Elu meilleur chef européen au dernier classement « OAD », Alain Passard est l’un des chefs les plus influents du moment, creusant son sillon, celui de la « cuisine légumière » depuis 15 ans déjà. Rencontre, dans « L’arrière-cuisine de l’Arpège », rue de Bourgogne, avec un chef élégant et séducteur, dont l’oeil pétille quand il s’agit d’aborder avec justesse les grandes questions qui transcendent la gastronomie…

> Un déjeuner à « L’Arpège »…

Que gardez-vous de votre formation à la cuisine française classique?

Je garde tout. Ce sont les premières années d’apprentissage. C’est un peu comme en musique: on apprend le solfège. En cuisine, le solfège, c’est ciseler nos cinq sens. Tu apprends la précision du geste, la main. Tu commences à titiller un peu les saveurs, à tester des harmonies gustatives, à te faire le palais. Tu commences à travailler le côté olfactif, à sentir le fumet d’une sauce. Surtout, tu apprends à regarder une cuisson, un beau poisson, une belle volaille, ce qui se passe dans la casserole. Et tu apprends à écouter: ce qu’on te dit. Et à écouter le chant du feu. Tu apprends à cuire à l’oreille. C’est cela que je garde de mon apprentissage de grande tradition, ce qui est important.

Ces dernières années, on a vu pourtant apparaître beaucoup de chefs autodidactes…

Ça peut le faire aussi. T’as des gars qui n’ont jamais appris le solfège mais ils ont un truc. Mais, malgré tout, je reste persuadé qu’un métier, c’est plus formateur de commencer par le début et non pas par la fin. Les grands chefs qui m’ont appris à faire la cuisine ont commencé à me parler de créativité une petite dizaine d’années après mes débuts. J’ai parlé création quand j’avais 23-24 ans. J’ai voulu me faire un socle, une base solide où j’avais le sentiment d’avoir appris toutes les écoles: l’école du feu, celle de l’assaisonnement et celle des achats. Ensuite, t’as l’école de la sauce, une base en cuisine. Apprendre à cuire et à faire une sauce, ce sont quand même les deux choses les plus importante parce qu’il n’y a rien sans ça. Après, tu en fais ce que tu veux. Tu peux rendre ta sauce créative ou ne pas en mettre. Mais il y a un métier derrière. Il n’y a rien sans le travail: c’est 7-8 heures de fourneaux par jour depuis le début.

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Passard ne renie pas les classiques, comme ici avec un beau millefeuille.  ® Dos Santos Lemone

Quand avez-vous commencé à développer une cuisine plus personnelle?

Les choses viennent naturellement. Quand j’ai commencé à créer mes premiers plats, c’était très fragile. Ce n’est pas simple de trouver sa voie au début. J’étais quand même sous l’influence de trois très grands chefs, Michel Kéréver, Gérard et Gaston Boyer et Alain Senderens. Ils étaient totalement ancrés dans mes sens. J’ai aussi eu la chance fantastique de naître dans une famille très créative, où la main était partout. J’avais un grand-père sculpteur, une grand-mère cuisinière, un père musicien et une mère couturière. J’avais déjà l’atavisme de vouloir me servir de mes mains. Rapidement, je me suis senti assez à l’aise dans cette démarche de conjuguer les saveurs. Autant j’avais une main assez précise, j’avais encore des lacunes gustatives, je n’arrivais pas encore à percevoir tout ce qui se passait dans une assiette ou une casserole. Le côté olfactif est arrivé aussi plus tard en travaillant. On apprend pas chez les autres. On s’inspire, on prend des choses mais on n’apprend que dans son propre atelier. Il n’y a rien sans le travail. C’est une progression. On est toujours en apprentissage, c’est ça qui est merveilleux. Surtout moi avec mon histoire du légume.

En 2001, vous vous détournez de la viande pour vous concentrer sur les légumes. Pourquoi?

Je ne sais pas ce qui s’est passé à ce moment-là dans ma vie de cuisinier. J’ai une passion pour la peinture, les collages; je travaille beaucoup les couleurs. Est-ce que j’ai voulu faire de mon loisir mon métier, en mettant les légumes en avant? Ce qui était sûr, c’est que j’avais terminé le livre sur le tissu animal. J’étais arrivé à la dernière page, j’avais tout lu. J’étais au bout de mon métier de rôtisseur. Je ne savais pas quoi faire d’autre; j’aurais peut-être pu arrêter le métier. Et puis, paf !, le légume est rentré dans ma vie.

A cette époque, les chefs sont en pleine période moléculaire. Vous étiez réellement à contre-courant alors…

Il n’y avait pas de marketing, cela venait de moi. J’ai fait le choix de me remettre en apprentissage avec cette cuisine légumière. Au début, je travaillais avec des maraîchers. Cela a été fantastique car cela a été un nouveau départ. On a tout remis sur le tapis. Les clients, les confrères disaient que j’allais tout perdre, mes étoiles, mes clients… Moi, je traçais. J’étais dans ma cuisine, je travaillais, je cherchais, j’étais heureux.

Vous n’avez jamais été tenté par le moléculaire?

Je ne sais pas ce que c’est. Le problème du moléculaire, c’est que ce n’est pas une cuisine. Où est l’école du feu? Dans le mot cuisine, il y a le mot cuire. Dans le moléculaire, où est la cuisson, la flamme, le rôtisseur? A l’époque, je disais qu’on ne pouvait pas appeler ces gens-là des cuisiniers. Il faut qu’ils se définissent, qu’ils se trouvent un nom. Tous les élèves que j’ai eu, il n’y en a aucun qui touche à ça.

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Asperges à la verticale selon Alain Passard. @LDD

Quel genre de professeur êtes-vous pour les jeunes qui passent par vos cuisines?

Au niveau discipline, ça a bien changé, heureusement d’ailleurs. Mais après, l’exigence que mes chefs avaient envers moi, ils me l’ont donnée. Aujourd’hui, il y a toujours cette exigence, ce désir de voir le beau geste, une jolie main. Maintenant, je l’enseigne différemment…

Il paraît que les jeunes vous appellent « papa » en cuisine… Mais on dit que vous êtes un père indigne, que vous n’allez jamais manger chez eux…

C’est faux. Je suis allé mercredi soir chez « Garance », juste à côté d’ici…

Qu’est-ce que cela vous fait de voir toute cette génération passée par vos cuisines qui cartonne au « Septime », « David Toutain », « Saturne », etc.?

Un client me disait l’autre jour que j’avais eu de la chance d’avoir eu plein de bons élèves. C’est vrai que j’ai eu beaucoup de chance. Ce sont vraiment des mômes qui sont passionnés, bien élevés, qui ont une belle sensibilité. Pour moi, quand ils partent et qu’ils ouvrent leur maison, c’est le plus beau des compliments. Je me dis que j’ai fait mon boulot. Je leur ai appris à faire la cuisine et je leur ai donné envie d’avoir leur maison. Je peux vous dire qu’il y a des endroits où on ne te donne pas envie d’ouvrir ta maison. Moi, je leur ai dit: c’est le plus beau métier du monde, vous allez vous régaler, vous allez prendre du plaisir.

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La poularde au foin, un des classiques de l' »Arpège » depuis les débuts. ® Dos Santos Lemone.

Quelle est la place de la viande à « L’Arpège »?

Je peux encore mettre à la carte du boeuf si je trouve une belle pièce mais on est plutôt très volaille, veau, agneau des prés salés. Mais ce n’est pas notre dominante. On a un menu tout légumes et un autre menu avec un peu de crustacés, poisson et volaille. Mais c’est vrai que notre carte est très légumière.

Au début, vous étiez un précurseur. Aujourd’hui, votre cuisine est parfaitement en phase avec l’époque. Comment l’expliquez-vous?

Au début, c’était trop tôt. En 2001, cela a fait un tollé..

Etes-vous autonome à « L’Arpège » avec vos potagers?

Plus que ça! Aujourd’hui, on frôle les 10 ha sur les trois sites, avec une brigade de 10 jardiniers. En 2016, on va faire 50 tonnes: 30 tonnes pour l' »Arpège » et 20 tonnes de paniers pour les particuliers. Localement mais on livre aussi beaucoup sur Paris. On est livré tous les jours et il n’y a pas de commandes. C’est ça qui est merveilleux même si maintenant, cela fait 15 ans, on sait ce qu’il y a dans un jardin. Une saison des fèves ou des asperges, cela dure quand même un certain temps… On a quand même un beau fond de roulement. D’ailleurs, aujourd’hui, on est presque autonome, on n’achète presque plus de semences. On a plusieurs centaines de variétés.

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Les fèves selon Alain Passard. Le printemps dans l’assiette! Rien à jeter, ni à ajouter.  ® Sophie Rolland.

Pourquoi tous les chefs suivent aujourd’hui votre exemple vers le légume et le potager?

Quand j’ai changé, on a eu tout de suite une très bonne presse mondiale et heureusement d’ailleurs car on avait quand même perdu tous les bouffeurs de côte de boeuf. J’ai fait les journaux, les 20 heures, j’ai tout fait. A l’époque, dans « Le Monde », Jean-Claude Ribaut avait écrit: « Personne n’a suivi Passard dans sa démarche, par contre, toutes les cartes se sont enrichies de deux ou trois plats de légumes… » C’est comme ça. Aujourd’hui, ils viennent un peu tous au jardin. Parce que l’histoire est belle tout simplement. Et puis surtout parce qu’on ne trouve plus rien de propre et de saison.

Après le moléculaire, il y a aussi peut-être eu l’envie de revenir vers quelque chose de plus naturel avec le bio, la cuisine santé…?

La santé, c’est mon combat au quotidien. Si j’ai créé mes jardins, c’est parce qu’on ne trouve plus rien de propre et de saison. Ce qui se passe est redoutable et très préoccupant. Ce sont des centaines d’hectares de serres chauffées qui se construisent en Hollande ou au Maroc. On est inondé de produits hors­-sol, hors saison, aux traitements très appuyés. C’est dramatique. Je ne sais pas comment cela va finir; cela détraque tout un système.

Quand on voit tous ces produits qu’on trouve sur les marchés en hiver, c’est honteux. Cet hiver, j’étais allé me balader sur les marchés parisiens pour voir ce que le consommateur pouvait acheter. En regardant dans les cabas, je me suis aperçu qu’alors qu’il faisait -5°C, il y avait des tomates, des concombres, des fraises, des cerises, des melons… Cela veut dire qu’en plein hiver, le consommateur se désaltère… Au lieu de se réchauffer l’organisme avec une soupe! Parce qu’à cette époque de l’année, la nature a mis dans le sol des racines: panais, céleri-rave, topinambour, rutabaga, salsifis, raifort… Un bon velouté de panais, un gratin de céleri, quelque chose de chaud.

Je ne suis pas médecin mais on voit bien qu’il y a de plus en plus d’intolérance. Il y a 30 ans, on avait de temps en temps une allergie, maintenant c’est tous les jours. Mais quelle histoire peuvent raconter ces marchands de légumes hors-sol? Il n’y a pas d’histoire. La nature n’a jamais écrit qu’il y avait des tomates ou des concombres dans un jardin en hiver et encore moins des aubergines et des courgettes. Il faut retrouver cette notion de saison. Ne cautionnons pas ces légumes hors-sol et hors saison, pour le bien de notre santé. Une tomate, c’est 5 mois entre les semis, mi-février, et le moment où on va la cueillir sur la branche, mi-juillet. En hors-sol, ils font ça en 50 jours, avec des solutions… Je ne connais pas une école hôtelière qui enseigne la saisonnalité, qui est quand même la base.

Moi, je me souviens que ma grand-mère avait un jardin et tout était un rendez-vous. Je me souviens qu’elle me disait: « Viens petit, on va aller au restaurant pour goûter nos premières asperges. » C’était une fête. La fête est finie…

Privilégiez-vous les produits locaux?

Je n’utilise aucun produit venant de l’étranger. Travaillons notre bilan carbone. On a suffisamment de produits en France.

Aujourd’hui, les chefs sont des stars. Est-il nécessaire d’être médiatisé pour faire tourner un trois-étoiles?

Moi, j’ai toujours pensé que j’étais un cuisinier. A 14 ans, j’ai choisi ce métier et je n’ai jamais changé d’avis. J’aime ma maison. J’aime mettre les mains dans la casserole, cuire, assaisonner, créer. Mon image se situe autour de cela. J’ai l’image d’un chef qui est dans sa cuisine, qui a ses jardins, qui respecte la nature, les saisons. Et je fais très attention à ce que je fais. On dit non à beaucoup de choses. Bien sûr qu’on a été approchés pour ouvrir des bistrots et des gastros à Londres, Tokyo et New York, pour faire des pubs ou des émissions de télé. On a toujours dit non car cela ne correspond pas à ce dont j’ai envie pour mon image.

Tous ces prix internationaux, ces classements (OAD, World’s 50 Best), cela compte pour vous?

Oui. Aujourd’hui, tu as tous les guides et ces classements, qui sont très regardés. Les étoiles et les toques sont importantes mais les classements aussi. Ce sont en plus des classements vivants. Une année, tu peux être dans le top 10 et disparaître l’année suivante. Il y a des entrées, des sorties, des petits nouveaux… Dans le World’s 50 Best, j’ai deux de mes élèves: le « Mirazur » et le « Septime »… Et puis un resto, c’est une entreprise. Avec les jardins, on est une bonne quarantaine, il faut que ça tourne. Et on vit dans une période difficile (avec les attentats terroristes, NdlR). L’hiver a été difficile. On a toute une clientèle qui ne vient plus. Les grands palaces sont à 35% de taux de remplissage. Nous, on n’a pratiquement plus de clientèle japonaise. A Bruxelles aussi, c’est catastrophique. Quand tu as des petits cadeaux du ciel qui tombent comme ces classements, tu les prends…

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Oignon cardinal et cœur de laitue aux anchois. Un des collages d’Alain Passard, qu’il expose dans « L’arrière-cuisine de l’Arpège », rue de Bourgogne.

> Un déjeuner à « L’Arpège »…