« C’est survenu de manière brutale, entre deux bouchées. Mohand avait préparé des pâtes aux champignons. Il était dans la cuisine. Après une première bouchée, je lui criais: ‘Merci chéri, c’est très bon!’ À la deuxième bouchée… plus rien. C’était spectaculaire! C’était comme un sketch, un tour de magie. Et je peux vous dire que des pâtes aux champignons sans goût, c’est immonde! C’est pâteux en bouche, horrible! », raconte Anne Boulord, gourmande et consultante pour certains restaurants.

C’est ainsi qu’elle a perdu le goût, ou plus certainement l’odorat (cf. sous-papier), comme des dizaines de professionnels des métiers de bouche: chef.fe.s, sommelier.ères, barmen.aids… Et qu’y a-t-il de plus essentiel dans ces professions que le goût? Et même sans être un professionnel, comment supporter de se défaire de ce bien-être indéfinissable que nous procure un moment passé à table, alors que nous avons déjà dû faire une croix sur la convivialité? 

Le célèbre gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin n’écrivait-il pas dans sa Physiologie du goût en 1825: « Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes tes conditions, de tous les pays et de tous les jours; il peut s’associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte. » 

Christophe Hardiquest dans les cuisines de « Bon Bon » à Bruxelles. ©Luc Viatour

Des stratégies de satisfaction

Mais voilà: sans goût, plus de plaisir, plus de consolation… ou presque. Le chef doublement étoilé bruxellois de Bon Bon, Christophe Hardiquest, témoigne, après avoir perdu le goût pendant une semaine… « Je n’ai pas pris de plaisir à manger. J’ai perdu 5kg! On n’a pas très faim. On prend juste ce dont le corps a besoin. C’est triste de perdre la gourmandise, même si c’est l’un des sept péché capitaux », plaisante-t-il. 

« J’aime cuisiner, mais j’aime aussi prendre du plaisir en mangeant, être autour d’une table en famille. Mais on a quand même cuisiné végétarien deux fois par jour, même si ma femme et ma grande fille ont également perdu le goût. », dévoile Hardiquest, qui a mis en place quelques stratégies pour cuisiner dans ces circonstances. « Quand tu perds un sens, les autres sont d’autant plus importants. Ce qui était important, c’était le visuel et la texture du plat. On a préparé beaucoup de salades avec du chou par exemple ou des nems pour le croquant. Là, tu as quand même l’impression qu’il se passe quelque chose en bouche », explique le chef, qui a déjà retrouvé 80% de ses capacités gustatives. 

Pareil chez Anne Boulord, qui a également perdu le goût pendant une semaine: « Je me faisais un joli dressage pour me donner un motif de satisfaction. J’ajoutais à mes plats de l’huile fumée, une gousse d’ail écrasée, du piment. Lors de mes en-cas tardifs, je mangeais des yaourts frais avec du miel aux agrumes et des fruits secs, car je sentais les textures. En fait, je sentais l’acidité, le sucré, le salé, le fumé, l’amertume, le torréfié et le piquant, mais pas les goûts! », détaille la consultante. 

Pas tous égaux face à la maladie

C’est étrange comment notre cerveau peut nous jouer des tours… Parmi les divers témoignages sur des personnes atteintes d’agueusie ou d’anosmie, on trouve celui d’une dame décrivant combien le souvenir du goût pouvait être puissant. À tel point qu’il lui avait fallu 24h pour se rendre compte qu’elle souffrait de perte de goût…

Il semble aussi que nous ne soyons pas tous égaux face à ce problème, certains ressentant quand même avec plus ou moins de force le salé ou le sucé, la fraîcheur ou le piment. Certains spécialistes étudient ce phénomène et évaluent la chimiesthésie (la sensation de fraîcheur du menthol, les brûlures dues aux piments, les picotements des boissons gazeuses…).

Barmaid chez Botanical by Alfonse à Namur, la jeune Jaboth Lallemend raconte ainsi qu’après s’être rendu compte de son état, elle a rempli sa bouche de piment d’Espelette. Elle n’a senti que quelques picotements… Alors que sa patronne, Charlie Guilliams, pouvait compter sur son associé et mari, Valentin Norberg, pour lui préparer des plats pimentés à souhait. « Valentin me faisait des plats super épicés, que je ne mange pas d’habitude, parce que c’était une des seules choses que je sentais! Un jour, il m’a fait une blague, j’ai bu ce que je croyais être un verre d’eau et c’était du mezcal… Je n’ai pas ressenti le goût fumé, ni l’alcool. Mais j’avais une petite coupure dans la bouche et j’ai senti que ça piquait… Au début, je ne pouvais même pas distinguer le salé ou le sucré! », raconte la jeune femme qui, après avoir été sous traitement par corticoïdes pendant trois jours, a quasiment retrouvé ses sensations.

La bibliothèque de goûts

Christophe Hardiquest, lui aussi, ne sentait que très légèrement le sucré et le salé pendant la maladie. « Je devais surtout cuisiner en faisant appel à ma mémoire. Mais on peut cuisiner sans goût et sans odorat avec notre expérience et notre technique », assurait le grand chef belge, en évoquant notamment Grant Achatz, le cuisinier chicagoan connu comme le « cuisinier sans palais ». Il y a quelques années, le chef étoilé du Alinéa avait en effet souffert d’un cancer de la langue et la chimiothérapie subie l’avait laissé pour un temps sans papilles gustatives… Comme le retrace sur Netflix l’épisode de Chef’s Table qui lui est consacré.

Mais l’autre exemple d’Hardiquest est encore plus convaincant. C’est celui de l’excellent Pierre Gagnaire, chef trois-étoiles parisien réputé pour créer des recettes en se basant seulement sur sa bibliothèque de goûts mentale. « En tant que chef, on se repose déjà beaucoup sur les goûts qu’on a dans la tête pour créer une recette. Le goût et l’odorat valident seulement la bibliothèque de goûts et la mémoire. Si je pense à la capucine par exemple, j’ai le goût du piquant, du poivré qui me vient à l’esprit. Je sais que je pourrais l’accorder avec du boeuf cru ou un poisson cru par exemple », s’enthousiasme le chef bruxellois. 

Stranger than paradise, 2016. ©Jack Davison

Panique à bord

Mais pour ceux dont les sensations gustatives ont disparu depuis plus longtemps, difficile de rester zen… Robin Vande Lanotte, barman chez Astro Boy à Gand, a perdu l’odorat quelques jours avant le premier confinement, au mois de mars… et il a seulement retrouvé 50% de ses capacités gustatives. « Le plus difficile, ce sont les cacosmies, ces odeurs d’égouts que je perçois. Pendant le premier lockdown, tout le monde parlait bouffe ou tuait le temps en cuisinant. Moi, je mangeais juste pour me nourrir… Mais je suis un training aux huiles essentielles et j’espère retrouver toutes mes capacités. C’est mon travail, ce que j’aime faire, mais j’aime aussi cuisiner, boire du vin… Si je bois du vin par exemple, j’ai seulement les tannins, le côté sec et amer. C’est très mauvais! », explique le jeune trentenaire.

André Poës, deux fois son âge, importateur de vin et sommelier — après avoir été inspecteur pour le guide Michelin pendant quatre ans et demi à la fin des années 90 —, n’a, lui, pas encore osé goûter du vin… Cet expert de la gastronomie a perdu le goût et l’odorat pendant plus de trois semaines. « Tous les matins, je prends des pots de confiture et, sans regarder l’étiquette, je goûte. Je sens le sucré, l’acidité mais je ne parviens pas à faire la différence entre de la framboise et de la fraise! C’est très perturbant, car ces sens sont fondamentaux pour mon métier. Pour l’instant les restaurants sont fermés, je ne dois pas faire de dégustations, mais que faire si je ne sais pas dire si un vin est bouchonné ou pas? Je peux parler des vins que je connais mais le vin, c’est quelque chose de vivant, il faut interpréter les sensations du moment… Que faire si je ne retrouve plus ces sensations? C’est ma vie! Est-ce que ce serait considéré comme un handicap? »

Sharp Choice. ©Perry Colante

Le point de vue scientifique 

Au cours de la première vague de l’épidémie, le professeur Sven Saussez, ORL à l’hôpital Epicura et chercheur à l’Université de Mons, a coordonné avec son collègue, le professeur Jérôme Lechien, la première étude européenne sur des patients présentant une perte d’odorat (anosmie) et de goût (agueusie) liée au Covid-19. Et ils viennent de lancer la seconde étude en octobre, dans le but d’évaluer l’efficacité de la cortisone comme traitement de l’anosmie. 

Début novembre, après dix jours, le professeur Saussez, comptait déjà 150 patients… 

Beaucoup de patients Covid-19 sont-ils concernés par la perte de goût et d’odorat?

La perte de goût et d’odorat touche 70% des patients Covid-19. En général, 50% des gens récupèrent spontanément dans les 15 jours. Ce qu’on sait de la première vague, c’est que 8 à 10% des patients n’ont pas récupéré au bout de six mois. Mais parfois la récupération nerveuse prend jusqu’à un an.

Quel est la différence entre une perte de goût/d’odorat liée à un rhume et celle liée au Covid-19?

Quand on perd l’odorat, on perd les infos qui remontent par l’arrière du nez. Les troubles du goût sont liés à ça. Quand on a un rhume, le nez est bouché et le flux d’air et les odeurs ne circulent plus. Il y a un oedème, c’est gonflé à l’intérieur du nez mais les neurones n’ont rien! Quand le nez se débouche on récupère l’odorat instantanément. Le phénomène est mécanique. Avec le Covid, dans les cas sévères, ce sont les neurones de l’olfaction du nez qui sont atteints. En fait, les patients gardent 4 à 5 goûts essentiels: le sucré, le salé, l’amer… qui sont apportés par la langue, et perdent le goût fin qui vient de la rétro-olfaction. C’est la combinaison de tout cela qui donne le goût complexe et les nuances.

Certains patients sentent des odeurs de brûlé ou d’égouts… Que faut-il en penser?`

Les odeurs de brûlé sont caractéristiques des neurones abîmés. Le neurones sont capables de se régénérer et, lors de cette repousse, les patients peuvent souffrir de phantosmie (odeurs fantômes), de cacosmie (odeurs fétides) et de parosmie (distorsion d’une odeur vers une autre). Lors de la repousse, il faut aussi rééduquer le cerveau, lui dire: « Je suis en train de renifler une rose, c’est bien de la rose comme je sentais avant. » Mais on peut ne pas récupérer à 100%. Les neurones font de nouvelles connections et ce ne sera pas forcément exactement comme avant…

Quel est le traitement préconisé?

Un traitement à la cortisone est recommandé pour diminuer l’inflammation liée au Covid et récupérer au plus vite. Toutes les études démontrent aussi que si on fait du training olfactif avec des huiles essentielles, et gustatif, on a plus de chances de récupérer. Ce que l’on ne sait pas, c’est si les personnes qui ont développé un odorat et un sens du goût supérieurs aux autres récupèrent plus vite…

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*Photo de une: Le chef Christophe Hardiquest dans les cuisines de chez « Bon Bon » à Bruxelles. ©Luc Viatour