Le compte Instagram du Quinary, l’un des bars à cocktails les plus avant-gardistes de Hong-Kong, annonce la couleur. Après seulement un mois de fermeture, le bar rouvre ses portes, photo de toute l’équipe masquée à l’appui. Sous celle-ci, la longue liste des règles désormais d’application: prise de température à l’entrée, port obligatoire du masque pour les clients, interdiction d’entrer pour les personnes ayant effectué un voyage outre-mer dans les 14 jours, maintien d’une distanciation d’1m50 entre des groupes de max. 4 personnes, fourniture de gel hydroalcoolique et d’enveloppes pour entreposer les masques entre deux verres, menus envoyés via smartphone. Voici ce à quoi risque de ressembler le bar de demain…

Leslie Moreau et Sophie Barrière, les barmaids désormais masquées du Green Lab à Bruxelles. ©Amaru Caceres

De nouvelles normes sanitaires 

En Belgique aussi on réfléchit à de nouvelles normes sanitaires dans l’optique d’une réouverture des bars après le 8 juin. Président de l’Union of Belgium’s Bartenders (UBB), une association née en 1961 qui regroupe une cinquantaine de barmen en Belgique (d’hôtels, de restaurants, de bars privés…), Serge Guillou y a travaillé d’arrache-pied, via sa société de consultance. « J’ai pris les devants et j’ai contacté la fédération Horeca Bruxelles et Visit.Brussels pour mettre en place une formation Web pour les barmen. Ils pourraient obtenir une certification et rouvrir dans les meilleures conditions, en suivant les différentes obligations et normes sanitaires qui auront été décidées. On se base sur les recommandations de l’OMS et sur ce qui se fait à l’international. Distributeurs de gel hydroalcoolique sans contact, réservations obligatoires, respect de la distanciation sociale et des règles de nettoyage, révision de la tenue et de l’hygiène du personnel: plus de barbes, de bracelets… » 

La balle est maintenant dans le camps des institutions mais, pour Serge Guillou, il s’agit avant tout de rassurer les clients pour les pousser à revenir dans les établissements.  « Le bar de demain, je le vois propre, convivial, encore plus chaleureux, avec encore plus de service et d’attention vers le client », augure ce barman de trente ans de métier.

Une convivialité entre parenthèses

Difficile d’imaginer une convivialité entre parenthèses au CiPiace, l’un des bars bruxellois les plus chaleureux. ©BrusselsCocktailWeek

Dans un monde devenu aseptisé et où la distanciation sociale sera désormais la norme, difficile pourtant d’imaginer comment retrouver cette convivialité si importante lorsqu’on évoque l’idée même du bar. C’est ce qui inquiète Leslie Moreau et Sophie Barrière, propriétaires du Green Lab à Bruxelles et co-fondatrices de la Brussels Cocktail Week, dont l’édition 2020 devrait être annulée. « Le Green Lab est un endroit d’after-work. Les gens viennent chez nous pour faire la fête,  draguer, faire des rencontres », explique Sophie. « Le masque, ce n’est pas convivial. Moi je ne veux pas rouvrir sous n’importe quelles conditions », ajoute Leslie.

Peut-être plus encore qu’au restaurant, l’application de nouvelles normes sanitaires pose problème dans les bars, où l’on vient accessoirement pour prendre un verre et surtout pour socialiser, tandis que l’échange avec le barman reste quelque chose de sacré. 

« Le cocktail, c’est 50% la boisson, et 50% la conversation que tu vas avoir avec le barman. C’est l’échange qui va amener à la création de ton cocktail. C’est observer les gestes, le verre qu’il va prendre. Et puis il prend sa cuillère, et il te fait goûter…. Ça, c’est mort pendant quelques temps. Comme le plaisir de prendre plusieurs cocktails entre potes et de se faire goûter… », se désole Sophie. 

Les grands groupes à la rescousse?

Dès les premières heures du confinement, on a vu sur les réseaux sociaux des appels clairs de Bacardi-Martini aux bartenders pour qu’ils passent en mode livraison. Les grands groupes d’alcools sont, eux aussi, impactés par la crise. Si les ventes en supermarchés ont quelque peu augmenté, cela ne suffit à compenser le vide laissé par l’Horeca. Et avec un redémarrage sans doute prévu en juin, les experts prévoient une perte de 20% du chiffre d’affaire dans le secteur Horeca… 

« Sans l’Horeca, on ne saurait pas survivre. Donc, le but, c’est de couper le robinet mais pas à 100% et continuer à les soutenir et à préparer l’avenir. L’Horeca tel qu’on le connait maintenant n’existera plus jamais. Il va y avoir une grosse révolution avec la livraison et la vente à emporter. Comme la capacité des établissements risque d’être réduite de 50% à cause de la distanciation, il y aura un manque de chiffre d’affaires. Comment palier à ça? On peut pré-batcher des cocktails (les préparer à l’avance, NdlR). Ça prend beaucoup moins de temps et au niveau de la marge, c’est bingo. On a donc tout de suite débloqué un budget pour soutenir ceux qui ont démarré du take away et du delivery. De manière globale, on a débloqué trois millions de dollars et lancé l’opération #raiseyourspirits », développe Luc Renard, responsable Horeca de Bacardi-Martini en Belgique. Comme leur concurrent, Diageo, le groupe familial a offert un soutien moral, matériel, logistique et financier à la scène cocktail belge.

Livraisons solidaires

Alors qu’en Flandre, les initiatives de livraison et de vente à emporter démarraient dès la fin mars avec le projet « Cocktail Maison » — soutenu notamment par des bartenders connus comme Jurgen Nobels ou Hannah Van Ongevalle —,  les bartenders bruxellois (et wallons) ont récemment relevé la tête, après une phase de choc et de prostration.

Bien sûr, il y avait bien eu quelques initiatives individuelles lancées ça et là à Bruxelles. Les cocktails en bouteille au verjus qui tiennent jusqu’à deux mois au frigo du LIB ou les box apéritives du Cipiace, qui ont tout de suite connu un succès fulgurant: 65 boîtes vendues dès la première semaine!

Mais il aura fallu attendre l’initiative de Yen Pham, propriétaire du bar-restaurant Yi Chan à la Bourse pour que l’offre explose. « Yen a lancé l’idée d’une réunion. Nous étions 20. Le but, c’était de lancer une initiative qui pouvait inciter des gens à proposer une formule take away ou delivery, mais qui pouvait aussi se greffer à des choses existantes. Du coup, plein de gens ont eu envie de participer et de lancer leurs trucs et ça a amené beaucoup d’espoir », se rappelle Sophie Barrière. « Tout le monde s’est mis à trouver des idées. Et la seule chose qui tenait la route, c’était de s’associer et de reverser une partie de nos gains à une oeuvre de charité », raconte Yen. 

Il y a quelques jours, ces barmen ont ainsi lancé l’initiative « Shakers United », avec une page Facebook dédiée qui réunit les offres delivery et take away bruxelloises (et wallonnes), dont une partie des ventes seront redistribuées à L’Ilot, une organisation caritative locale qui lutte contre le sans-abrisme.

La boîte foisonnante du Cipiace. ©SlurpCo

Dans les starting-blocks…

Mais Yen Pham ne s’arrête pas là. Dès cette semaine, et pour montrer que la scène du cocktail bruxelloise est bien vivante, il a lancé des « Bars talks », soit des conversations en ligne avec d’autres barmen ou des experts. Dans les premiers épisodes, diffusés en live sur le compte Instagram de la Brussels Cocktail Week les jeudis et vendredis soirs dès le 7 mai, il recevra Giorgia et Andrea du Cipiace, pour un moment consacré à l’« aperitivo », ou Fernando Castellon, un historien du cocktail. 

S’ils sont tous convaincus, comme Luc Renard, qu’ils devront pérenniser la formule livraison ou à emporter pour compenser leurs pertes, les barmen pensent déjà à d’autres solutions. Pour Yen Pham « on ne reviendra pas à la normale. Il faudra penser à une stratégie. Je vais devoir licencier deux à trois personnes, il est peut-être temps de robotiser… Passer à un concept où on commande directement à table avec des iPads? » Et pour prendre à contre-pied la situation, il pense transformer son Yi Chan en « speakeasy à la Men in black, où tous le staff sera en mode labo de recherche » ! 

Valentin Norberg, du bar Botanical by Alfonse à Namur qui s’est lui aussi lancé dans la livraison et cartonne — 100 packs de 4 cocktails ont écoulés la semaine dernière — et a ouvert un e-shop avec des cocktails en bouteille à servir sans glaçons, comme du vin. Mais il planche surtout à une version 2.0 de son bar. « On va tout changer, en compartimentant le bar pour offrir différentes expériences personnalisées. On va aussi pousser l’expérience du cocktail encore plus loin en proposant des food pairings. » 

Du côté du Green Lab, on passera en mode caviste. « On voudrait offrir des produits un peu rares. On proposera aussi aux gens d’aller chez eux en mode événementiel, avec bar à cocktails, matériel, DJ… On organisera aussi des ateliers en petits groupes pour apprendre à faire une margarita par exemple. » Tandis que Leslie Moreau évoque encore la boîte de nuit virtuelle imaginée par le bar Jalousy à Bruxelles. Et l’on se dit que la convivialité ne semble pas tout à fait perdue…

On laissera le mot de la fin à Luc Renard. « Il n’y a rien qui me procure plus de plaisir que d’être accoudé à un bar et voir un barman étaler toute sa technique. Mais la situation fait qu’on ne peut plus faire ça. Il va falloir s’adapter. Les barmen vont devoir prendre des initiatives pour se distinguer, d’un point de vue de la créativité et de l’offre. Les réseaux sociaux vont jouer un rôle important. C’est le seul moyen qu’ils ont aujourd’hui d’interagir avec leur clientèle… » 

Charlie du bar Botanical by Alfonse en route pour une livraison. ©Botanicalbyalfonse