“Mets ta main sur le sol. Tu sens l’énergie qui envahit ton corps quand tu te connectes avec la terre ?” Cette invitation de Dries Delanote pourrait prêter à sourire. Mais ce serait méconnaître le lien profond que ce maraîcher de Flandre Occidentale entretient avec la nature dans son “Monde des Mille Couleurs”, une ferme de 8 hectares qu’il cultive sans intrants chimiques depuis 2006 à Dikkebus, près d’Ypres.

Dries Delanote fait figure de “bon sauvage”, un homme qui semble ne pas avoir été corrompu par la société, qui n’a pas rompu le cordon ombilical qui le relie à mère nature. Il vit sur un lopin de terre préservé, dans une nature luxuriante, où l’homme et les plantes vivent en harmonie.

“Tu vois, là-bas, ces champs de monocultures à perte de vue ? Ça, c’est le top du management, dit-il avec ironie. Grâce au Boerenbond, en une génération, la production a triplé. On surproduit et on exporte à tout va des choses sans valeur. On tue la planète et l’être humain à petit feu. Les gens deviennent faibles, car ils mangent des légumes qui n’ont jamais touché la terre. Le consommateur achète des tomates et des aubergines en hiver, des fraises pour la St-Valentin… Il faut complètement revoir la façon dont on travaille la terre, arrêter de subventionner l’agriculture intensive, empêcher que cette terre soit aux mains de quelques très gros producteurs… “

À 46 ans, ce fils de paysan traditionnel, professeur d’agronomie biberonné aux produits phytosanitaires sait de quoi il parle. Il a définitivement tourné le dos à l’agriculture conventionnelle après un voyage chez des collègues en Afrique. Le choc de voir, dans le cadre de projets subventionnés pas l’Europe, « des enfants semer à mains nues des graines fluorescentes bourrées de pesticides… »

Dries Delanote est le maraîcher belge le plus connu à l’international. Il travaille notamment avec Anne-Sophie Pic, cheffe trois étoiles à Valence. ©Didier Bauweraerts 

Respecter toutes les plantes

En explorant les serres du maraîcher, en voyant du chénopode blanc côtoyer un gigantesque physalis, des orties ou encore du persil, on se demande comment il parvient à gérer ce merveilleux fouillis. “Tu vois cette plante, c’est de l’herbe Napoléon. En général, on l’élimine, mais chez nous on la mange ! Cette herbe sauvage a un goût d’artichaut. C’est bon hein ? “
En plus de quelques parcelles mises en bioculture, Dries Delanote pratique en effet l’agriculture sauvage. “Là, il y a de l’amarante, là, de la consoude qui est très bonne pour la terre. On essaye de respecter toutes les plantes. Elles survivent d’elles-mêmes et on doit collaborer avec elles. L’important, c’est de créer un biotope dont nous aussi on fait partie. Et tous les ans, je sens que ce biotope se renforce. Je vois de plus en plus d’insectes, d’abeilles, des oiseaux qui font leur nid…”, se félicite Dries Delanote.

La jungle de Dries Delanote, particulièrement riche en plantes sauvages et en fleurs. ©Didier Bauweraerts

Pour Nicolas Decloedt et Caroline Baerten, les deux têtes pensantes du restaurant végétal Humus x Hortense à Bruxelles, travailler avec Dries Delanote était une évidence. “On s’est rencontrés il y a neuf ans, lorsque j’étais encore le chef de ‘Eat Love’à Gand et j’ai tout de suite été séduit par la qualité des produits, mais aussi par le personnage et sa philosophie”, raconte le chef bruxellois. “En venant chez Dries, en parlant avec lui, on a compris que c’est l’agriculture régénératrice qui donnait cette saveur si particulière à ses légumes. C’est cela que nous voulons soutenir, pas seulement les bons produits, mais un système d’agriculture différent”, insiste Caroline Baerten.

Caroline Baerten est à l’origine du mouvement Soilmates. ©Didier Bauweraerts 

Se mettre au diapason de la nature

Une vraie complicité unit ces trois-là, qui ont appris à fonctionner de concert avec la nature. “Cette semaine, il n’y avait plus de fenouil dans le jardin de Dries. C’était plus tôt que prévu, mais on n’a pas couru chez Delhaize pour en acheter. On a parlé avec lui, on a vu ce qui était disponible et, en urgence, on a créé une nouvelle recette pour le menu”, raconte Nicolas. “Aux clients du restaurant, je ne dis pas qu’on suit les 4 saisons, mais les 24 micro-saisons. Toutes les semaines ou toutes les deux semaines, un plat change, car nous suivons le rythme de la nature”, ajoute Caroline. Qui essaye de transmettre, dans un contexte urbain, les émotions et l’enthousiasme qu’elle éprouve pour le travail de Dries Delanote, mais aussi un message holistique autour de la production de la nourriture à des gens bien souvent déconnecté de la terre. “À travers les cinq sens, nous voulons transmettre quelque chose qui va au-delà de l’expérience hédoniste, nous voulons transmettre une conscience écologique.”

Ainsi, avec Dries Delanote, ils ont notamment lancé le “Heritage Bean project” autour de variétés anciennes de haricots cultivées en Belgique. “C’est un produit un peu oublié de la gastronomie et important pour le climat. Les haricots nourrissent la terre, remplacent les protéines animales et offrent une incroyable biodiversité”, s’enthousiasme Caroline Baerten tout en poursuivant la balade dans les serres.

La joyeuse troupe s’immobilise devant une amarante. “C’est une plante annuelle ! Certaines plantes ou herbes reviennent, d’autres pas. Les semences sont là, mais les conditions ne sont pas toujours favorables. C’est la magie de la terre !”, lance Dries de manière espiègle.

On s’arrête encore, devant un fenouil cette fois. Caroline prend la parole : “Notre relation avec Dries et son jardin est à ce point exceptionnelle que nous suivons le même cycle de deux ans au restaurant. Avec le fenouil, cette année, on utilise les racines et le bulbe et puis l’année prochaine, on utilisera la floraison.”

En initiant le mouvement Soilmates, Nicolas, Dries et Caroline entendent bien remettre la terre au coeur de notre système alimentaire. ©Didier Bauweraerts

Examiner une plante sous toutes les coutures

“Touche la sauge ananas pour sentir son parfum. Regarde sa sublime fleur rouge. L’être humain n’arrive pas à saisir la beauté d’une fleur… Regarde encore cette vraie sauge. Son odeur châsse les mauvais esprits !”, confie le maraîcher. Il tend un calice contenant quelques graines. “C’est le caviar de sauge. Il faut le manger avec une petite cuillère en or”, dit-il maintenant d’un ton rieur. Plus sérieusement, il ajoute : “C’est comme ça qu’on regarde toutes les plantes. Dans chacune d’elles, le bonheur est dans les petites choses. J’apprends dans les livres anciens, mais je me laisse surtout inspirer, je teste. Je suis un homme sauvage dans mon jardin !”

Toujours un brin farceur, c’est vers un coin de la ferme qui contient des cornichons d’âne que le jardinier nous emmène. Ces concombres ne sont pas comestibles, mais ils sautent et explosent dès qu’on les touche… “J’adore les variétés anciennes, elles sont plus résistantes. Le concombre normal attrape le mildiou après quelques mois. Toutes les plantes dont l’homme a poussé la production deviennent malades. Sans intervention humaine, les plantes ne sont jamais malades…”, affirme Dries Delanote. Avant de passer un dernier message : “Combien de plantes comestibles connaît-on en moyenne ? Soixante ? Et la moitié de ces plantes ont sans doute été produites hors sol… La nature a pourtant des milliards d’années, une biodiversité incroyable. On doit s’alarmer pour la prochaine génération. Il faut comprendre que la nourriture, ça vient de la nature et qu’on doit respecter celle-ci.”

Dries Delanote, Caroline Baerten et Nicolas Decloedt en quête des prochains légumes qui composeront le menu végétal de «Humus&Hortense » à Bruxelles.. ©Didier Bauweraerts

En communion avec la terre

En croquant dans une tomate juteuse à souhait et riche en nutriment, car elle a poussé lentement et ancré profondément ses racines dans le sol, Caroline Baerten nous dit avoir eu son “wake up call” suite à la lecture d’un rapport alarmant des Nations Unies datant de 2014. “Si on n’agit pas contre l’appauvrissement des sols, il ne resterait à l’humanité que 60 ans de récoltes avant que la terre ne s’épuise”, raconte-t-elle, toujours sous le choc. “Il fallait qu’on partage ça. Pas de façon scientifique, mais pour toucher le plus de gens possible”, explique-t-elle.

C’est alors qu’elle a l’idée avec Nicolas Decloedt, leur maraîcher Dries et la créative Alexandra Swenden (Swenden Studio) de fonder le collectif “Soilmates”, où la terre joue un rôle central, dans une nouvelle vision globale du système alimentaire et où l’agriculture régénératrice semble être la solution pour préserver la terre nourricière pour les générations futures.
Dans la foulée, ils décident d’organiser un premier événement au “Monde des Mille Couleurs”, qui aura lieu les 23, 24 et 25 août (cf.  ci-dessous).

Le chef Nicolas Decloedt. ©Didier Bauweraerts 

“C’est une réflexion qui est née pendant le Covid. On avait besoin de se reconnecter à la terre, d’inspirer les collègues et de regrouper des gens qui pensent de la même façon que nous. Pour moi, le restaurant, c’est avant tout un véhicule pour raconter notre histoire et pour faire passer un message. On voulait réunir des chefs qui ont une vraie connexion avec ce jardin et avec Dries. Réfléchir ensemble à un menu entièrement végétal, avec du cru, du cuit dans un style brut, avec seulement un barbecue et des cuissons sous terre…”, dévoile Nicolas Decloedt. Lequel sera entouré de quelques-uns des nombreux chefs qui collaborent avec le maraîcher star Dries Delanote : Bruno Timperman (Bistrot Bruut, Bruges), Ismael Guerre-Genton (Empreinte, Lambersart), Martijn Defauw (Rebelle, Courtrai), l’ex-Top Chef Florent Ladeyn (L’Auberge du Vert Mont, Boescheppe), Pascal Barbot (L’Astrance, Paris) et Alisdair Brooke-Taylor (The Moorcock Inn, UK).

Dries Delanote, Caroline Baerten et Nicolas Decloedt. ©Didier Bauweraerts

Tous les êtres humains ont encore un instinct sauvage. Même les gens en ville. Cet instinct là, les gens qui travaillent ici doivent l’avoir.
Si quelqu’un travaille ici depuis trois ou quatre ans, il sait que s’il pleut, il y aura de la roquette qui poussera ici ou du mouron des oiseaux là-bas. Comme un vrai animal, il connaît les endroits où trouver de la nourriture.

 

Dries Delanote, Le Monde des Mille Couleurs.

Nicolas Decloedt, Alexandra Swenden, Dries Delanote et Caroline Baerten. ©Laura Centrella

Saveurs sauvages, apprentissages et performances

“Soilmates @ Le Monde des Mille Couleurs” sera mis en musique par une habituée de la création d’événements culinaires hors normes, Alexandra Swenden (Swenden Studio ; ex.-Gelinaz). Elle nous en dit un peu plus : “Le fil rouge de l’événement sera la terre. L’idée, c’est d’avoir un discours didactique envers le public, mais aussi envers le monde de la cuisine, des chefs, pour que la prise de conscience soit la plus large possible. C’est pour cette raison que nous avons décidé de mettre en place deux tarifs : 125€ pour les chefs et 155€ pour le public.
On ne veut pas être dogmatique, mais on veut provoquer une prise de conscience à travers les sens. Pendant 3 heures, les gens ne quitteront pas la terre. Il y aura une balade dans la jungle de Dries, où il expliquera son travail. Il y aura aussi des dégustations de produits crus ou cuits, et 7 plats créés de concert par les trois chefs présents ce jour-là. Et surtout des chefs et des artistes qui seront mis sur le même plan pour raconter cette terre. Des artistes locaux proposeront ainsi différentes performances. Sven Verhaeghe dessinera en live une œuvre en symbiose avec un plat. Le collectif WXII diffusera des enregistrements des sons naturels de la ferme de Dries et le photographe Michaël Depestele proposera, lui, sa vision artistique de la terre.”

Un programme aussi alléchant qu’inspirant !

Dimanche 23 août 2020 à 19h, avec les chefs Nicolas Decloedt, Bruno Timperman et Ismael Guerre-Genton
Lundi 24 août 2020 à 19h, avec les chefs Nicolas Decloedt, Martijn Defauw et Florent Ladeyn
Mardi 25 août 2020 à midi, avec les chefs Nicolas Decloedt, Pascal Barbot et Alisdair Brooke-Taylor
Mardi 25 août 2020 à 19h, avec les chefs Nicolas Decloedt, Florent Ladeyn et Alisdair Brooke-Taylor

Le Monde des Mille Couleurs, Zweerdstraat 6, 8900 Dikkebus. Du dimanche 23 août au mardi 25 août. Tables de 4 pers. Prix. 125/155€. Vente des tickets à partir du 17 juillet à midi  sur www.soilmates.be.

Dries Delanote. ©Didier Bauweraerts