De Londres à New York, en passant par Paris ou Bruxelles, le constat est le même: les confinés se sont rués sur les aliments de base et notamment sur la farine et la levure. 

Dans un communiqué de presse du 21 avril dressant un bilan de ce premier mois de confinement, la chaîne de supermarchés Delhaize a ainsi constaté une augmentation de 206% de ses ventes de levure fraîche, tandis que les volumes de farine se sont multipliés par trois, Delhaize écoulant un million de paquets de farine par semaine! Il suffira de faire un tour sur les réseaux sociaux et sur le plus visuel d’entre eux, Instagram, pour avoir le fin mot de l’histoire en un coup d’oeil: le monde entier s’est remis à faire du pain!

Pourquoi fait-on son pain?

Un article de CNN s’est intéressé à la question et mentionne le point de vue d’un psychologue de Chicago, Michael Kocet. Selon lui, se lancer dans la boulange permettrait de réduire l’anxiété causée par la pandémie et d’offrir du réconfort, notamment en aidant à mieux structurer les journées du confiné — le travail du pain étant séquencé — et en offrant un sentiment d’accomplissement personnel. 

Néo-boulanger de talent basé à Pontoise, l’ancien scénographe et réalisateur audiovisuel Thierry Delabre s’est passionné pour le pain dès 2003. C’est en se frottant avec succès à la panification de blés anciens qu’il se fait remarquer par le chef Alain Ducasse. En 2015, il crée Panadero Clandestino, un fournil à destination des chefs et des épiceries. Juste avant la crise, il s’apprêtait à lancer son centre de formation baptisé BRO (Bread Revolution Organization). « Quand le confinement a commencé, j’ai reçu des centaines de messages par jour de personnes qui voulaient faire du pain à la maison et qui me demandaient de les aider. C’était impossible de répondre à tout le monde. Alors j’ai commencé à faire des directs sur Instagram pour apprendre aux gens à faire un levain. On a fait naître 150 levains dans le monde entier. C’est un truc de dingue! Je sais d’où ils viennent, je connais leur petit nom, qui les a faits, avec quelle farine… Je fais de la panothérapie, nous confie-t-il en riant, car le pain, c’est quelque chose qui me fait du bien; ça m’a toujours porté. Et je crois que ça fait aussi du bien aux gens. »

Pas peu fière de mon pain maison, cuit en cocotte au four! © L.C.

Une dimension symbolique

Auteur belge influent, Jean-Pierre Gabriel signait récemment les photographies du Chant du pain, le bouquin de Paul Magnette, qui s’est vendu comme… des petits pains (cf. ci-contre). Pour lui, le pain revêt une dimension hautement symbolique. « Dans pas mal de cultures occidentales, dont la culture judéo-chrétienne, le pain fait partie de nos habitudes. Maman n’aurait jamais mangé son pain sans faire une croix avec son couteau à l’arrière de celui-ci! C’est la base de notre alimentation. On partage le pain. Même si on a perdu le fournil, où tout le village allait cuire le pain, cela reste profondément ancré.» Aliment culturel et identitaire, le pain permet en effet de nous inscrire dans un récit collectif et rappelle l’importance de la notion de partage et de transmission. 

Et sur cette fièvre du pain qui emporte nos contemporains, Jean-Pierre Gabriel ajoute:« Ces dernières années, dans les médias, on a mis en avant les néo-boulangers. Il y a eu une volonté de mettre en évidence le retour à un pain de qualité. Ce qu’on découvre en faisant le pain soi-même, c’est qu’il est terriblement vivant. Il y a peu de choses aussi vivantes que le pain! C’est quelque chose d’accessible et qui donne un résultat jouissif à géométrie variable, car on peut le manger de différentes manières. »

Du levain au pain 

Une frénésie s’est donc emparée des confinés. Et la pénurie de levure de boulanger a vite conduit les gens cantonnés dans leur cuisine à s’attaquer au plus noble des pains, celui au levain. Si l’entreprise est un peu stressante, la tâche est moins ardue qu’il n’y paraît. Il suffira de mélanger de la farine et de l’eau et de s’armer d’un peu de patience pour obtenir un levain-chef suffisamment actif pour réaliser un pain au levain digne de ce nom.

La coutume veut qu’une fois né, comme un bébé, celui-ci soit baptisé. Il suffira ensuite de le rafraîchir tous les jours (en le nourrissant avec de la farine et de l’eau) pour pouvoir réaliser du pain. Ou de l’endormir au frigo pour ne pas devenir esclave de ce tamagotchi d’un autre âge.

Lorsqu’on connaît ensuite les rudiments de sa mise en oeuvre, on constate rapidement que secret d’un bon pain réside surtout dans la qualité de ses ingrédients.

Caroline Simaÿs, entre autres formée au pain auprès du Mouvement d’Action Paysanne, est l’une des cofondateurs d’Histoire d’un grain, une coopérative agricole et meunière née sur le plateau de Herve en 2018 et qui compte déjà 280 coopérateurs. Aujourd’hui, en partenariat avec la coopérative, elle a créé sa boulangerie, La Pomme de Pain. « Une farine de qualité, c’est une farine fraîche et sans additifs, élaborée à partir de blés poussés sans intrants chimiques, dont la moisson s’est déroulée dans de bonnes conditions, et dont les grains ont été broyés sur meule de pierre pas trop finement. On s’assure ainsi qu’ils ont conservé le germe du blé et le petit son et donc tous leurs nutriments », explique la boulangère. 

Relocalisation et variétés anciennes 

« Le problème, c’est qu’on a sélectionné des variétés riches en gluten pour augmenter la mécanisation et l’industrialisation de la fabrication du pain, explique Jean-Pierre Gabriel, un diplôme d’agronome en poche. Le pain artisanal bio, c’est politique, car on permet à des agriculteurs locaux de faire de la céréale de qualité et d’en obtenir un prix correct. Du coup, on préserve aussi l’environnement. Enfin, en retournant aux variétés de blés anciens ou oubliées, comme le petit épeautre, on crée de la diversité. » 

L’objectif d’Histoire d’un grain est en effet de relocaliser la production de farine et, à terme, de cultiver des céréales anciennes. « Nous souhaitons pouvoir atteindre l’autonomie alimentaire pour le plateau de Herve et notre région. C’est aussi un engagement par rapport aux générations futures, par rapport au climat. Il faut éviter des trajets inutiles à nos produits alimentaires. Pourquoi faire venir des farines des pays de l’Est ou de l’autre bout du monde? », plaide Caroline Simaÿs.

Thierry Delabre, qui s’est lancé dans la formation des boulangers, partage les mêmes combats. « Aujourd’hui, on a compris que le levain était essentiel pour faire un pain de qualité. Qu’il fallait une fermentation lente et revenir à de la farine locale et de qualité. Les variétés anciennes, c’est l’avenir. On a tellement abîmé la terre aujourd’hui avec les variétés modernes et l’agriculture chimique. Demain, ce qui va donner confiance à ces agriculteurs pour qu’ils sèment des variétés anciennes, c’est de savoir qu’il y aura des compétences derrière pour en faire du pain. »

Un métier à revaloriser

Delabre se désole pourtant que le métier de boulanger soit considéré comme « une voie de garage ». « Pendant le CAP boulangerie, on vous apprend à faire de produits à base de levure avec des fermentations assez rapides qui n’ont aucun intérêt. La baguette blanche par exemple est très pétrie, elle est donc très oxydée et il y a une perte de saveurs. Elle est réalisée avec des farines faibles, courantes et a besoin d’améliorants chimiques qui vont redonner au blé ce qu’il ne possède pas naturellement. Aujourd’hui, le plus gros employeur de boulangers en France ce n’est plus l’artisanat. Ce sont les industriels, les Grandes et moyennes surfaces. Et les boulangers y courent car ils y ont un bon contrat de 35 heures par semaines… C’est un métier qui a perdu toute sa noblesse! »

Mais qu’on se le dise, les confinés qui se sont mis en masse à faire du pain à la maison n’ont pas fait de l’ombre aux boulangers. Comme nous le confirment Caroline Simaÿs et Dimitri Pierrot, chef boulanger chez Hopla Geiss à Bruxelles. Pendant le confinement, la vente aux particuliers a doublé. « En faisant leur pain à la maison, les gens se rendent compte à quel point c’est difficile. Du coup ça valorise encore plus notre métier », s’enthousiasme le boulanger alsacien.

« Je ne sais pas si les gens vont continuer à faire du pain après cette crise, mais ils auront pris le goût du bon pain et chercheront des bon boulangers », se réjouit de son côté Jean-Pierre Gabriel.

Cette pandémie aura eu au moins le mérite de nous obliger à réfléchir à la production de notre pain quotidien et à nous rapprocher des producteurs en circuits courts.

© Jean-Pierre Gabriel / Le chant du pain

Faire son pain

De nombreux tutos circulent désormais sur les réseaux sociaux pour aider les confinés à s’adonner aux joies de la panification. Sur Internet, on déniche des méthode éprouvées comme celles de la reine de la fermentation Marie-Claire Frédéric sur son blog Ni cru, Ni cuit. Tandis que l’on suivra les Instagram Live du néo-boulanger Thierry Delabre pour apprendre tous les détails de la fabrication de A à Z. Il convoque des spécialistes du pain du monde entier et propose même des battles à ses étudiants, qui auront peut-être la chance de gagner deux jours de formation chez lui.

Si le livre est votre médium de prédilection, il faudra se procurer sans tarder Le Chant du pain, un traité de l’art boulanger très pratique signé Paul Magnette à la Renaissance du Livre et superbement mis en images par Jean-Pierre Gabriel. Premier ouvrage belge complet sur le sujet, celui-ci aborde à la fois les pains à la levure et au levain. Et vient de décrocher le prix de la meilleure photographie culinaire aux Gourmand World Cookbook Awards.

Pour les moins téméraires, qui préfèrent un accompagnement personnalisé, Kaja Hengstenberg offre des cours en ligne via son compte Instagram. Installée à Stockholm, cette jeune passionnée en reconversion, vous révélera tous les secrets pour réaliser un levain et un pain presque comme un(e) pro.

Cours en ligne avec Kaja Hengstenberg. Yes! Cette fois, mon levain est parti!

Et pour rire un peu…