Comme dans tous les domaines, la gastronomie a vécu une année folle en 2020, durant laquelle la crise du Covid-19 a précipité des tendances déjà bien ancrées… Coup d’œil dans le rétro.
C’est un truisme de le dire, mais 2020 a profondément bouleversé le monde en général et celui de la gastronomie en particulier. Tout cela à cause d’un virus microscopique qui serait apparu sur un marché aux poissons de Wuhan en Chine. D’après l’explication officielle, la transmission à l’homme du Covid-19 serait d’ailleurs liée à l’alimentation et à la consommation de viande de pangolin.
Si cela prêtait encore à sourire début janvier, le monde a rapidement pris conscience des immenses dangers que faisait planer cette menace invisible. Et quand, en Europe, on a vu les Italiens être totalement confinés, on a compris que notre tour viendrait…
La décision est tombée le 17 mars, la Première ministre Sophie Wilmès annonçant un confinement généralisé dès le lendemain et donc la fermeture des bars et restaurants.
Depuis plusieurs jours déjà, les Belges s’étaient rués dans les grands magasins pour faire des stocks, comme si la guerre approchait! Malgré les annonces rassurantes des responsables de la grande distribution, certains rayons ont été totalement dévalisés: papier toilette, pâtes, riz, farine et… levure.
Retour à l’essentiel
Un peu partout dans le monde, confinés chez eux, les gens se sont mis en effet à faire du pain (quand bien même les boulangeries restaient ouvertes). Était-ce la peur de sortir de chez soi? Un réflexe atavique face à un avenir incertain? On a en tout cas vu fleurir les vidéos ou les posts sur les réseaux sociaux de gens expliquant comment ils prenaient soin de leur levain, pétrissaient leur pâte, cuisaient leur miche en cocotte… Comme si, dans ce climat d’angoisse, se faisait ressentir le besoin d’un retour à l’essentiel, à la base qui, dans l’alimentation occidentale, est justement le pain.
Dans ce même élan plus ou moins conscient vers l’autonomie alimentaire, le premier confinement a été synonyme, pour beaucoup, de retour en cuisine. Pour aider les familles à retrouver le chemin des fourneaux, Cyril Lignac a même préparé tous les jours en direct sur M6 des recettes simples dans Tous en cuisine. En ces temps difficiles, pas question en effet de se lancer dans des préparations complexes, l’heure est surtout aux bons petits plats réconfortants!
Dans cette optique, on a ainsi vu fleurir les cours de cuisine virtuels en ligne – une des figures de proue en la matière a été le chef italien Massimo Bottura avec son Kitchen Quarantine – avec un grand gagnant, comme dans d’autres domaines, la plateforme de vidéoconférence Zoom.
Face aux pénuries et autres dérèglements des chaînes de transport internationales, beaucoup ont été également attentifs aux produits locaux. Malheureusement, de le début du déconfinement, début mai, les mauvaises habitudes sont revenues au galop et la filière des circuits courts a vite déchanté. À l’image de l’incapacité de la société dans son ensemble de faire face aux défis à venir (dérèglement climatique en tête) et à remettre en cause son modèle de production et de consommation.
Obligés de se réinventer
Forcés de fermer leurs établissements, les restaurateurs (mais aussi les barmen) qui ont bénéficié des aides fédérales et régionales, ont été obligés de se réinventer. Certains ont choisi de travailler pour aider les hôpitaux ou ont fait du conseil, créant des recettes pour la grande distribution. Ceux qui proposaient déjà des plats à emporter ou en livraison se sont concentrés sur cette activité. Et beaucoup de chefs ont dû se transformer en traiteurs. Avec, en début d’année, la prédiction assez angoissante de l’Américain David Chang, l’un des chefs les plus influents au monde, qui estime qu’à terme, les restaurants gastronomiques sont destinés à disparaître… D’ailleurs certains restaurants étoilés ont déjà fermé leurs portes ou s’apprêtent à le faire… Le Ledbury** à Londres ou, à Copenhague, le Relae* de Christian Puglisi et le 108* de Christian Baumann.
Déjà bien installées, les grosses plateformes de livraison (Deliveroo, Take-Away…) sont évidemment sorties gagnantes de ce confinement (en ville en tout cas), quitte à mettre en danger (d’un point de vue sanitaire) leurs livreurs, déjà si mal payés. Ce qui explique que certains restaurateurs ont préféré chercher des solutions alternatives: services de livraison coopératifs, via des taxis…
Durant cette période inédites, les chefs ont en tout cas fait preuve de beaucoup de réactivité, d’inventivité, mais aussi de solidarité. On a ainsi vu se mettre en place, par exemple, de chouettes collaborations, du côté d’Old Boy ou de Humphrey à Bruxelles par exemple.
Se réinventer, pour les chefs, cela a aussi parfois consisté à changer de style de cuisine pour se tourner vers des plats plus simples, plus faciles à préparer ou à réchauffer à la maison. On a ainsi vu le double étoilé flamand Tim Boury préparer des sushis, le trois étoiles new-yorkais Eleven Madison Park (élu meilleur restaurant du monde en 2017) proposer du poulet rôti (275$ pour 4) ou du canard rôti pour les fêtes (à 475$!). Tandis que Karen Torosyan (Bozar Restaurant*) se mettait en mode Casse-croûte (avec des croûtes et un mode d’emploi pour une cuisson facile à la maison) ou que Christophe Pauly transformait avec succès son Coq aux champs* en drive-in gastronomique.
C’est d’ailleurs ce dernier qui a été élu chef de l’année par le GaultMillau, qui a réussi à sortir son édition 2021 dans les temps. Quand l’annonce des résultats du Michelin était reportée au 11 janvier 2021 et que le World Fifty Best, qui aurait dû se tenir à Anvers au printemps, était, lui, tout simplement annulé!
Un peu d’air frais
Après trois mois de confinement, le 8 juin, on souffle un peu. Bars et restaurants peuvent enfin rouvrir leurs portes, à condition de respecter de strictes mesures sanitaires: port du masque, gel hydro-alcoolique, distance plus grande entre les tables… Si pour les lieux culturels (cinémas, théâtres…), la reprise a été difficile, les gens se sont immédiatement rués dans les restaurants, ravis de retrouver un peu de convivialité.
De nombreux restaurateurs ont ainsi fait de très bons chiffres durant l’été. Tandis qu’on a pu participer à des événements éphémères comme le traditionnel Dinner in the Sky, cette année place De Brouckère à Bruxelles, ou « Soilmates @ Le Monde des Mille Couleurs » dans les serres d’un producteur de légumes à Dikkebus. Presqu’un miracle, tant de nombreux événements culinaires ont dû être annulés durant l’année…
Puis est tombée la sentence tant redoutée, avec la mise en place d’un couvre-feu à partir du 19 octobre et la refermeture des restaurants dès le 2 novembre. À nouveau, les chefs se sont donc mis en mode take-away, mais désormais en transformant souvent leur resto en épicerie-caviste, nombre d’entre eux profitant du passage de leurs clients pour leur vendre une bonne bouteille. Mention spéciale, en la matière, pour l’excellent Barge ou pour le San Sablon à Bruxelles.
Durant ce second confinement, certains ont choisi de jouer avec les règles et la loi pour, quand même, proposer à manger à leurs clients, dans des chambres d’hôtel ou dans des camping-cars par exemple. Et les offres continuent à se multiplier… Récemment, on a vu l’hôtel Penta à Bruxelles inviter différents restaurants (Kitchen 151, Little Apo…) dans ses cuisines.
Des conséquences à long terme
S’il fallait retenir quelque chose de 2020, c’est la confirmation de tendances déjà bien établies, comme la livraison à domicile, qui correspond à une forme de repli sur la sphère privée auquel on assiste un peu partout, aboutissement de la marche forcée vers l’individualisme, indissociable de la société de consommation. Désormais, depuis son canapé, on regarde un film en streaming, on appelle ses proches en vidéo et l’on commande son repas, voire on fait ses courses alimentaires… S’il en fallait une preuve, la plateforme de livraison Takeaway.com a publié un sondage affirmant que 44% des Belges avaient envisagé de commander leur repas de Noël en ligne!
D’autres conséquences de l’épidémie sont plus inattendues. Elles concernent les centaines de milliers de personnes qui sont ou ont été malades. Parmi les symptômes les plus spécifiques du SARS-CoV-2, on trouve l’agueusie et l’anosmie, qui peut toucher certains patients pendant plusieurs mois. Durant les fêtes, le chef étoilé Marcelo Ballardin, du restaurant Oak à Gand, s’est associé avec Kirsten Jaarsma, présidente de l’association pour les troubles olfactifs Reuksmaakstoornis.nl, pour imaginer une recette festive à destination de celles et ceux qui ont perdu le goût et l’odorat. Le chef a ainsi proposé un ravioli de homard, anguille fumée et chutney pimenté. Soit une « composition spécifique d’ingrédients et de textures » qu’il a dévoilée sur YouTube.
Libération de la parole
Enfin, dans le prolongement de l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo — qui, dès 2018, avait ébranlé le monde de la gastronomie américaine (avec la chute, par exemple, d’une star comme Mario Batali) —, la dénonciation des violences sexuelles dans le milieu de la cuisine a également touché la France. Et ce à travers une publication du site spécialisé Atabula.com mettant en cause le chef japonais Taku Sekine, du Dersou et du Cheval d’or à Paris. Très actif sur les réseaux sociaux durant le confinement, celui-ci n’a pas supporté les accusations publiques contre lui est s’est suicidé le 30 septembre.
Un geste tragique qui a, paradoxalement, mis presque fin à cette libération de la parole des femmes. Et ce malgré une enquête coup de poing du journal Libération en octobre. Début décembre, l’ouverture d’une enquête pour viol et agression sexuelle contre Guy Martin, doublement étoilé au Grand Véfour à Paris, relançait ce #MeToo de la gastronomie et, le 26 décembre, pouvait enfin sortir la grande enquête de Mediapart sur le sujet. Une enquête qui concernait les violences physiques, psychologiques et sexuelles mais aussi les propos racistes et homophobes.
Dans la vague du mouvement Black Lives Matter né en 2013 et dont la flamme a été rallumée par la mort de Georges Floyd, le 25 mai 2020, les Etats-Unis se sont mis à se poser des questions sur la place des minorités et des personnes de couleurs dans divers secteurs de l’économie. Dans la restauration, la crise provoquée par le Covid-19, qui a mis des millions de travailleurs étrangers sous-payés sur le carreau, sans perspective de retrouver du travail après la crise, a aussi permis de délier les langues. En 2020, l’éditeur en chef de Bon Appétit, Adam Rapoport a ainsi dû démissionner, après que son équipe ait dénoncé une culture raciste au sein du magazine, tandis que de nombreux chefs ont aussi fait les frais d’accusations, comme Abe Conlon du restaurant Fat Rice à Chicago, qui a dû fermer ses portes définitivement.
En Belgique, des rumeurs circulent évidemment dans le petit milieu de la cuisine, mais la libération de la parole n’a pas encore eu lieu. Espérons qu’elle pourra se faire en 2021…