À quoi ressemblerait la cuisine aujourd’hui si, à la fin du XIXe siècle, un certain Auguste Escoffier n’était pas passé par là ? Publié chez Flammarion, Auguste Escoffier. La vie savoureuse du roi des cuisiniers revient sur le destin extraordinaire d’un mythe de la gastronomie française. Avec le concours de l’historien Pascal Ory, Élodie Polo Ackermann adapte ici son récent docufiction sur Arte, pour retracer l’exceptionnel parcours de ce fils de forgeron, né en Provence en 1846, entré dans les cuisines de son oncle restaurateur à 12 ans, cuistot des officiers durant le siège de Metz pendant la guerre de 1870 (où il dût développer des trésors d’imagination pour mitonner jusqu’aux carcasses des chevaux), prisonnier de guerre en Allemagne, avant de s’imposer comme une véritable icône.

Si l’aura d’Escoffier est sans doute plus forte aujourd’hui dans les pays anglo-saxons, c’est que le chef a travaillé pendant 20 ans à Londres, d’abord au mythique Savoy, puis au Carlton. Et ce sans avoir jamais parlé le moindre mot d’anglais et en ayant toujours imposé le français dans ses cuisines et sur ses menus ! Cette carrière internationale, Escoffier la doit à une rencontre décisive, en 1884, celle du Suisse César Ritz. Il organisera ainsi les cuisines du Ritz de la place Vendôme à Paris, mais aussi celles des palaces du groupe à New York ou Pittsburgh.

© Fondation Auguste Escoffier

Escoffier, premier chef moderne

Préfacée par Thierry Marx, qui se revendique comme un disciple d’Escoffier, cette biographie présente, de façon convaincante, le personnage comme le premier vrai chef moderne. S’il avait été quelque peu ringardisé par la Nouvelle Cuisine, Escoffier fut en effet celui qui, bien avant elle, repensa entièrement la gastronomie française en l’allégeant (privilégiant les bouillons et fumets au roux dans les sauces), en généralisant le service à la russe (où les plats sont servis sur assiettes les uns après les autres) ou le menu à prix fixe. Il développa également une organisation à la chaîne des brigades toujours en place aujourd’hui, une approche très précise des recettes et était ouvert aux techniques de pointe de son époque. Escoffier n’hésita d’ailleurs pas à collaborer avec l’industriel suisse Maggi pour créer recettes de bouillon Kub. Tandis qu’il créa une gamme de sauces toutes prêtes à son nom…

La modernité d’Escoffier, c’est aussi d’avoir fait changer l’image du chef, d’en faire une profession respectable. Il fut ainsi le premier chef à recevoir la légion d’honneur. Durant la Belle Époque, le cuisinier des stars et la star de la cuisine a ainsi côtoyé les plus grands, du Prince de Galles au Kaiser Guillaume II, en passant par sa grande amie, la tragédienne Sarah Bernhardt. Autant de personnalités auxquelles il dédia des dizaines de plats, dont les célébrissimes pêches Melba, en l’honneur de la soprano australienne Nellie Melba.

Escoffier fut même l’inventeur du happening culinaire avec ses dîners d’Épicure, dont la 10e et dernière édition, à la veille de la Première Guerre mondiale, a réuni, autour d’un menu tout droit sorti de son imagination, 10 000 participants dans 140 restaurants de Londres à Paris, en passant par New York, Shanghai ou Buenos Aires ! Durant toute sa vie, Escoffier a en effet usé de son prestige pour propager la bonne parole de la cuisine française dans le monde, en formant quelque 2000 cuisiniers ! Pour beaucoup de chefs, Escoffier est d’ailleurs resté, bien après sa mort en 1935, un maître. Notamment grâce à sa Bible, Le Guide culinaire, recueil de plus de 5000 recettes publié pour la première fois en 1903 et toujours réédité aujourd’hui.

© Fondation Auguste Escoffier

Bocuse, l’héritier

Escoffier fut toujours un fil conducteur dans la cuisine d’un autre mythe de la gastronomie, Paul Bocuse. En témoignent ces “tripes à la mode de Caen Escoffier 1902” qu’il servait à L’auberge du Pont de Collonges et qui figurent dans Paul Bocuse : Heritage. Un joli livre que publient chez Flammarion le journaliste masqué du Figaro François Simon et Patricia Zizza, qui a travaillé durant 40 ans aux côtés de “Monsieur Paul”.

Associé contre son gré à la Nouvelle Cuisine – c’est en goûtant à ses haricots verts croquants à l’huile d’olive qu’Henri Gault et Christian Millau auraient eu leur révélation concernant l’avenir de la cuisine… –, le trois-étoiles lyonnais savait en effet tout ce qu’il devait à Escoffier. Formé chez La Mère Brazier à Lyon, il basait, comme le vieux maître, l’excellence de sa cuisine sur la richesse du terroir français (surtout lyonnais).

S’il savait sa cuisine à la traîne, Bocuse aura paradoxalement toujours su rester dans le coup. S’inspirant des leçons d’Escoffier, il multiplia les brasseries et les restos à travers le monde (notamment à Disney World en Floride), fit du nom Bocuse (qu’il a dû racheter à un Russe !) une marque en multipliant les contrats avec l’industrie (plats préparés, gamme d’électroménager…), joua habilement des médias français et internationaux et multiplia les livres de cuisine, dont le best-seller La cuisine du marché. Et ne fût-il pas le premier des chefs tatoués, avec son célèbre coq sur l’épaule ?

Une France d’une autre époque

Magnifiquement illustré par des clichés retraçant toute la vie de Bocuse (qui proviennent de la Fondation qui porte son nom), l’ouvrage est, comme le précise son sous-titre (La vie et les recettes emblèmes d’un gastronome révolutionnaire), un pot-pourri, mêlant éléments biographiques et recettes. Dont tous les grands classiques bocusiens, comme la soupe VGE, le loup en croûte sauce choron ou la volaille en vessie Mère Fillioux.

Mais aussi des classiques lyonnais chers à son cœur, comme le gratin de cardons à la moelle ou le saucisson chaud et pommes à l’huile. Sans oublier ces incontournables de la cuisine française que sont le pot-au-feu, la blanquette de veau à l’ancienne, le lièvre à la royale, l’ultra-technique tête de veau sauce gribiche ou encore le légendaire coussin Belle Aurore de Fernand Point.

Thématique (l’enfance, la guerre, l’amitié, les États-Unis, le Japon…), chaque chapitre recueille le témoignage d’une personne ayant bien connu Monsieur Paul. Que ce soit un compagnon de route, comme Michel Guérard (qui explique combien son ami lui a appris à s’affirmer), Pierre Troisgros ou Jacques Maximin. Des héritiers, comme Pierre Gagnaire, Marc Haeberlin, Alain Ducasse (à qui il a transmis sa passion du Japon), Yannick Alléno (qui retravaille les sauces, dont Bocuse s’était fait une spécialité). Ou encore des proches, comme la charcutière Colette Sibilia, reine des Halles lyonnaises… “Paul Bocuse”, avec ses sabodets et autres cervelas truffés !

Le chariot de desserts, l’un des tout grands moments lors d’un repas chez Bocuse. Dont on sort avec plein de merveilleux souvenirs…

Bien écrit, très agréable à lire, le livre nous propulse dans une France d’une autre époque, insouciante. Où Bocuse allait faire son marché tous les matins (en passant par l’une de ses maîtresses) pour aller boire un coup et casser la croûte avec ses potes. Avant de revenir se planter, toque sur la tête et bras croisés devant l’entrée de son auberge triplement étoilée, pour accueillir fièrement ses clients.

Autour du monde avec les inspecteurs

S’il est un nom indissociable de Bocuse, c’est évidemment celui de Michelin. Décrochant ses trois macarons dès 1965, à 36 ans seulement, le Lyonnais les conservera jusqu’à sa mort à la veille de son 92e anniversaire, il y aura deux ans le 21 janvier prochain. Soit le règne le plus long. D’autant que son restaurant, véritable musée de la gastronomie française, est toujours triplement étoilé. Et le boss de la cuisine a d’ailleurs tout fait pour conserver son titre, lors de son rendez-vous annuel avec le directeur du guide, histoire de causer du paysage gastronomique français et de ses collègues…

Bocuse figure évidemment dans M, le Grand livre du Michelin, ouvrage collectif placé sous la houlette de Philippe Toinard, le rédacteur en chef du très beau magazine 180°C. Mais, fort heureusement, ce beau livre n’est pas un recueil des plus grands restaurants ou une hagiographie du célèbre guide rouge créé en 1900 (même si les trois étoiles n’apparaîtront qu’en 1931). Passée une brève intro consacrée à l’histoire du guide et au travail des inspecteurs, on suit ceux-ci un peu partout dans le monde, dans 25 pays où le Michelin est présent.

Si l’on retrouve quelques portraits de chefs (de Gordon Ramsay à Londres à Alain Passard à Paris, en passant par Dominique Crenn à San Francisco ou Yoshiro Murata à Kyoto), il s’agit plutôt ici de faire découvrir les spécificités de la gastronomie de chaque destination. De la pêche à la langoustine au casier en Écosse à l’explosion des fromages au lait cru aux États-Unis, en passant par l’organisation d’une brigade, le marché aux poissons de Tokyo, les frites belges (illustrées… par un chef hollandais, Sergio Herman, et un Français, Florent Ladeyn) ou les huit grandes traditions culinaires chinoises, M, le Grand livre est une véritable mine d’informations. Très bien pensé, l’ouvrage est agréable à feuilleter, en picorant ici ou là au gré des pages.

Bref, le bouquin idéal à laisser traîner sur la table du salon…

Envie de lecture?

  • “Auguste Escoffier. La vie savoureuse du roi des cuisiniers”, publié par Élodie Polo Ackermann chez Flammarion (336 pp., 21,90€)
  • “Paul Bocuse : Héritage”, publié par François Simon et Patricia Zizza chez Flammation (208 pp., 28,90€)
  • “M, le Grand Livre du guide Michelin”, publié aux éd. de la Martinière/Guide Michelin sous la direction de Philippe Toinard (384 pp., 39€)