Durant le confinement, de nombreux chefs belges se sont lancés dans le take away ou le delivery, en créant des concepts à succès qu’ils font aujourd’hui perdurer.
Dans un entretien accordé au New York Times le 27 mars 2020, David Chang, l’influent chef américano-coréen propriétaire de 16 restaurants – dont le Momofuku Ko, deux étoiles à New York – donnait son point de vue sur le delivery et le take away, tout en étant alarmiste sur la survie des restaurants. Pour lui, “la transition vers un modèle à emporter ou à livrer devait se produire dans les 10 à 15 ans, et personne ne l’aurait remarqué, car cela se serait fait graduellement. Mais ce changement est devenu instantané.” Le chef faisait bien entendu référence aux conséquences du Covid-19.

David Chang ©Mamadi Doumbouya pour le New York Times

Le confinement a en effet accéléré le développement de la livraison et des plats à emporter, dont l’offre a déjà explosé ces dernières années avec le boum des plateformes numériques de type Deliveroo et UberEats. Il est loin déjà le temps où la livraison se résumait à une pizza ou à un chinois…

En Belgique, les chefs se sont d’abord divisés en deux camps : les pro et les contre. À raison, certains chefs ont d’abord craint la propagation du virus. D’autres voulaient se lancer, mais leur personnel ne suivait pas. Il y avait aussi cette incertitude au début : aurait-on droit à la prime Covid si on lançait un take away ? Quelques-uns, comme le trois étoiles Peter Goossens, n’avaient pas non plus l’intention de mettre leurs plats en barquettes. Enfin, quelques-uns voulaient sauver leur peau…

Apporter la touche finale à la maison…

La table de fête à la maison autour des délices de Karen Torosyan.

Quelques jours seulement après l’annonce du confinement, avec l’appui de sa femme, Karen Torosyan a ainsi lancé Casse-croûte à Bruxelles. “Il fallait que je travaille pour ne pas paniquer ou sombrer dans la dépression. Je voulais surtout garder le lien avec mes clients, sans pour autant me transformer en traiteur”, raconte le chef étoilé, qui s’est limité à 15 clients par jour pour réaliser des tourtes au feuilletage hallucinant, que le client devait cuire lui-même (avec des explications papier et même en vidéo).

Jambon persillé et anguille fumée, une délicieuse proposition froide imaginée par Karen Torosyan pour « Casse-Croûte » et qui se retrouve aujourd’hui à la carte du restaurant.

Plus qu’un simple repas à la maison, le chef du Bozar Restaurant voulait faire vivre une expérience à ses clients, celle qui leur manquait depuis la fermeture des restaurants. “C’était magique, les gens avaient vraiment l’impression de réussir un plat complexe chez eux !”

Un concept né dans la douleur, avoue Torosyan, mais qui lui a permis de maîtriser ses coûts et de fidéliser sa clientèle, qui a répondu présent à la réouverture du Bozar Restaurant. Ce Casse-Croûte va d’ailleurs perdurer en se concentrant sur la charcuterie de luxe (foie gras, lucullus, pâté en croûte…). Le chef cherche déjà un lieu à Bruxelles pour installer son nouveau bébé.

Un modèle qui en a inspiré plus d’un, comme Kevin Lejeune à La Canne en ville ou Ugo Federico et Francesco Cury chez Racines, toujours à Bruxelles. “Pendant le confinement, on proposait un menu quatre services avec des instructions très précises qui permettaient aux clients de réaliser des cuissons au bain-marie, en papillote… Un repas prêt en 10 à 15 minutes”, explique Ugo Federico. Le restaurant italien vendait sans problème ses 120 menus par semaine. “Aujourd’hui, après le confinement, tout le monde se rue dans les restaurants. Nous sommes complets pendant trois semaines ! On vend donc beaucoup moins à emporter, poursuit Francesco Cury, mais on espère avoir du succès avec notre menu pic-nic… Le soleil va être de la partie !”

Des repas en kits et des collabs

Comme beaucoup d’autres, les patrons de Racines n’ont pas opté pour des livraisons effectuées par Uber Eats ou Deliveroo, qui prennent une marge dissuasive de 30 %. Comme Karen Torosyan, ils ont privilégié la vente à emporter. “Les clients venaient nous voir et emportaient en plus une bouteille de vin ou une terrine de pâté de volaille maison de notre épicerie”, se souvient Francesco.

Cantine asiatique bruxelloise qui fait mouche, Old Boy a aussi développé une formule “Old boy at home” pendant le confinement – en plus de l’offre du petit frère, le Lil Boy. Alors que l’adresse est toujours pleine à craquer, même avec la toute nouvelle terrasse, on pourra profiter tranquillement à la maison de kits conçus très intelligemment par l’équipe, autour des bao, des wonton ou des nouilles. “Avec Old Boy at home, on ne voulait pas marcher sur les plates-bandes de Lil Boy. On voulait proposer des kits, pas des plats chauds. Mais de grande qualité, avec un livret pour expliquer comment dresser le plat, donner un conseil vin et même une playlist à écouter pendant la dégustation. On a eu des super retours et on vendait une centaine de kits en deux jours. Si les gens n’aspirent qu’à une chose pour le moment, sortir et manger dehors, je pense qu’il y a de la place pour ça !”, affirme John Prigogine, qui est en train de travailler sur une boutique en ligne.

Mais ce qui fait la patte Old Boy, ce sont aussi les idées qui sortent du lot, comme cette collaboration exceptionnelle avec le roi du bbq bruxellois : Holy Smoke. De cette union, naissait un éphémère et fantastique bao asiatico-texan à la joue de porc. Mais John Prigogine songe déjà à d’autres partenariats, peut-être bientôt avec My Tannour

Surfant sur la même idée, Glen Ramaekers (Humphrey by Pias) et Alex Joseph (Rouge Tomate) ont conçu la box “3 Amigos” où, chaque semaine, ils invitent un chef ou un artisan à collaborer avec eux mais aussi un bartender. Une boîte généreuse et joyeuse contenant toujours 20 éléments : les plats, les boissons mais aussi des surprises. “Chaque semaine, on a un nouveau thème et on essaye de soutenir les artisans bruxellois : La Fruitière, Le Comptoir du Samson… La semaine dernière on a collaboré avec la brasserie de l’Ermitage et Jeremy Becue du Green Lab a travaillé avec le gin Copperhead et fabriqué un sel avec les têtes des crevettes utilisées pour notre plat de tomates-crevettes. Cette semaine, c’est le chef Dirk Miny des Brigittines qui sera de la partie avec un menu grand-mère…”, s’enthousiasme Glen. “Mais c’est aussi l’occasion de bien s’amuser. Pour l’une des boîtes on avait même préparé une sorte de karaoké”, complète Julie de Block, sa compagne et associée, qui effectue avec lui les livraisons et qui propose en plus des paniers de légumes en provenance directe de leur jardin.

D’autres concepts innovants

Il a été l’un des premiers sur la balle ! Maxime Maziers, qui a repris le restaurant Bruneau à Ganshoren en juin 2018, était même prêt une semaine à l’avance ! Sa compagne étant Chinoise, ils ont suivi de près l’évolution des événements en se préparant au pire, en achetant masques, gel… “Nous avions déjà un service traiteur pour les entreprises ou les ambassades. Nous avons juste étendu notre offre et on a lancé cela dès le 15 mars. Les premiers jours, on a eu 20 commandes puis, certains week-ends, on fait jusque 450 couverts. Les gens apprécient le confort de pouvoir manger des plats gastronomiques à la maison”, estime Maxime Maziers, non sans une certaine fierté.

Ce service traiteur a donné naissance à une boutique en ligne, sur laquelle on commande des menus à réchauffer au micro-ondes ou au four traditionnel. “On ne voulait pas livrer des plats chauds. Et les clients peuvent aussi venir chercher les plats directement au restaurant. Nous avons aménagé une boutique à l’avant. Ils y trouveront aussi du foie gras, des pâtisseries… Le tout fait maison. Et c’est beaucoup moins cher, car si on utilise les mêmes produits qu’au restaurant, il y a moins de frais fixes !”, explique le chef, qui avoue tout de même un tassement des commandes depuis la réouverture des restaurants. “Le nombre de commandes a baissé, mais elles sont plus importantes. On sent que les gens se lâchent plus financièrement !”

Maxime Maziers derrière son nouveau comptoir. Et son premier menu est abordable: 29€.

Du côté de chez Christophe Pauly, chef étoilé du Coq aux Champs à Soheit-Tinlot, on a lancé un take away “pour couvrir les coûts fixes et pour pouvoir ensuite redémarrer le restaurant sans stress”. “Je suis chef de cuisine mais aussi chef d’entreprise. Ce n’était pas bon pour notre image de rester à rien faire. Il fallait aussi garder le dynamisme de l’équipe”, poursuit Pauly, qui ne s’attendait pas à un tel succès. Et qui, à la demande générale, a décidé de poursuivre l’aventure de son drive-in gastronomique.

Catherine et Christophe Pauly en mode drive in gastronomique au Coq aux champs.

Une formule originale qui a fait parler d’elle. “Je n’ai rien inventé ! J’ai vu ça chez Olivier Nasti (chef deux étoiles en Alsace, NdlR). Ça a cartonné ! En un long week-end, on faisait les mêmes chiffres à emporter qu’en une semaine au restaurant”, avoue le chef, qui imaginait un nouveau menu trois services tous les jours avec les mêmes produits qu’au restaurant, simplifié mais toujours gourmand. “Beaucoup de grands chefs ne veulent pas faire de plats à emporter. En Europe, ce n’est pas dans les mentalités ou alors juste pendant les fêtes, mais notre métier, c’est de faire plaisir aux gens !”, conclut Christophe Pauly.

Mais aussi…

Du côté des kits et à Bruxelles, il y a aussi El Taco Mobil qui propose des « taco pack » avec plein de salsa différentes… si vous aimez la cuisine mexicaine authentique. Si vous êtes plus Tex-Mex ou carrément Texas BBQ, goûtez au « machos kit »  de chez Holy Smoke et surtout à leurs joues de porc fumées.

Sang-Hoon Degeimbre, de L’Air du Temps** à Eghezée, a hésité mais il continue finalement ses paniers. Et on s’en réjouit, car ils offrent une expérience gastronomique de haut niveau et mettent en avant de chouettes producteurs. D’abord son jardinier Benoît Blairvacq, qui cultive une variété infinie de légumes, mais aussi des producteurs qui lui tiennent à coeur, comme l’éleveur de limousine Lothar Viltz.

Cake de poisson et enbeurrée de rhubarbe, un régal à préparer soi-même (enfin, il suffit juste de réchauffer) imaginé par San Degeimbre.

Dans la même veine solidaire, Nicolas Decloedt de chez Humus & Hortense, à Bruxelles, a vendu des paniers de légumes de Dries Delanote (Le Monde des mille couleurs) pendant tout le confinement et il continue… Ainsi que son menu végétal en take away.

Autre grand chef à travailler avec Dries Delanote, Willem Hiele, basé à Coxyde, a proposé des pizzas à emporter, du pain, mais aussi sa fameuse et délicieuse bisque de crevettes grises dans différentes villes belges. À Anvers à L’Epicerie du cirque et, à Bruxelles, chez Renard Bakery par exemple.

Du côté de La Villa Lorraine, tous les chefs du groupe s’y sont mis pour fournir les boutiques de La Villa et le comptoir de chez Voltaire. En mai, Yves Mattagne, qui s’installera à la rentrée à La Villa Lorraine, a ainsi proposé quatre plats à emporter. Au mois de juin, c’est Mathieu Jacri (La Villa Emily) qui s’y est essayé. Tandis que les discussions étaient lancées pour qu’Alexandre Dionisio (La Villa in the Sky) s’occupe du mois de juillet.

Carpaccio croustillant de bœuf Wagyu, l’un des plats proposés par Yves Mattagne durant le confinement.

Enfin, chef doublement étoilé de chez Bon Bonà Bruxelles, Christophe Hardiquest a, lui, préparé des plats traiteurs pour les rayons du supermarché gourmet Rob.