Paul Bocuse, un géant de la cuisine, s’est éteint à la veille de ses 92 ans, chez lui, à Collonges-au-Mont d’or, où il était né en 1926. Triplement étoilé pendant 53 ans, le chef lyonnais a révolutionné l’histoire de la gastronomie. Première star internationale des fourneaux, il a ouvert la voie à tous les chefs qui l’ont suivi.

Ses obsèques seront célébrées vendredi en la cathédrale Saint-Jean de Lyon à partir de 10h30. Tandis que, ce dimanche soir, les spectateurs du match OL-PSG lui réserveront une minute d’applaudissements au stade de l’Olympique lyonnais, où Bocuse a ouvert une brasserie…

 

Bocuse, le précurseur

 

A Berlin, “Nobelhart und Schmutzig” est un petit restaurant étoilé caché, façon speakeasy. Seul indice de sa présence, une vitrine présentant un T-shirt siglé de façon provocante : “Who the Fuck is Paul Bocuse ?”. Histoire d’affirmer haut et fort qu’on pratique ici une cuisine résolument contemporaine, tendance nordique, qui a rompu tout lien avec la gastronomie française classique… Et pourtant, samedi, la vitrine s’est transformée en autel, des bougies allumées devant le T-shirt… Car, même pour la jeune génération, Bocuse reste un monument.

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Ce week-end, on a beaucoup comparé la mort de Bocuse à celle de Johnny. Certes, en France, les deux hommes étaient aussi iconiques dans leur domaine respectif, mais leur influence internationale n’est pas comparable. Si Johnny était totalement inconnu du public non francophone, Bocuse a transformé à jamais l’image du cuisinier partout dans le monde.

Une émotion générale

Quel chef pourra se targuer d’avoir droit à trois heures de direct sur les chaînes info, comme ce fut le cas ce samedi pour Bocuse? Ce week-end, les marques de sympathie ont été innombrables. Venant d’abord de France, bien entendu, avec les réactions attristées de son ami de 50 ans Michel Guérard, d’Alain Ducasse, Gérald Passédat, Alain Passard, Guy Martin, Bernard Pacaud, Georges Blanc ou Marc Veyrat. Pour ne citer que des chefs trois étoiles…

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En 2003, lors de la remise de la Légion d’honneur à Marc Veyrat. Photo Daniel Angeli

Mais aussi d’un peu partout dans le monde. A commencer par Pierre Wynants. Les deux hommes se connaissaient bien. C’est d’ailleurs Bocuse qui, lors de son premier repas au “Comme chez soi” pour les funérailles de Marcel Kreusch de “La Villa Lorraine” en 1984, lança la tradition de signer les murs du restaurant bruxellois. Laquelle se perpétue toujours…

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Le pape de la cuisine

Si Bocuse a marqué à ce point les esprits, c’est qu’il fut le premier chef à quitter ses cuisines pour montrer sa tête dans les médias et en salle, aimant se faire photographier avec les touristes américains et japonais. Il fut aussi le premier à faire de son nom une marque. En lançant des plats préparés pour les supermarchés et, surtout, en partant à la conquête du monde du haut de ses trois étoiles Michelin, qu’il aura conservées durant 53 ans. Un record absolu  !

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Emotion, samedi à « L’auberge du Pont de Collonges », qui est restée ouverte et a affiché complet. Un homme dépose une fleur à côté de la statue du chef. Photo Jeff Pachoud / AFP

Bocuse a en effet su percer aux Etats-Unis (ouvrant un resto à Disney World en Floride) et au Japon. Aujourd’hui, son groupe est constitué de 23 restaurants, qui servent tous les ans quelque 3,5 millions de clients  ! Et quand Henri Gault, taquin, lui demandait qui cuisinait quand il n’était pas chez lui, Bocuse répondait: “Le même que quand je suis là!” Une phrase que pourrait reprendre à son compte son héritier spirituel en la matière, Alain Ducasse, qui, lui aussi, a su construire un empire au service de la grande cuisine française.

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Photo Stéphane de Bourgies / Flammarion

Une cuisine du passé

Appartenant au passé (cf. ci-dessous), sa cuisine ne possède que peu d’héritiers directs – même si l’on assiste depuis quelques années à retour en force de la cuisine classique qui ne devrait qu’aller s’amplifiant. Pourtant, Bocuse a inspiré tous les chefs qui l’ont suivi. C’est en effet lui qui, le premier, a ouvert la voie à une reconnaissance du métier de chef. Ce qu’affirmait par exemple son collègue Jacques Pépin (Bressois installé à New York) au “New York Times” en 2011, quand Bocuse fut nommé “chef du siècle” part le Culinary Institute of America: “Aujourd’hui, les chefs sont des stars et c’est grâce à Paul Bocuse. Nous avons tous une dette envers lui.”

Ce qui n’empêchait pas Bocuse, avec son humour féroce, de répondre, quand on lui rappelait qu’il avait fait sortir les chefs de leurs cuisines:“Oui mais aujourd’hui, je devrais travailler pour qu’ils y retournent !”

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Bocuse photographié dans ses cuisines de Collonges-au-Mont-d’or en novembre 2012. Photo Jeff Pachoud / AFP

La passion de la transmission

Ce que l’on retient de Bocuse, c’est évidemment la cuisine du produit – son best-seller “La cuisine du marché est toujours réédité chez Flammarion. C’est aussi Le personnage haut en couleurs, entier et gouailleur. Cet homme qui, pendant 40 ans, a vécu avec trois femmes en même temps. Cet homme souriant, à la toque vissée sur la tête et arborant fièrement son tatouage de coq gaulois sur l’épaule gauche, réalisé en 1944 par des soldats américains, alors qu’il était blessé après s’être engagé, à 17 ans, dans l’armée de Libération du général de Gaulle…

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Ce dont on se rappelle aussi, c’est sa générosité (pas seulement celle de sa cuisine). Ce “parrain” chez qui on venait fêter sa troisième étoile, comme son protégé Bernard Loiseau en 1991.Une photo célèbre immortalisant ce moment de joie montre les deux hommes hilares, juchés sur des éléphants du cirque Pinder, une bouteille de champagne à la main, devant “L’auberge du pont de Collonges”! Cinq ans auparavant, Bernard Pacaud faisait le même pélerinage avec toute son équipe. Au moment de régler la note, Monsieur Paul lui répond: “Pas question. T’as déjà payé le train tu vas pas payer la nourriture!”

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Enfin, Bocuse, c’était peut-être surtout la passion de la transmission de la tradition française. A travers la création en 1987 de son célèbre concours des Bocuse d’or, mais aussi avec celle d’écoles de cuisine. Trois étoiles au “George V” à Paris, Christian Le Squer explique que, comme beaucoup de ses collègues, c’est à l’Institut Bocuse de Lyon qu’il a inscrit sa fille. Car on y apprend les bases de la cuisine française. Une fois celles-ci acquises, tout est possible, quel que soit le type de cuisine que l’on pratique… Pour cela et tout le reste, merci Monsieur Paul!

Pour sûr que là-haut, au paradis des cuisiniers, Auguste Escoffier, Bernard Loiseau, Paul Haeberlin, Alain Senderens, Willy Slawinski, Marcel Kreusch Gualtiero Marchesi et tous les autres ont déjà fait chauffer les fourneaux pour vous accueillir comme il se doit!

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“Je n’ai pas fait d’études. Mais j’ai mes deux bacs : le bac d’eau chaude et le bac d’eau froide.”

“Trois étoiles, trois pontages, trois femmes.”

Paul Bocuse

Atteint à la fin de sa vie de la maladie de Parkinson, le chef aura mené une existence bien remplie!

 

 

Les classiques indémodables de Monsieur Paul

 

Pour tout gastronome, le pèlerinage à “L’auberge du Pont de Collonges” à Collonges-au-Mont-d’or, près de Lyon, est un passage obligé. “Avant que Bocuse ne meure”, ajoutait-il souvent jusqu’à samedi. Comme pour s’excuser de visiter une maison souvent jugée “ringarde”, mais qui porte fièrement ses trois macarons Michelin depuis plus d’un demi-siècle ! Soit le plus long règne en la matière…

Et il n’y a pas de raison que le règne ne se poursuive pas après la mort du chef mythique, tant sa cuisine, classique mais indémodable, est toujours parfaitement exécutée par trois meilleurs ouvriers de France, dans ce qui restera comme l’un des restaurants les plus emblématiques au monde.. Nous avions eu la chance d’y faire un tour un jour d’été en 2016…

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Triplement étoilé depuis en 1965, Paul Bocuse a été associé à la naissance de la Nouvelle cuisine, qu’il a pourtant vertement critiquée par la suite, estimant qu’avec elle, c’était “rien dans l’assiette, tout dans l’addition”. Toute sa carrière, le chef lyonnais a en effet perpétué une certaine vision de la cuisine française, héritée d’Auguste Escoffier et qu’il a apprise auprès de ses maîtres, à “La mère Brazier” à Lyon et à “La pyramide” de Fernand Point à Vienne. Une cuisine au beurre et à la crème : 200 grammes par client, estimait Bocuse !

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Paul Bocuse en 2003 , posant fièrement devant la Mère Brazier, représentée sur la fresque retraçant l’histoire de la gastronomie française devant son restaurant. Photo Reporters

Au menu “Grande tradition classique” (275€), on trouve toujours les filets de sole aux nouilles Fernand Point, au charme suranné. Mais aussi la mythique volaille de Bresse truffée en demi-deuil “Mère Fillioux”, cuite en vessie, découpée en salle sur guéridon et servie avec une sauce blanche aux morilles fraîches. Un moment d’émotion intense !

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Remonter le temps

Mais c’est toute la carte de “L’auberge” qui se présente désormais comme un florilège des classiques de Monsieur Paul : salade de homard à la française, loup en croûte feuilletée sauce choron, quenelles de brochet aux écrevisses sauce Nantua, escalope de foie gras de canard poêlée, sauce passion, etc.

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Sans parler de l’avalanche de desserts qui clôt le repas ! Babas au rhum, îles flottantes, coupes beaujolaises aux fruits rouges et autres gâteau président Bernachon sont amenés en salle dans un ballet de serveurs. Ne reste qu’à faire son choix parmi ces délices d’un autre temps qui n’ont pourtant pas pris une ride.

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Un musée de la gastronomie française

Chez Bocuse, on assume le côté restaurant-école, voire musée. A Collonges, quand on goûte à ces plats qui n’ont pas bougé depuis 40 ans, on a vraiment le sentiment de remonter le temps. Comme face à la fameuse soupe V.G.E., créée en l’honneur du président Valéry Giscard d’Estaing en février 1975 lors du repas donné à l’Elysée à l’occasion de la remise de la Légion d’honneur à Bocuse.

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Le 25 février 1975, Bocuse reçoit des mains du président Giscard d’Estaing la Légion d’honneur à l’Elysée. A cette occasion, il créera la soupe VGE, un plat désormais mythique! Photo AFP

Quarante ans plus tard, quand on “casse la croûte” de pâte feuilletée qui recouvre la petite soupière lyonnaise – le jeu de mots, lui non plus, n’a pas changé depuis que Bocuse l’a lâché au président Giscard –, l’effet est toujours aussi sidérant ! On découvre un magique consommé double de bœuf infusé à la truffe noire, avec du bœuf, de la langue, du foie gras…

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La fameuse soupe V.G.E.!

C’est la panse pleine mais le sourire aux lèvres et des souvenirs plein la tête que l’on quitte cette auberge mythique. Avec le plaisir rare d’avoir croqué un moment d’Histoire dans un temple de l’art de vivre à la française.

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« Moderne ou classique, il n’y a que deux  cuisines : la bonne et la mauvaise. Autant faire la bonne. »

Paul Bocuse