On continue la réflexion sur l’avenir de la gastronomie en s’intéressant aux liens entre les producteurs, les chefs, mais aussi les citoyens lambda. La crise a montré que les consommateurs étaient prêts à se tourner vers les circuits courts et les produits locaux. Comment parvenir à faire durer en actes cette prise de conscience?

La sincérité de la terre

Dans une opinion récente de Steven Desair – entrepreneur social passionné par l’alimentation et l’écologie, fondateur notamment d’Eatmosphere, une asbl qui lutte contre le gaspillage alimentaire -, il était question de circuits courts et de leur rôle crucial dans la transition vers un autre système alimentaire. De ces agriculteurs qui subissent la loi de l’offre et de la demande de la criée, au point qu’ils vendent parfois leurs produits à un prix inférieur aux coûts de production, les enchères faisant bien souvent le jeu des supermarchés… Il parlait aussi de Matthias, jeune cultivateur chez qui il s’approvisionne en légumes et qui a choisi un autre modèle, celui des circuits courts.

Un autre modèle d’agriculture 

Pendant la crise du Coronavirus, les Belges ont privilégié les circuits courts et ce malgré le fait que les supermarchés ont été favorisés au détriment des marchés de producteurs. « On vit une crise sanitaire. Les gens veulent manger plus sainement et n’ont pas envie de faire la file ou de s’entasser dans les supermarchés. Enfin, ils veulent soutenir l’économie locale », résume Steven Desair.

Steven Desair à gauche et son maraîcher local, Matthias. ©LiesEngelenPhotography

Si Tijs Boelens (De Groentelaar), un paysan de la région du Pajottenland dans le Brabant flamand, a aussi constaté un boum des ventes de paniers de légumes bio à la ferme ou dans les magasins bio qu’il livre (Färm, BEES Coop, Bloum…), il espère surtout que les gens auront pris des habitudes durables. 

Mais pour ce militant agro-écologiste au sein du « Boerenforum », c’est surtout le modèle de notre agriculture qu’il faut revoir. « Les gens veulent manger mieux. Mais on sent aussi une pression économique, une agro-industrie de moins en moins paysanne, qui accapare de plus en plus de terres. L’État est en train de subsidier notre agriculture mais tous les moyens de la PAC sont utilisés pour intensifier la production. C’est pour ça que le modèle agro-industriel est si puissant. En Flandre par exemple, on n’a jamais cru dans les circuits courts ou le bio, contrairement à Bruxelles et la Wallonie. Pour le Boerenbond, les circuits courts, c’était freiner la modernisation des agriculteurs flamands! », se désole Tijs Boelens, qui préfère miser sur une stratégie alimentaire à échelle humaine visant à augmenter la souveraineté alimentaire. 

Tijs Boelens (à gauche) parcourant ses six hectares de terre avec un ami. Il a choisi le modèle des circuits courts pour vendre ses légumes. ©TimVandeWiele

Même son de cloche du côté de Stéphane Longlune, maraîcher réputé pour ses asperges, fraises et tomates produites en biodynamie (label Demeter) à Jurbise, dans le Hainaut: « Les agriculteurs ont été formatés pour surproduire. Pour avoir du volume, ils ont été obligés d’utiliser des produits phytosanitaires et des engrais chimiques. Ils sont dans un système dont ils sont prisonniers… Moi, je m’en sors sur 5 hectares. Il y a des mecs qui crèvent la faim avec 250 hectares! Mais on ne change pas un formatage de 40 ans en une génération. Il faut du temps. »

Mettre en valeur les agriculteurs 

Pour Tijs Boelens, il ne faut surtout pas oublier les agriculteurs conventionnels « On a besoin de faire de ces agriculteurs des alliés, car ils ont encore un accès à la terre. On est en train de créer un magasin coopératif à Halle qui s’appellera Lokaal. On va collaborer avec eux, leur fournir un marché et les aider à se convertir au bio à leur rythme. Avec les jeunes de l’association MOES, on essaye aussi de démocratiser le bio en parlant avec la ville de Halle. Et on a proposé à nos clients de payer leurs paniers bio 10% plus cher, pour les rendre accessibles à des familles moins fortunées. » On le sent, la solidarité est présente à tous les niveaux dans la démarche de Tijs Boelens.

Tijs Boelens à gauche ©TimVandeWiele

C’est aussi ce qui a poussé Steven Desair à écrire son opinion. « Si on veut vraiment changer notre système alimentaire et favoriser les circuits courts, on doit soutenir les fermiers locaux vertueux, pour que les gens puissent mieux les connaître, tisser des relations avec eux et, du coup, mieux consommer et moins gaspiller. » 

A travers son nouveau projet « Dag Boer/Jour fermier », dix fermiers bio seront sélectionnés dans chaque ville belge et une campagne de crowdfunding sera organisée pour leur offrir plus de visibilité. Enfin, un grand événement les réunira à chaque fois en compagnie d’un chef. Steven Desair souhaite ainsi toucher différents acteurs importants: consommateurs, ville, Horeca… 

Le rôle des chefs

Pendant la fermeture contrainte de son restaurant, Nicolas Decloedt, chef de Humus x Hortense à Bruxelles a décidé de soutenir son principal fournisseur, le maraîcher Dries Delanote du Monde des mille couleurs à Ypres, en vendant des paniers bio à son profit. 

Une démarche que les deux jeunes associés à la tête du restaurant Barge à Bruxelles, Grégoire Gillard en cuisine et Barbara Hoornaert en salle, ont aussi choisi pour respecter leurs engagements. « Au départ, on ne souhait pas forcément proposer une formule à livrer ou à emporter, mais lorsque nous avons vu dans quelle situation était Capucine à table, notre productrice de fleurs comestibles, ça nous a semblé nécessaire », raconte Barbara. 

Grégoire Gillard et Barbara Hoornaert, les deux associés du restaurant « Barge » à Bruxelles, ne travaillent qu’avec des producteurs locaux. ©Barge

« Le gros problème, c’est pour les producteurs qui travaillent à 100% avec le circuit professionnel, ajoute Grégoire. On voulait aussi soutenir les producteurs d’asperges, dont la saison est limitée, les producteurs de viande… On met en place un calendrier annuel pour les viandes. Ce sont donc des engagements qu’on prend à long terme. »

C’est cette relation avec les producteurs locaux qui est à l’origine de Barge en juillet 2019. « C’est le plus important. Sans ça, il n’y aurait pas de restaurant, affirme Grégoire. Si on arrive à avoir un produit de qualité qui vient de 20 à 50 km et qu’eux arrivent à vivre de leur passion, tout le monde sera gagnant! »  « Notre rôle c’est de mettre en avant le travail du producteur. De dire aux gens: ‘Ça c’est une vraie asperge!’ C’est très important d’avoir ce partage en amont parce qu’on peut vraiment expliquer au client ce qu’il a dans l’assiette », insiste Barbara.

Tisser des liens 

Pour Grégoire Gillard, « ce qui compte c’est le contact humain, que chacun participe un peu au monde de l’autre et qu’ensemble on participe a quelque chose de plus grand que nous. Mais beaucoup de chefs se placent au-dessus du débat… Or, il faut écouter les producteurs, connaître leur quotidien, pour voir comment travailler ensemble. » 

C’est aussi ce que ressent Stéphane Longlune. Issu d’une lignée de paysans depuis plus de cinq générations, ce Normand d’origine belge est retourné à la terre en 1995 pour poursuivre un rêve de gosse: « avoir une production sur un domaine agricole et en maîtriser toute la chaîne ». Le bonhomme est très fier de ces « asperges de limon » uniques, cultivées dans une terre pas forcément faite pour cela. « Ça marche bien, mais j’ai choisi de faire un produit de qualité. C’est la première année où je n’ai pas dû décrocher mon téléphone pour vendre mon produit! Le fait de distribuer en restauration, c’est excellent en termes d’image. Mais encore faut-il que les chefs jouent le jeu! Beaucoup disent qu’ils travaillent local, mais c’est faux. Certains restaurants m’ont commandé deux fois des asperges et je suis sur leur menu pendant toute la saison. Cherchez l’erreur… »

©Barge

Solidarité entre artisans 

M. Longlune sait que la clé de sa réussite est aussi commerciale. « En saison, je livre 60 restaurants de la Flandre occidentale jusque Liège, en passant par la région du Centre et Anvers. Mais c’est un autre métier. Beaucoup de paysans me prennent pour un fou car ce n’est pas du tout dans leurs gênes de commercialiser leur production. » 

Pour sortir du modèle de la criée et favoriser les circuits courts, beaucoup d’acteurs s’accordent sur le fait qu’il faudrait miser sur une aide logistique pour aider les agriculteurs à mieux distribuer leurs produits. Organisée à échelle d’une ville ou à l’image de Linked.farm, une plateforme coopérative numérique créée pour faciliter la commercialisation des produits bio de nos fermes qui est en train de se développer. Une autre formule qui rencontre de plus en plus de succès, c’est la solidarité entre artisans. 

« Pas mal de restaurants, de boulangers… m’ont contacté pour vendre mes produits par solidarité, raconte avec fierté le producteur d’asperges. Je suis un artisan maraîcher et je livre chez un artisan fromager (La fruitière), chez un artisan boulanger (Yves Guns)… J’ai trouvé l’idée pleine de bon sens! Moi même, je vends en ce moment des produits imaginés par le chef Benoît Neusy (Domaine d’Arondeau) et j’ai ouvert ma ferme au fromager montois Jacquy Cange, privé de marché. »

Stéphane Longlune dans les champs de sa ferme de Jurbise. ©EquinoxLightPhoto

Et dans le restaurant de demain…

Du côté de chez Barge à Bruxelles, on achète  « des bêtes entières ». « Il faut avoir du respect pour l’animal qui est mort et ne rien gaspiller. Les parties de la bête qu’on retrouve au supermarché ne représentent 15 à 20% de la carcasse. Et le reste, on en fait quoi? », s’interroge Grégoire Gillard, qui paye de ce fait les os au même prix que la viande, valorisant ainsi le travail de Lothar Vilz, éleveur de Limousines à Mürringen, qui fournit des tables étoilées comme L’Air du Temps** de San Degeimbre ou La Menuiserie* de Thomas Troupin.

« On a aussi proposé à notre maraîcher, La Finca à Wezembeek de leur allouer un budget hebdomadaire. C’est eux qui choisiraient nos légumes, de manière à coller au mieux aux produits, à la saison, à ce qu’ils ont besoin de vendre pour pouvoir en vivre. Notre compétence serait mise au service de la leur », insiste le jeune chef.

Pour Grégoire et Barbara, le restaurant de demain « passera par la compréhension du goût et du monde qui nous entoure, par la transmission aux jeunes générations aussi. On n’est pas juste enfermés dans notre cuisine à cuisiner ce qu’on nous donne. Il faut comprendre ce que la nature a à nous donner, saison après saison, année après année. On mange une émotion. Une sincérité aussi… »

Les tunnes de fraises de Stéphane Lopnglune à Jurbise. ©EquinoxLightPhoto