En pleine crise du coronavirus, le chef deux étoiles de L’Air du Temps à Liernu, près de Namur, réfléchit à l’avenir de la gastronomie. Il mise sur des solutions locales et une offre individualisée.

Toujours sous le joug de la pandémie de Covid-19, de nombreux pays dans le monde ont été contraints de fermer leurs restaurants. Et alors que certains d’entre eux viennent de rouvrir leur portes en Chine en adoptant de nouvelles normes sanitaires (masques pour le personnel et les clients, tables ultra-distantes, désinfection après chaque service quand c’est possible…), on perçoit que, dans la gastronomie comme ailleurs, rien ne sera plus tout à fait comme avant…

Lorsqu’ils ne cuisinent pas pour le personnel hospitalier, les chefs confinés réfléchissent plus que jamais à l’après pandémie. Il faudra gérer la catastrophe économique, mais aussi et surtout faire preuve de créativité et se réinventer. 

Pour débuter cette série sur le futur de la gastronomie, on a choisi Sang-hoon Degeimbre, le chef doublement étoilé à L’Air du Temps à Liernu, près de Namur. Il fait partie des chefs conscientisés qui réfléchissent à leur impact sur l’environnement et la société. Il imagine la cuisine de demain. Dans sa ferme contemporaine, le chef de file des restaurateurs wallons a ainsi mis en place depuis plusieurs années un système de quasi autonomie alimentaire, avec un immense jardin de 5 ha, dont plus de la moitié est mis en culture. Mais l’ambition, c’est aussi de transformer L’Air du temps en un restaurant gastronomique 100% durable (y compris d’un point de vue énergétique, prochain grand chantier du chef), tout en cultivant une vision de la ferme traditionnelle. A priori passéiste, son modèle pourrait bien être celui du futur. Même si San Degeimbre doit, lui aussi, faire face à la crise.

Pieter d’Hoop / Schrodinger Studio

L’état des lieux 

C’est via Skype que l’on communique avec le chef, confiné dans son restaurant. Le chef a plutôt bonne mine. Il revient du jardin où, avec son jardinier Benoît Blairvacq, il est dans sa bulle… « Dans le jardin, on voit tout changer en l’espace de deux-trois jours, tout devient vert. C’est super beau. Si on ne regarde pas les infos, on est coupés du monde. Là, j’étais en train d’imaginer faire du pain pour mes voisins… On revient à un genre de petite entreprise locale. » 

Degeimbre semble n’avoir rien perdu de son enthousiasme, même si son entreprise est à l’arrêt. Comme beaucoup d’autres chefs dans le monde, il doit cependant faire ses comptes. « L’Air du Temps, c’est un sacré investissement, mais ça ne vient pas de notre poche. D’un point de vue de la trésorerie, on a tout gelé. On a négocié avec les propriétaires pour un report de loyer, avec les banques, on a des reports crédits, les TVA sont reportées, l’ONSS aussi. La majorité de nos frais, c’était le personnel, qui prend 40%, et le food cost, qui prend 25 à 30%. En fait, le retour sur investissement d’un restaurant, ça varie entre 5 et 10%, donc ce n’est pas grand chose. Le manque à gagner est réellement là… », explique le chef, qui préfère se montrer honnête. « Pour l’instant, tout le personnel est au chômage technique pour cas de force majeure. Donc, ça ne nous coûte rien et nos employés touchent 70% de leur salaire. La problématique, c’est quand on va reprendre avec 100% de notre équipe. Là, on peut se prendre les pieds dans le tapis en l’espace d’un mois si on ne reprend pas une activité à 60-70%. On va peut-être devoir se passer de 30% du personnel… »

Pieter d’Hoop / Schrodinger Studio

Clientèle locale et nouvelles normes sanitaires 

Autre souci, les restaurants des chefs stars, comme le Noma de René Redzepi à Copenhague ou le Central de Virgilio Martinez à Lima, ont une clientèle majoritairement étrangère… « Heureusement, la plupart des restaurants belges travaillent avec des clients locaux, nationaux et limitrophes. Ce n’est pas comme à Shanghai, où 90% des clients sont étrangers! Pour eux, c’est compliqué. J’en parlais avec Paul Pairet (Ultraviolet***). Il a une table de 10, qu’il a réduit à 8. C’est jouable, même si ses clients étaient à 80% des étrangers. Mais pour l’instant, ses autres restos marchent à 40% de fréquentation », explique le chef wallon. 

Pour conserver cette clientèle locale Sang-hoon Degeimbre sait qu’il va devoir se mettre au diapason de ce virus qui risque de devenir une maladie saisonnière… « Je ne me vois pas aller au restaurant avec un masque et voir les clients avec un masque. Il existe des tests qui vont être disponibles en pharmacie. Mon idée, c’est de tester tout mon personnel et de fournir une attestation au client qui le demande. Mais il faut que le client fasse aussi un test. C’est inévitable! », affirme-il.

Pieter d’Hoop / Schrodinger Studio

Une vision belgo-belge

Avec la fermeture des frontières qui risque de durer, la réflexion du chef sur le local est poussée plus loin. « L’avantage de cette crise, c’est qu’on va revenir à une certaine pensée individuelle en fonction de chaque pays. On est en Belgique, on doit donc réfléchir en interne à nos propres spécificités. Aujourd’hui, avec la fermeture des frontières, des restaurants, la fermeture sociale presque, on est obligé de vivre dans un microcosme familial, national », réfléchit le chef.

On a du mal à imaginer, dès lors, l’avenir de certaines listes et autres classements internationaux… « Les listes n’apportent rien. Ça met juste en avant certaines personnalités, toujours les mêmes en fait. Aujourd’hui, s’il y a un classement qui doit être valide c’est un classement belge fait par des Belges! Le problème, avec Michelin par exemple, c’est que c’est une marque basée en France qui fait la promotion de la cuisine française, le Fifty Best, c’est un modèle anglais avec un côté plus décalé. La Liste, c’est de nouveau un modèle français… C’est de la politique! Ce qu’on décrie aujourd’hui avec la crise, c’est la politique. La gastronomie se fera quoiqu’il se passe, à partir du moment où le langage est compris par les Belges qui viennent chez moi. Je suis dans un terroir, je l’ai adopté, le terroir m’a adopté. Je suis Coréen mais j’utilise des techniques coréennes avec des produits belges! »

Autonomie alimentaire

À une époque d’urgence climatique, et encore plus dans le contexte actuel, Degeimbre plaide pour un retour au modèle des fermes traditionnelles. « C’était quoi les fermes avant? Des gens qui vivaient à la campagne, qui cultivaient, qui avaient leurs animaux pour se nourrir et ils n’avaient pas besoin d’aller acheter des choses à l’extérieur. Le surplus, c’était pour améliorer leur quotidien, avec un peu de commerce ou de troc. Dès que tu dépasses de très loin tes propres besoins, tu surproduis. Nous, on revient à un système presque autarcique. On s’engage à prendre un maximum du jardin ou à des producteurs locaux et on se rend compte que si on arrive à vivre et à faire vivre les gens qui sont dans le resto, c’est suffisant. On n’a pas besoin d’un gain énorme. Aujourd’hui, si je ne voyage pas, tant pis. Aujourd’hui, on peut voyager virtuellement et si on voyage, allons à la rencontre des gens. Ça donnera encore plus de valeur au voyage! »

Pieter d’Hoop / Schrodinger Studio

Une offre unique 

Degeimbre estime que, d’ici la fin de l’année, environ 30% des restaurants auront disparu… « Tous les restaurants fragiles vont tomber. Il faudra avoir une vraie réflexion managériale, ne pas multiplier des offres déjà présentes. On ne va pas demander d’uniformiser la restauration mais au contraire de l’individualiser encore plus. J’ai l’intime conviction qu’on va attirer les gens avec quelque chose d’unique. C’est pour ça qu’on a mis en place « Terroir intime ». On y invite les gens à entrevoir les coulisses du restaurant, en leur faisant découvrir le jardin, la cave, la cuisine. Notre univers, c’est plus que le mètre carré qui compose ta table et le chemin pour aller aux toilettes… » Un concept proche de l’expérience que propose Dan Barber dans sa ferme au nord de New York, au Blue Hill at Stone Barns.

Mais contrairement à René Redzepi par exemple, le chef wallon ne pense pas que cette crise sonnera le glas des dîners à rallonge au restaurant. « Ça va être l’effet post crise. Les gens vont avoir besoin qu’on s’occupe d’eux et peu importe s’ils passent 5 heures au restaurant… Si on s’occupe bien d’eux, ils ne s’en rendront pas compte! » 

En attendant, si la situation se prolonge, Sang-hoon Degeimbre devra décider quoi faire des légumes du jardin. Il vend déjà quelques bottes de radis ou de navets à la plateforme de vente en ligne eFarmz, mais lorsque la saison battra son plein… « Dans un mois, on va être débordé de légumes. Je suis prêt à faire des paniers L’Air du Temps. Ça n’aura rien à voir avec un panier du magasin bio du coin. Il y aura une réflexion sur l’emballage, qui devra être recyclable. Ça sera aussi l’occasion de mettre en avant mes fournisseurs. Je pourrais demander à Lothar Viltz à Murringen de me faire une vache et je la détaillerai ou je pourrais préparer de la truite d’Ondenval… pour apporter de la valeur ajoutée au produit. Mais c’est pas ça qui va payer mes 40000 € de factures avant chaque mois… »

Infos pratiques

Lancés ce samedi, les « Paniers de l’Air du Temps » sont vendus au prix de 65€ et sont à commander du vendredi 12h au lundi 12h sur le site du restaurant https://airdutemps.be. A retirer le jeudi qui suit, entre 16h et 18h, à Bruxelles (au SAN Sablon – 12 rue Joseph Stevens 1000 Bruxelles) ou à L’Air du Temps (2 rue de La Croix Monet, 5310 Eghezée – Liernu).

Les produits du moment:

  • 1 pain au levain épeautre et seigle (farines de Baré et Moulin de Hollange)
  • 1 botte de radis multicolores (Jardin de L’air du temps)
  • 1 botte de navets Hakurei (Jardin de L’air du temps)
  • 300 g de filet de truite saumonée (Nicolas Marichal à Ondenval)
  • 1 feuillet du partage (astuces, conseils, instructions, informations)
  • 2 croquettes de crevettes grises
  • 2 gimbap (préparation de riz, légumes…roulé dans une feuille d’algues)
  • 1 bouteille (20 cl) d’eau aromatique de L’air du temps
  • 1 bouteille de Judukru blanc Auxerrois Liernu (production de L’air du temps 2018)

Pour compléter

  • Djîn, le gin de L’air du temps, 50 cl : 45 €
  • Miel du Jardin de L’air du temps : 12 €

Pieter d’Hoop / Schrodinger Studio