A Liernu, « L’Air du temps » s’ouvre plus que jamais sur son jardin. Avec, en ligne de mire, une cuisine doublement étoilée basée essentiellement sur le végétal. San Degeimbre fait en effet partie de cette catégorie de chefs conscientisés, qui réfléchissent à leur impact sur l’environnement et la société. Et donc à la cuisine de demain…

« J’ai l’impression de repartir à zéro »

Fin de l’année dernière, nombreux étaient ceux qui prédisaient à Sang-hoon Degeimbre une troisième étoile. Avec sa nouvelle salle vitrée ouvrant sur le potager, L’Air du temps a en effet tout désormais pour séduire les inspecteurs du guide rouge. Pourtant, le chef pressentait qu’il ne décrocherait pas la timbale.

« Mon objectif, ce n’est pas la troisième étoile. Cela n’a jamais été mon rêve, affirme-t-il, même si l’on peut se permettre d’en douter. Ce que j’ai toujours voulu, c’est la nature, le jardin. Le Michelin, c’est du business. Cela m’aidera à toucher ceux que j’ai envie de toucher, car je n’ai pas de financier derrière… Pour moi, trois étoiles, c’est plus de monde, donc plus de sous pour atteindre mon projet. »

© Anthony Florio

Des porcs mangalitza à Liernu

L’objectif de San pour les années à venir, c’est en effet de tendre vers toujours plus d’autonomie, avec, par exemple, l’introduction de porcs au jardin et une réflexion sur l’installation d’une éolienne en bois et matières recyclables pour la production électrique. « Quand je me suis installé ici, on est passé en tout électrique, car j’espère un jour produire mon électricité. Le grand chantier 2019, c’est la débauche énergétique. Les jardiniers par exemple utilisent trop d’énergie pour un résultat qui n’est pas optimum. Parfois, en pleine saison, ils sont neuf au jardin. Cela me coûte plus cher que d’acheter de la marchandise à l’extérieur! Cela veut dire qu’ils ont besoin d’un coup de main. Les cochons mangalitza sont une race rustique, ils creusent beaucoup la terre comme les sangliers. Ils prépareront donc le terrain pour l’année suivante, sans besoin d’action mécanique. Et comme ils seront engraissés, pas de gestion des déchets ménagers. Au bout de la chaîne, on le consommera évidemment. »

L’ambition du chef, c’est en effet de transformer L’Air du temps en un restaurant gastronomique 100% durable. « Ce n’est sans doute pas possible, mais c’est vertueux de tendre vers cela dans nos prises de positions, dans les choix structurels du bâtiment. Si, nous, on n’y arrive pas, ce seront les suivants. Mais à un moment donné, il faut qu’on montre l’exemple. Je suis quelqu’un d’idéaliste. J’aime l’être au maximum, pour pouvoir atteindre au moins 70%… »

A une époque d’urgence climatique et où « on a donné du pouvoir aux chefs », Degeimbre estime qu’il est temps que ceux-ci réfléchissent à leur responsabilité environnementale et montrent l’exemple. Pour lui, le modèle à retrouver, c’est celui des fermes traditionnelles. « Elles arrivaient à subvenir à leurs besoins, sans consommer à l’excès. Tout ce qu’ils produisaient, c’était pour eux et le surplus, c’était pour améliorer leur quotidien, avec un peu de commerce ou de troc. Dès que tu dépasses de très loin tes propres besoins, tu surproduis. Si on arrive à gérer la production, la consommation et les déchets, on arrivera à réduire les coûts et à trouver un équilibre », explique le chef.

© Pieter D’Hoop

Un chef du XXIe siècle

Depuis quelques années déjà, San Degeimbre est très intéressé par la philosophie Zéro déchet. S’inspirant notamment du travail effectué par le chef américain Dan Barber au Blue Hill at Stone Barns, près de New York, il tente de minimiser au maximum l’impact de L’Air du temps sur la nature. « Dans les deux ou trois étoiles, la gastronomie est toujours liée au luxe. Et qui dit luxe dit gaspillage, car on prend le meilleur du turbot et le reste, c’est dans un congélateur et on n’en fait rien… Nous, on utilise toutes les parties de la plante. On se préoccupe aussi beaucoup de notre consommation d’eau. Les feuilles de légumes moches, par exemple, sont bourrées d’eau. On les chauffe très légèrement pour produire une vapeur qui servira à cuire homard, caille ou légumes, tout en les aromatisant. »

En se concentrant sur son potager, Degeimbre entend désormais faire primer les légumes dans ses assiettes, notamment dans son grand menu « Suprématie végétale », et non plus les produits nobles. « Un chef peut tout cuisiner. C’est là aussi que se forge l’identité, juge-t-il. La gastronomie, ce n’est pas juste mettre le turbot en avant. Un produit dit noble demande très peu de travail. Par contre, il y a des ingrédients qu’il faut déterrer, laver… Il faut se décarcasser pour les préparer; cela demande un peu de créativité… La gastronomie telle qu’on la connaît aujourd’hui va peut-être disparaître. »

© Anthony Florio

Un tournant dans sa cuisine

Pendant longtemps, San Degeimbre a été connu pour sa grande technicité, d’abord au sein du courant moléculaire, puis de la cuisine « technico-émotionnelle ». Avec, comme fétiche, la « Kiwître », mis au point grâce à la technique du « food pairing ». S’il figure toujours dans le jeu de photos proposé à la presse, le plat ne correspond plus vraiment à l’approche actuelle du chef. « La Kiwître est emblématique d’une période très technique, de connaissances scientifiques, sans vraiment tenir compte de la nature. Aujourd’hui, j’ai l’impression de repartir à zéro, mais avec beaucoup de connaissances. Je veux balancer tout ce que je ne suis plus aujourd’hui… Effectivement, je n’ai pas de kiwi par chez moi… Je n’ai pas de café non plus donc, en saison, je fais du café de topinambour… On essaye, petit à petit, d’avancer », réfléchit Degeimbre, en admirant une buse, en vol stationnaire au-dessus de son jardin…

La fameuse « Kiwuître » de San Degeimbre allie deux saveurs inattendues: l’huître et le kiwi. © Pieter D’Hoop

Le fantasme absolu, ce serait pour le chef de ne cuisiner que ce qu’il cultive. « Je suis malade quand je dois acheter un poireau. En ce moment, je me retrouve avec rien. C’est la première année où l’on consomme tout, jusqu’à la dernière carotte. Même nos agrumes viennent d’un producteur local, à Saint-Georges près de Huy. C’est un passionné; son vrai boulot, c’est de restaurer des voitures de sport. Il ne me les vend pas, il me les donne. Il fait du yuzu sans pépin, du sudachi, du decopon en pleine terre, sur des porte-greffes qui résistent à -20°C. Il m’a même fait des melons japonais Yubari, qui se vendent 20000 dollars la paire! En échange, il vient manger ici. On revient au troc… »

© Anthony Florio

Les produits d’abord

Lorsqu’il ne peut produire lui-même, Degeimbre travaille alors avec des producteurs locaux. Il achète ainsi une vieille vache par an à Lothar Viltz à Murringen et deux porcs Berkshire à la Ferme de Tabreux à Hamoir. « En fonction de ça, je distille. On fait nos jambons, nos charcuteries… On fait tout maintenant. On a aussi un producteur de pommes, qui va nous faire des petites bouteilles individuelles pour arrêter de servir du jus d’orange au petit déjeuner. Le premier cercle, c’est ce qu’on produit. Le deuxième, ce sont nos producteurs. Et puis il y a ce qui vient d’en dehors de Belgique. Et là, il faut avoir envie de travailler avec quelque chose. Si on te fait goûter un superbe caviar, par exemple, tu vas avoir envie de le travailler. Ma cuisine a déjà énormément changé en cinq ans, avec une vraie bascule. Au printemps et en été, c’est parfois radical. C’est clair que glisser une petite cuillère de caviar dans le menu peut rassurer. Pour imposer le changement, il faut un peu caresser les gens. C’est confort-inconfort. C’est sur cette ligne qu’on peut évoluer… »

© Miguel de Groote

« A l’heure actuelle, je veux être un chef moderne, qui a une vraie pensée pour demain. »

La tomate aux crevettes façon Degeimbre.

La cuisine selon San Degeimbre: « Le jardin est mon professeur et mon philosophe »

Vous avez toujours été très à l’écoute des tendances. Est-ce toujours le cas?

On est la somme de toutes les influences qu’on a bien voulu absorber jusqu’à ce qu’elles fassent partie de nous… Par contre, je ne lis plus; je ne veux plus me faire influencer. J’ai absorbé un maximum et je relâche ce que je n’aime plus ou qui ne m’appartient pas. Et je garde ce qui me semble essentiel. Ma cuisine peut paraître très simpliste parfois; je suis passé par la complexité pour revenir à quelque chose de simple.

C’est quoi la cuisine de San aujourd’hui?

Je n’ai plus rien à prouver. Je ne dois plus faire de démonstration technique ou technologique. Je peut être moi-même: basiquement terrien. Mon travail, c’est d’abord la cuisine et le jardin. J’ai besoin de ces deux choses-là et rien de plus. C’est le jardin qui va générer de nouvelles techniques: comment conserver, ne rien jeter… C’est un enseignement quotidien. Le jardin est mon professeur et mon philosophe.

C’est quoi une assiette parfaite pour San?

Pour moi, c’est une assiette qu’on n’a pas encore vue et qui est quasiment entièrement végétale. Et si j’ai pu utiliser la partie d’une plante que je n’avais encore jamais utilisée, c’est encore mieux. Pour moi, la perfection, c’est le côté imparfait de quelque chose qui vient de naître. C’est quand on sort une assiette et qu’il se passe quelque chose à l’intérieur… Cette assiette ne sera pas parfaite pour un tel ou un tel, mais elle le sera pour moi. Tour comme la nature est belle car imparfaite.

En hiver, votre cuisine joue beaucoup sur les fermentations et donc l’acidité. Est-ce le goût de notre époque?

Il y a les quatre goûts fondamentaux: sucré, salé, amer, acide. Et il y a deux cuisine: la traditionnelle et la nouvelle. La traditionnelle, c’est sucré-salé. Dans la moderne, comme la cuisine nordique par exemple, on est plus sur l’amer et l’acide.

Ce goût de la fermentation est-il aussi lié à vos origines coréennes? Vous avez beaucoup travaillé sur le kimchi par exemple…

A un moment donné, quand on réfléchit à la consommation, on va rechercher des systèmes qui existaient déjà. On a par exemple abandonné le système de stérilisation, où le légume perd quelque chose, pour aller voir ailleurs. Et en Corée, on a découvert qu’on fait des conserves pour ne pas jeter mais qu’en même temps, c’est bon pour la santé. Le questionnement sur le No Waste et la conservation a débouché sur l’aspect santé. Les Coréens font ça de façon traditionnelle mais on a étudié scientifiquement ce qui se passait durant la lacto-fermentation, avec notamment la création d’acides animés, qui apportent longueur en bouche et sensation d’umami. En général, qui dit lacto-fermentation dit production de goût: les fromages, les saucissons, la bière… On a commencé à faire nos propre miso. Là, on a une explosion de goût qui est perturbante, parce qu’on ne connaît pas…

© Pieter D’Hoop

L’expression du potager, même en hiver

A l’instant où l’on découvre le nouvel écrin de L’Air du temps à Liernu, on est plongé dans un sentiment de plénitude, accentué par de discrets pépiements d’oiseaux diffusés dans la salle. Entièrement vitré, cet espace lumineux s’ouvre sur le potager, qui est plus que jamais le cœur vibrant de la cuisine de Sang-Hoon Degeimbre. S’il travaille depuis 2002 déjà avec l’épatant Benoît Blairvacq, jardinier tout aussi autodidacte que son chef, Degeimbre a en effet cette fois totalement inversé la tendance, avec 80 % de végétal dans l’assiette, produit en quasi autonomie. Une sacrée gageure ! Surtout en hiver, quand, à part quelques choux et racines, le potager se montre peu généreux…

Benoît Blairvacq et Sang-hoon Degeimbre dans leur potager de Liernu. © Anthony Florio

De belles assiettes d’hiver

Fin janvier, San réussissait pourtant son pari, en recourant notamment aux nombreuses lacto-fermentations réalisées à l’été et à l’automne 2018, avec un résultat parfois déroutant par sa radicalité. Qui dit fermentation, dit en effet acidité, la saveur sur laquelle travaille le plus le chef doublement étoilé en cette saison, même s’il cherche évidemment souvent à la domestiquer. 

San Degeimbre sait aussi se faire plus classique avec ce délicieux jaune d’œuf, réduction de Porto à l’échalote, brunoise de truffe noire et lamelle de truffe laquée.

Comme dans cet épatant porridge d’avoine au navet “red meat” fermenté et feuilles de chou finement ciselées, avec un assaisonnement au vinaigre de prune. 

Ou dans ce plat signature sobrement intitulé “Liernu” : soit une délicate assiette de légumes de jardin qui évolue au fil des saisons – en hiver, elle se compose essentiellement de légumes fermentés – mais avec le même marqueur : un jus de fermentation des légumes tout simplement monté au beurre cru.

Une liaison assez géniale, que l’on retrouve dans cette belle saint-jacques, cachée derrière un voile de topinambour et présentée avec quelques gnocchis de peau de topinambour torréfiée.

Oser la dissonance

S’il sait se faire rassurant – avec par exemple une magnifique et très gourmande tartelette de champignons de Paris et foie gras, réalisée avec une crème de champignon que le chef laisse un peu accrocher au fond de la casserole pour la caraméliser –, Degeimbre ose également jouer la carte de la dissonance.

Comme sur ce jaune d’œuf proposé avec des œufs de truite et une sauce au curcuma, le tout relevé par un side dish radical : de jeunes carottes fermentées très vinaigrées.

On retrouve la même confrontation avec le poulpe rôti au barbecue, déposé sur un puissant mole au cacao et poivron grillé, avec, à côté, un gimbap (sorte de maki à la coréenne) à la pâte d’ail noir fermentée maison, à nouveau très acidulé.

Un chef qui creuse son sillon

On revient à des saveurs plus classiques au moment du pigeonneau, superbement cuit et présenté avec une purée de betterave et un gel de chou rouge fermenté. Tandis qu’avec les cuisses, San prépare une croquette à la betterave et citron.

Passé le dessert – une déclinaison savante en quatre temps autour du chocolat –, on sort de L’Air du temps avec le sentiment qu’en se recentrant sur son terroir ultra-local, San Degeimbre, qui s’est souvent cherché dans une cuisine ultra-technique, a enfin digéré ses multiples influences pour creuser son propre sillon. Voilà la marque d’un grand chef, qui a choisi une cuisine radicale en lien avec ses nouveaux idéaux.

Envie d’y goûter?

  • L’Air du temps. Menu Signature 5 serv. 125€. Menu Suprématie végétale 7 serv. 185€ (+70€ vins/45€ sans alcool).
    2 rue de la Croix Monet, 5310 Éghezée.
    Fermé lundi et mardi.
    Rens. : Airdutemps.be

© Pieter D’Hoop