Depuis 2013, à Verlaine, près de Huy, Éric Brumenil cultive des agrumes à destination de quelques chefs belges.

Éric Brumenil dégaine son canif. « Vous allez goûter au meilleur agrume du monde! », s’exclame-t-il, sûr de son fait. Nous sommes à Verlaine, à quinze kilomètres de Huy et le bonhomme, qui produit ici une cinquantaine de variétés d’agrumes depuis 2013, découpe un citrus flaviculpus, aussi connu sous le nom d’ōgonkan ou ki-mikan, une sorte d’orange jaune originaire de la préfecture de Kagoshima au Japon. Il est encore un peu vert mais l’agrume est déjà très juteux et son goût est explosif! « C’est ma madeleine de Proust, avec ce goût de bonbon acidulé, et son parfait équilibre entre acide et sucré. » 

Juste à côté, un oranger de Calabre. On déguste aussi le fruit. Étrangement, en comparaison, il n’a aucun peps… « Les gens sont habitués à goûter des agrumes sans saveur! Cet arbre-là sera éliminé l’année prochaine », s’exclame le producteur. Un peu plus tôt dans la matinée, il critiquait aussi les agrumes de grandes surfaces, trop acides, trop rabougris: « Vendus trop longtemps après leur cueillette, ils ont consommé tout le sucre qu’ils contiennent pour survivre sur les étals… »

Yuzu, sudachi, satsuma ohara... La collection d’agrumes d’Éric Burmenil est majoritairement japonaise, mais pas que. Il cultive aussi des faustrimes, des finger limes… Photo Éric Brumenil.

Des variétés japonaises

Question de goût, Eric Brumenil a fait le choix de se spécialiser dans les agrumes japonais. « Les variétés japonaises sont dix fois meilleures que les autres! Sauf qu’elles sont difficiles à obtenir… », lance-t-il. « En fait, au Japon, il y a en général un fruit par préfecture et il est interdit de voyager avec ces fruits », explique-t-il. Mais, comme tout bon collectionneur d’agrumes qui se respecte, il parvient quand même à se procurer des graines.

Sur son terrain, une ancienne pâture pour vaches et chevaux, il cultive en biodynamie et selon les principes de l’agro-foresterie, 150 variétés de fruits et des poivriers (Sichuan, Timut, Sancho…), qui cohabitent harmonieusement les uns avec les autres. Dans l’une de ses serres, les raisins d’Overijse côtoient ainsi des asperges ou des pêchers et ses fameux agrumes japonais. Là un yuko qui n’a pas encore de fruits. Très rare, cet agrume, qui n’est plus cultivé qu’à Tokushima dans l’est de Shikoku, la plus petite des principales îles japonaises, a bien failli disparaître du Japon.

Le nouveau yuzu

Autre perle de cette préfecture, où il est cultivé depuis le VIIIe siècle, le sudachi croule, lui, sous les fruits… « Le futur yuzu, selon Sang-hoon Degeimbre! », décoche Eric Brumenil. Le chef doublement étoilé de L’Air du Temps à Liernu apprécie en effet cet agrume de petite taille: « Son parfum subtil est entre la mandarine et le yuzu, et sa versatilité devrait séduire de nombreux chefs… » Au Japon, frais, le sudachi est utilisé en lamelles, dans un plat de nouilles soba ou en accompagnement des viandes et des poissons grillés. 

Juste à côté, on aperçoit des fruits jaunes de belle taille à la peau noueuse: du yuzu démon! Un agrume à l’écorce exceptionnelle que l’on consomme en entier, comme le cédrat. « Je suis le seul à avoir cette variété! », dit avec fierté le collectionneur, qui cumule les raretés. Comme son agrume signature, le yuzu sans pépins! « Habituellement, ce fruit ne contient que des pépins et peu de jus. Ici, c’est le contraire. Et c’est un bonheur pour le cuisinier! Mais j’ai eu de la chance, ça s’est fait spontanément, comme pour d’autres agrumes de cette serre… »

Photo Éric Brumenil.

Une culture délicate

Il faut en général 5 à 6 ans à Eric Brumenil — même s’il peut parfois obtenir des résultats après 2 ou 3 ans seulement — pour obtenir un arbuste à partir de la graine. Le plant est ensuite greffé sur un porte-greffe (un poncirus ou citron melo), qui donne des fruits de belle taille et permet surtout de résister à des températures beaucoup plus basses… Car cultiver des agrumes en Belgique, n’est pas une sinécure… « Il y a quatre ans, j’ai perdu les trois quarts de mes arbres quand les températures sont descendues à -8°C », se souvient le producteur belge qui, depuis, maintient une température toujours supérieure à 0°C dans ses serres, en évitant toutefois de les surchauffer.  Grâce au plastique qu’il utilise, la température peut grimper à 30°C en hiver s’il y a un beau soleil et même 60°C en été, où il faut au contraire impérativement ouvrir les serres pour les rafraîchir.

Pour combattre les nombreuses maladies et autres insectes qui infestent régulièrement les cultures d’agrumes — dans certains pays, comme la Guadeloupe, la cochenille peut ainsi faire des ravages —, M. Brumenil utilise des micro-organismes activés élaborés à partir de mélasse de canne et des huiles essentielles. « C’est très cher, mais je suis le seul au monde à pouvoir présenter un examen de mes agrumes sans aucun résidu de produits chimiques! », se félicite le producteur belge, qui tient aussi à préciser que lorsqu’on parle d’un agrume non-traité, cela ne signifie pas que celui-ci a été cultivé sans produits chimiques. « C’est presque impossible pour les agrumes, même dans le sud de la France. Non-traité, ça veut juste dire qu’on ne les a pas recouverts de la dernière couche de fongicide qui les protège de la pourriture après la cueillette… »

Photo Éric Brumenil.

Un professionnel des agrumes 

Éric Brumenil produit aujourd’hui 125 kilos d’agrumes par an, de quoi avoir comme clients quelques chefs belges triés sur le volet (cf. ci-dessous), mais ce sera dans deux ou trois ans que ce restaurateur de voitures anciennes pourra définitivement oublier son ancien métier pour devenir un vrai professionnel des agrumes. La prochaine étape, c’est l’acquisition d’une nouvelle serre de 500m2 (contre 180 m2 pour l’actuelle) et, à terme, il vise une production annuelle d’une tonne d’agrumes.

Photo Éric Brumenil.

Pourtant, tout a commencé par hasard, avec un citronnier acheté il y a 20 ans dans une jardinerie. « Le premier a gelé, puis j’en ai racheté un autre, que j’ai rentré pendant l’hiver. Il est mort aussi car il n’y avait pas assez d’humidité… », se souvient en souriant M. Brumenil. Mais ses premiers tâtonnements se sont vite transformés en succès. Et, après avoir visionné un reportage sur l’agro-foresterie, il a le déclic: « Pendant la nuit, j’ai fait mes calculs. Du blé, ça rapporte 400€ à l’hectare, tandis qu’avec 1 hectare d’agrumes, on peut gagner plus d’un million d’euros… » 

Comme Éric Brumenil est le seul producteur d’agrumes belges de cette envergure, il n’y a pas de raisons de douter de son succès…

Toqués d’agrumes 

C’est Sang-hoon Degeimbre, de L’Air du Temps** à Liernu, qui a été le premier client d’Éric Brumenil. « Éric m’a contacté il y a quatre ans. Il voulait que je goûte ses agrumes. J’étais interloqué et j’ai voulu voir sur place comment il bossait. Un producteur d’agrumes en Belgique, c’est incroyable! C’est original et originel, car il a des variétés japonaises authentiques », s’enthousiasme le chef belge.

Degeimbre est particulièrement friand de ses sudachis, qu’il utilise verts pour les préparations salées et plus mûrs en dessert, des rarissimes yuzus panachés, des dekopons (un hybride japonais caractérisé par une large protubérance au sommet du fruit) ou encore des feuilles de merdeka, qui rappellent celles du combava. Pour l’étoilé, les yuzus d’Éric Brumenil sont même meilleurs qu’au Japon! « J’ai redécouvert plein d’agrumes grâce à Éric, qui est un véritable passionné. En plus, on n’a pas peur de consommer ses fruits entiers car ils ne sont pas pulvérisés. »

Du zeste aux pépins

Le grand chef wallon, qui joue beaucoup sur l’acidité en cuisine, avec notamment les lacto-fermentations, fait varier son répertoire acide grâce aux agrumes. Il explore ainsi toutes les nuances de leur palette aromatique, en exploitant les fruits dans leur entièreté. Il réalise des sels d’agrumes « au parfum magique » avec le zeste; il conserve les pépins et le ziste pour faciliter la prise de confitures de fleurs; il trempe la chair quelques secondes dans l’azote liquide pour récupérer en un instant de minuscules pochettes de jus qui viendront apporter du peps à n’importe quel plat. Sur le principe de l’ail noir, il prépare également des sudachis noirs entiers, à la texture moelleuse et à la fraîcheur acide, qu’il réduit en purée et mêle par exemple à une crème au beurre pour garnir un éclair meringué au yuzu.  « Les épices et les agrumes sont les fleurs de l’hiver », poétise le chef étoilé. La diversité gustative des agrumes compensant le manque de couleurs de la saison.

Travailler avec les agrumes de M. Brumenil est une façon pour San Degeimbre de poursuivre sa quête locavore. « Même s’il chauffe un peu pour maintenir ses serres à 0°C, l’impact carbone des agrumes d’Éric est moindre que si on devait les faire venir du sud de la France… Et je préfère travailler avec des producteurs à côté de chez moi », prône le chef.

Sur le plan de travail de L’Air du Temps: un éclair au yuzu, crème au beurre de sudachi noir et meringue au yuzu. Quand San Degeimbre magnifie les agrumes d’Éric Brumenil.

Des agrumes comme des légumes

Même son de cloche du côté de chez Grégoire Gillard, jeune chef de Barge, la sensation gastronomique bruxelloise du moment, qui a découvert les agrumes d’Éric Brumenil lorsqu’il travaillait à L’Air du Temps. « En travaillant chez San, j’ai découvert qu’on pouvait travailler les agrumes en sortant du carcan des recettes moyen-orientales ou des desserts », explique le jeune chef. « Avant, j’essayais d’éviter un maximum de travailler avec des agrumes, car ils manquent de traçabilité ou de qualité intrinsèque. Et comme souvent on n’utilise pas le citron pour son goût mais son acidité, je réalisais une infusion d’herbes ou de plantes avec de l’acide citrique ou ascorbique. Ou alors je jouais avec le vinaigre et les fermentations. Mais ce n’est pas toujours facile de remplacer le citron dans la cuisine française. » 

Ces agrumes wallons, Grégoire Gillard les travaille « comme s’ils étaient des légumes », en jonglant avec l’acidité, l’acidulé, l’amertume. « J’achète 15 à 20 kg d’agrumes par an à Éric et j’aime les travailler en entier et donc les choisir à la juste maturité pour valoriser le jus, l’albedo, le zeste… C’est un ingrédient de luxe (40€/kg), mais on n’en met pas beaucoup. Je les utilise en condiment pour booster une assiette. Avec les bergamotes, j’infuse le zeste dans l’huile et je conserve le reste du fruit sous sel. Les sudachi, je les cuit entiers avec 5 à 10% de sucre, en fonction de leur maturité, et puis je mixe pour en faire comme une marmelade, que j’assaisonne en fonction de l’utilisation, avec du piment pour un plat salé par exemple. » Autant de bonnes idées à mille années-lumière des réflexions stéréotypées sur les agrumes…

Sur la table de chez Barge, on retrouve notamment un lieu jaune confit à l’huile, condiment sudachi au sel, butternut en pickles et purée, tranches de sudachi frais, beurre blanc au sudachi et tagette. L’idée du plat est de travailler sur les nuances de la couleur orange.