C’est une aberration de cuire le homard en entier! » Avec une partie de la carapace, le chef prépare un beurre meunière, tandis qu’avec la tête et le reste des chairs, il réalise une sorte de béarnaise de homard sans oeufs.

Homard bleu de Bretagne « cuit bleu ». Condiment d’olives noires, pistache et anchois de Cantabrique. Photo Bernard Demoulin

Dans sa cuisine — où il mène sa brigade à coups de « Monsieur » et où chaque demande s’achève par un « s’il vous plaît » —, le chef pratique désormais ce qu’il appelle une cuisine « sous tension ». Chaque plat est préparé sur le moment, ce qui change tout. « Sentez comme la chair est tendue, s’enflamme le chef en désignant son crustacé. C’est un plat qui doit être sous tension, sinon c’est foutu! C’est bon parce que c’est nerveux » Dans l’assiette, le résultat est bluffant, comme l’impression de manger du homard au homard!

Redéfinir les classiques 

Le Bruxellois Jean-Pierre Bruneau a aussi beaucoup influencé la cuisine de David Martin. « J’ai eu la chance de travailler chez des chefs qui n’étaient pas des machines, qui réfléchissaient. Jean-Pierre Bruneau faisait des plats pour lesquels on crierait au génie si on les mettait à la carte aujourd’hui! Ses Saint-Jacques farcies au pied de porc avec une mousse de langoustine par exemple. Et il y a 30 ans, il faisait déjà des lacto-fermentations! » 

Mousse de jambon et hure d’oreilles de cochon. Photo Bernard Demoulin

Mais si le chef aime les classiques il a une vision bien a lui du classicisme. « Pourquoi les bouchers ne proposent-ils pas des joues de boeuf pour réaliser des carbonnades? Pourquoi cuit-on le homard entier à l’eau bouillante? On doit redéfinir les classiques. La cuisine, c’est le seul métier qui s’est arrêté de penser. Hormis les techniques développées par Ferran Adrià au El Bulli. Je ne les ai pas adoptées, mais elles ont eu le mérite de donner un coup de pied au cul aux cuisiniers! »

Martin réinvente ainsi la hure de porc, en y ajoutant des bulots pour la texture et en la servant avec un céleri-rave cuit en croûte de sel et une sauce à la truffe noire. Une merveille!

Hure de porc et bulots, céleri-rave en croûte de sel, sauce à la truffe et échalotes vinaigrées. Photo LCQM

Mais il y a aussi ce plat de boeuf à la cuillère, fondant à souhait, dont il a remplacé la demi-glace classique par une réduction de légumes rôtis, pour l’alléger tout en lui conservant sa gourmandise. La viande est ensuite mouillée au vinaigre de Kriek pour amener de la fraîcheur. « Escoffier est une source inépuisable d’inspiration mais, lorsque visite Bruxelles, on n’utilise pas un plan datant de 1900, il faut un plan actuel pour circuler dans la ville! », plaisante Martin.

Boeuf à la cuillère, confit au vinaigre de kriek, carottes des sables, pommes de terre et moutarde. Photo Bernard Demoulin

 

Pureté et concentration japonaise

Il y a cinq ans, David Martin découvrait le Japon. Une expérience qui, elle aussi a marqué un tournant dans sa cuisine et qu’il a mis quelques années à digérer. « Quand je suis rentré du Japon, je faisais des poissons au miso et les clients ne comprenaient pas. Il fallait que je trouve l’équilibre, que j’arrive à faire une cuisine cohérente et qui me parle. J’aime les ingrédients japonais, les techniques nippones, leur épure aussi. Aujourd’hui, je vais à l’essentiel, il n’y a pas plus de quatre ingrédients dans mes assiettes. Mais ce qui m’a surtout marqué c’est la concentration du goût. » 

Coquillages crus et cuits, dashi de Saint-Jacques, daikon, granité pomme-coriandre et gingembre. Photo LCQM

Lors d’un premier voyage au Japon, David Martin s’étonnait ainsi de l’incroyable intensité d’un dashi réalisé dans un deux étoiles de Kyoto. « C’était incroyable! Il n’y a avait pourtant que trois ingrédients: de l’eau, de l’algue kombu et du katsuobushi (bonite séchée). C’est là que j’ai compris la complexité d’un dashi. On ne fera jamais aussi bien que les Japonais mais on peut essayer d’écrire une nouvelle grammaire culinaire inspirée du Japon. » Chose dite, chose faite, avec ce plat de coquillages (clams, vernis, palourdes et coques) servis crus et cuits, dont le jus de cuisson est mêlé à un bouillon intense réalisé avec des barbes de Saint-Jacques séchées. Un plat sobrement servi avec du daikon cuit longuement et un sorbet pomme, coriandre, gingembre et piment doux. On retrouve aussi ces saveurs puissantes dans cette pulpe de moules bouchots, qui accompagne une exquise tartelette à la crème de pommes de terre et au caviar.

Tartelette Moscovite croustillante, crème de pommes de terre aux algues, caviar, noisette fraîche. Pulpe de moules de bouchot.  Photo Bernard Demoulin

Aujourd’hui, David Martin a fait la synthèse entre son passé de chef gastronomique et ses sept années de brasserie. Et, pas de doute, sa cuisine actuelle est de celles qui font forte impression. Non dénuée de classicisme, elle propose une lecture radicale qui peut parfois troubler, le chef n’hésitant pas à provoquer, en balançant des saveurs d’une incroyable intensité. Car il semble désormais se ficher des modes, de ce qui se passe autour de lui. On le sent libre, plus instinctif que jamais. Il a trouvé sa voie. 

 

Du Lot à Bruxelles, en passant par Londres et Paris

Rien ne prédestinait David Martin à atterrir à Bruxelles… Né d’un père espagnol et d’une mère alsacienne, ce Gascon a grandi à Fumel, dans le Lot. Et c’est à Auch, dans le Gers, qu’il fréquente l’école hôtelière et fait ses premières armes, dans des maisons étoilées.

Puis c’est à la reine d’Angleterre que David Martin fait des manières. Il travaille en effet à Londres pour le High Park Hotel, qui bénéficie d’une entrée privée pour sa Majesté. Il fera ensuite un court passage à La Nouvelle-Orléans, puis à Barcelone, avant d’entrer en 1992 au service d’Alain Passard à L’Arpège. Après deux mois, il devient le second du grand chef parisien à seulement 21 ans.

Photo Bernard Demoulin

Fort de cette expérience, on lui propose de faire l’ouverture de l’Hôtel Méridien à Bruxelles, il accepte. Il n’est là que pour deux ans mais Bruxelles lui plait. Il reste… et devient le second de Jean-Pierre Bruneau. « C’est grâce à lui que j’ai connu ma femme Nathalie! Il y avait une tradition à l’époque. Le mardi matin, jour de marché matinal, on prenait le petit-déjeuner à La Paix. Le restaurant était ouvert dès 3h du matin pour les marchands de bestiaux qui venaient se régaler d’une omelette au lard avec de la bière, du vin ou du Champagne. Nathalie et sa maman devaient décrotter les pieds de chaise à la javel pour que tout soit propre à midi… »

Quand David et Nathalie rachètent La Paix, les clients ne juraient que par la côte de boeuf et les frites. Changer la carte n’a pas été facile… « Je faisais du pied de porc quand tout le monde faisait des bulles (référence à la cuisine moléculaire, Ndlr)! Tous les chefs de Belgique venaient chez nous et nous disaient que c’était formidable. Mais on avait tiré le concept jusqu’au bout. Du blanc-bleu-belge, on était passé à douze sortes de viandes affinées. Quand j’ai mis du poisson à la carte, je n’en vendais pas! Et quand on a opéré le changement définitif, en un mois, on a perdu 60% de nos clients! » Un choix radical que David Martin ne doit pas regretter aujourd’hui…