En cette rentrée, coup de projecteur sur quatre jeunes tables bourrées de talent, à Bruxelles, en Wallonie et en Flandre. Tandis qu’à la première San Pellegrino Young Chef Academy, David Martin et Filip Claeys donnaient leurs conseils avisés aux jeunes chefs…
Grégoire Gillard et Barbara Hoornaert – « Barge », à Bruxelles
Ah ce duo-là ! Capable, même en mode take-away, de faire des étincelles. Apte à nous faire voyager autour du monde en se jouant des produits locaux. Habile aussi à nous sensibiliser aux réalités du quotidien des producteurs.
Si le chef Grégoire Gillard, 31 ans, et la sommelière Barbara Hoornaert, 32 ans, les associés du restaurant Barge à Bruxelles, ont souhaité continuer à proposer leurs créations pendant le confinement, c’est d’abord pour honorer les engagements qu’ils avaient pris envers les producteurs locaux avec lesquels ils travaillent. « Pour nous, ce qui compte c’est l’humain. Créer des liens avec les fournisseurs, mais aussi les clients », insiste Barbara qui met un point d’honneur à se rappeler ce qu’ont bu ses clients. Une professionnelle formée à l’école hôtelière de Namur et diplômée du CEFOR qui a fait ses premières armes de sommelière à La Grappe d’Or* à Torgny pour enchaîner ensuite avec L’Eau vive** à Profondeville et L’Air du Temps** à Liernu.
« J’aime faire découvrir des vins que les gens ne connaissent pas, des appellations moins connues, des cépages qui sortent des sentiers battus. Et comme ici la cuisine n’est pas figée, les accords non plus. Car il n’y a pas d’accord parfait », s’enthousiasme Barbara, qui parvient toujours à surprendre, à faire plaisir, sans utiliser le vocabulaire guindé des sommeliers.
Comme beaucoup de chefs, ils sont, eux aussi, touchés par le manque de personnel : Grégoire Gillard est de plus en plus en salle, mais c’est finalement devenu une chance de pouvoir expliquer lui-même au client la philosophie du restaurant.
Diplômé lui aussi de l’école hôtelière de Namur, passé par le Louis XV*** d’Alain Ducasse à Monaco ou L’Air du Temps**, le chef est un formidable cuisinier. On n’oubliera pas cette déclinaison de pigeonneau des collines cuit sur coffre, dont les ailes étaient laquées, le cœur rôti à la flamme et les cuisses servies dans un bao.
Lorsqu’on s’attable ici, il y a une autre dimension… « Être chef, c’est avoir une responsabilité, celle d’acheter local pour soutenir un producteur et son activité. C’est important de connaître l’histoire derrière ce qu’on mange », insiste le chef très engagé.
Chez Barge, on ferme les yeux et on se laisse porter par le menu unique inspiré par le végétal, les herbes, les fleurs… et on passe un moment parfait.
L’étoile qu’ils mériteraient haut la main, ils ne la souhaitent pas à tout prix. « Je n’ai pas envie de standardiser mon travail pour maintenir la qualité. Je veux garder la fraîcheur dans ce que je fais, ne pas perdre mon âme », avoue Grégoire.
Et Barbara d’ajouter : « On veut une clientèle qui vient pour nous, pas pour l’étoile ! »
Kevin Perlot – « Vertige », à Bruxelles
On avait croisé Kevin Perlot chez Pépite à Namur. Alors très timide le jeune chef de 23 ans osait à peine sortir de sa cuisine… Mais faisait déjà montre d’un certain talent en proposant des assiettes bistrotières enlevées. Après avoir passé trois ans dans la capitale wallonne, on retrouve le jeune homme de 27 ans beaucoup plus sûr de lui. Cette fois à la tête des cuisines de Vertige, au centre-ville de Bruxelles, qui lui ont été confiées par Sang-hoon Degeimbre (L’Air du Temps**, Liernu), son mentor.
En effet, après des études d’hôtellerie à l’Ilon Saint-Jacques à Namur, Kevin enchaîne avec l’Académie de Vieusart de Jean-Luc Pigneur, et les stages chez nos meilleurs chefs : Christophe Pauly du Coq aux Champs* à Tinlot, Christophe Hardiquest chez Bon Bon** à Bruxelles et enfin San Degeimbre. « Chez Bon Bon, j’ai appris la profondeur de goût, le jusqu’au-boutisme. Tandis que L’Air du Temps est le premier restaurant où j’ai travaillé où le végétal était réellement mis en avant. Où le poisson et la viande étaient plutôt un condiment. J’ai été beaucoup influencé par San sur le végétal, qui est aujourd’hui la colonne vertébrale de mes deux menus chez Vertige« , explique Kevin, pour qui le local coule aussi de source. Il travaille ainsi avec les légumes du Monde des Mille Couleurs à Ypres ou de chez Cycle Farm à Bruxelles.
Et lorsqu’on goûte à ses tagliatelles de légumes à l’huile de céleri, salicorne, kombu et laitue de mer avec une écume iodée, un jaune d’œuf cuit par le froid et quelques coques juteuses, on se dit que ce jeune-là a tout compris de la cuisine !
« Je pense que j’ai acquis en maturité. Avant, j’aimais le côté expérimental, l’originalité, sans me soucier de la satisfaction du client. Aujourd’hui, je distille mieux cette originalité. C’est moins brutal, plus assuré », analyse Kevin Perlot. Qui surprend avec des assiettes où se mêlent fraîcheur, acidité, amertume… Des saveurs qui mettent toujours le palais en éveil.
Être à la tête d’un restaurant chapeauté par San Degeimbre est un challenge, mais aussi beaucoup de pression pour le jeune, chef qui se verrait bien ouvrir plus tard un restaurant plus décontracté aux prix plus abordables. En attendant, s’il pense à l’étoile, c’est avant tout « pour la prospérité de Vertige. Mais avoir un restaurant qui fonctionne, c’est déjà une ambition. Et à deux seulement en cuisine, on a encore beaucoup à peaufiner… »
Thomas Gellynck et Lara De Vlieger – « Commotie », à Gand
Ces deux-là, on les a connus en novembre 2019. Leur pop up gantois allait bientôt prendre fin et ils avaient déjà le projet d’ouvrir leur adresse actuelle…
Commotie, le restaurant éphémère du jeune couple Thomas Gellynck, 27 ans, et Lara De Vlieger, 29 ans, devait durer un an, mais il a finalement duré plus de deux ans et a même – chose rare pour un pop up ! – été mentionné dans le Gault&Millau. Il faut dire que, lui, seul en cuisine, et elle, en salle, étaient bluffants ! Thomas envoyait des assiettes explosives, tandis que Lara, un diplôme WSET2 en poche, trouvait toujours l’association vineuse pour surprendre et faire mouche. Bref, on était séduits ! Ils n’avaient pourtant pas un bagage culinaire immense derrière eux…
Rebelle jusqu’au bout des ongles, Thomas Gellynck a enchaîné les écoles de cuisine : Coxyde, Spermalie, Namur… « L’école ce n’était pas mon truc. Je voulais faire mon truc à moi. J’ai arrêté à 18 ans et puis j’ai travaillé au bar du Café Théâtre à Gand. Mais à 22 ans, j’ai eu l’opportunité de lancer un premier pop up à Courtrai dans un hôtel qui allait être détruit. C’est de là d’ailleurs que vient le nom « Commotie », car la destruction de l’hôtel avait suscité une vive émotion à Courtrai. » raconte Thomas. « Je me souviens avoir pensé… plus jamais je n’ouvrirais un restaurant ! », se souvient Lara. Parce qu’ils sont jeunes et un peu fous, ils dormaient dans le frigo du restaurant… Mais un de leurs clients, un promoteur immobilier, les repère et leur propose de remettre le couvert dans une charmante maison de nouveau destinée à la démolition, à Gand cette fois…
Depuis octobre 2020, grâce à un (bon) banquier qui a cru en eux et à un prêt de leurs parents, ils sont les heureux propriétaires d’une superbe villa dans la périphérie gantoise. Un ami designer a transformé l’ancienne piscine de la maison en une superbe salle de restaurant à la fois chaleureuse et contemporaine, avec une immense cuisine ouverte.
Désormais secondé en cuisine, Thomas développe son style, en travaillant les fermentations, les cuissons à la flamme, tout en trouvant le juste équilibre entre une cuisine locale et minimaliste à la nordique et une cuisine gourmande à la française.
Tandis que Lara montre toujours plus de talent à associer de jolies quilles avec les créations de Thomas. Et elle pioche joyeusement des herbes aromatiques dans le jardin qu’ils développent autour de la maison pour mixer des cocktails dignes de ce nom.
Les étoiles, ils n’y pensent pas vraiment. « Nous voulons cuisiner pour des clients qui nous comprennent, pas pour ceux qui viennent pour une étoile Michelin ! »
Alessandro Ciriello – « L’Horizon », à Chaumont-Gistoux
Formé à l’école hôtelière de Wavre, Alessandro Ciriello a fait des stages au Hof Van Cleve*** de Peter Goossens à Kruisem, chez Maxime Colin à Kraainem et au feu Sea Grill** d’Yves Mattagne à Bruxelles, chez qui, entre le resto gastronomique et le service traiteur, il est resté plus d’un an. Avec sa forte personnalité et son franc-parler, le jeune homme de 24 ans ne fait pas l’unanimité dans la profession. Mais on apprécie sa sincérité.
« J’ai toujours eu le foot en tête; je ne me souciais pas de mon avenir. Et puis à 18 ans, j’ai vu qu’il y avait un restaurant à remettre et j’ai voulu l’acheter sur un coup de tête, comme on achète un truc sur Zalando », avoue Alessandro. On est en février 2017 et le jeune homme est encore entraîneur des petits au Sporting de Charleroi. Un job qu’il gardera quatre ans, mais il finira par choisir la cuisine… et L’Horizon, le restaurant qu’il ouvre avec ses parents à Chaumont-Gistoux. Son père, Salvatore, est un Italien originaire de Caserta, dont toute la famille s’est exilée en Belgique à cause de la mafia, et qui collectionne les ouvertures de restaurants italiens. Il l’aide aujourd’hui en cuisine. Tandis que sa mère Veslava, Biélorusse immigrée en Belgique au début des années 90, s’occupe de la salle.
Une double origine qu’Alessandro Ciriello essaye de conjuguer en cuisine pour se trouver une identité culinaire. « J’ai été élevé par une nounou polonaise, parce que mes parents travaillaient tout le temps. Du coup, je n’ai pas vraiment la culture de la Belgique. J’ai découvert les Ardennes il y a deux ans seulement… J’ai visité la Biélorussie et l’Italie autant que la Belgique », explique le jeune homme.
S’il lui faudra encore un peu temps pour digérer tout ça, Alessandro Ciriello propose déjà une cuisine impressionnante, travaillant ses plats de manière très visuelle. Une cuisine léchée digne héritière d’un Yves Mattagne. Et la jeunesse n’empêche pas la détermination. « Je veux faire parler mes origines, mon histoire, affirmer ma personnalité. Et j’ai déjà fait évoluer ma cuisine, pour trouver plus d’équilibre entre le visuel et le goût », revendique le jeune chef.
Avec un menu créé, avec l’aide d’un illustrateur, sous la forme d’un jeu de cartes, il voulait marquer les esprits et c’est plutôt réussi. Tout comme son déjà très maîtrisé plat signature, une magistrale tartelette au tourteau de Roscoff aux langues d’oursin et caviar osciètre.
L’étoile ne hante pas les pensées du jeune chef, mais pourrait l’aider à concrétiser un rêve: ouvrir une seconde adresse street food…
D’autres jeunes chefs à suivre…
Du côté de la Wallonie, on suivra notamment avec attention les poulains du chef deux-étoiles Christophe Hardiquest (Bon Bon**). Dont le jeune Sebath Capela, devenu le chef du Indrani Lodge, un concept « de la ferme à la table » à Loupoigne. Mais aussi Basile De Wulf, qui, à 27 ans, a installé sa table éphémère dans une ferme de La Bruyère, près de Namur. Il y sert une cuisine gourmande réjouissante !
Mais toute notre attention se tournera bientôt vers Adrien Cunnac, qui a été le second d’Hardiquest pendant plus de huit ans. On murmure qu’il s’apprête à reprendre l’ancien Chez Odette à Williers, en France, à quelques minutes seulement de Florenville.
Du côté d’Arlon, on pressent un grand avenir à Anthony Tondu. À seulement 25 ans, il fait des merveilles au Victor, le second restaurant de Clément Petitjean (La Grappe d’Or*, à Torgny).
Toujours en Wallonie, on regardera aussi du côté de Namur La Table de Demain, où officie le jeune chef de 22 ans Kenzo Li. Un jeune prometteur, qui a décroché en 2021 le prix de Meilleur jeune rôtisseur de Belgique.
Autres chefs à tenir à l’œil à Bruxelles, Valerio Borriero, jeune chef exécutif du SAN Sablon, ou Diamantis Kalogerinis, qui partage la cuisine de Nicolas Scheidt à La Buvette, et qui sort des jolies assiettes inspirées.
En Flandre, on ira faire un tour à Courtrai chez Martijn Defauw qui a ouvert avec sa compagne Tessa D’haene, en salle, l’excellent Rebelle, où il sert une cuisine aussi gourmande que créative.
Et l’on poussera aussi jusqu’à Brakel pour découvrir la cuisine de Jonas Haegeman et de sa sœur Laurence, très portée sur le végétal, au De Vijf Seizoenen.
Les défis des jeunes chefs
Lors de la première édition de la San Pellegrino Young Chef Academy, initiative portée par la marque italienne très investie dans le secteur de la gastronomie, et David Martin (La Paix**, à Anderlecht), six jeunes chefs du BeLux avaient été invités, le 30 août dernier, à partager un moment avec le chef français doublement étoilé et un chef invité, cette fois le Brugeois Filip Claeys (De Jonkman**), autour du thème « Le local est vital ».
Au-delà du repas locavore préparé tous ensemble, il s’agissait aussi, tout en cuisinant, d’évoquer avec eux des sujets importants.
Difficultés logistiques
Travailler avec des produits locaux est aujourd’hui l’idéal de beaucoup de chefs mais dans la pratique, ce n’est pas toujours simple, comme le souligne l’un des jeunes chefs, Lorenzo Di Miceli (Storia di Miceli, à Liège) : « J’ai essayé de travailler avec des petits producteurs, mais j’ai rencontré de nombreux problèmes. La production ne suivait pas toujours et la logistique, n’en parlons pas ! »
Même si David Martin avoue que ce n’est pas facile dans les petites structures, que c’est la guerre tous les matins, il enjoint pourtant les jeunes chefs « à s’adapter aux fournisseurs, à ne pas créer plus de deux ou trois types de garnitures en fonction de ce que le producteur a de disponible, ou à éliminer la carte pour avoir ainsi plus de liberté pour créer dans un menu. »
Trouver une identité
David Martin et Filip Claeys ont mis à l’honneur les poissons locaux durant le repas. Fondateur du projet « North Sea Chefs », le Brugeois a notamment expliqué comment il avait affirmé son identité culinaire en travaillant avec des poissons de la mer du Nord, au risque même de perdre sa clientèle. Tandis que David Martin impressionnait avec ses nouvelles créations – un foie gras de lotte et un wagyunata (sorte de lardo di Colonnata à base de bœuf wagyu japonais) -, il expliquait aux jeunes chefs que le chemin est parfois long et compliqué… Qu’il faut parfois faire de nombreux essais avant de parvenir au résultat souhaité.
Le chef de La Paix souhaite avant tout partager une philosophie de travail et faire passer un message : « Ne cédez pas à l’effet de mode, à l’assiette Instagram. Et surtout ne copiez pas ! Quand vous retournerez dans vos cuisines, remettez-vous à penser, à réfléchir. Trouvez votre propre voie ! »
Où sont les femmes ?
Ce jour-là, il y a une seule femme sur les six jeunes chefs sélectionnés… À 26 ans, l’Italienne Rosa Caldarola vient de prendre la tête des cuisines du flambant neuf et luxueux hôtel Juliana, au centre-ville de Bruxelles. Elle évoque la difficulté, quand on est jeune, étrangère et a fortiori une femme, d’être crédible aux yeux des propriétaires du restaurant ou des fournisseurs.
Originaire des Pouilles, la jeune femme de 26 ans ne souhaite pourtant pas bénéficier d’un traitement de faveur : « En choisissant ce métier, je savais à quoi m’attendre. Je savais que j’allais devoir faire face à des hommes parfois rudes, crus et durs en cuisine. Mais ce qui compte, c’est la détermination, la passion que j’ai pour mon travail, pas mon sexe. »
La quête du personnel qualifié
Autre défi important, qui ne touche pas que les jeunes chefs mais toute la profession : trouver du personnel qualifié, motivé à travailler en cuisine et surtout en salle. À 22 ans Alessio Morici, jeune propriétaire de L’Angélique à Andenne, a ainsi dû fermer son restaurant pendant plusieurs semaines… « J’ai réduit les horaires de travail et j’ai essayé d’impliquer mon personnel, en laissant de la place à leurs idées, mais rien n’y fait. Je n’arrive plus à trouver du personnel de salle professionnel. » Sans doute, l’une des plus grandes problématiques que les jeunes chefs auront à gérer…