On l’attendait depuis un moment, la nouvelle est tombée ce jeudi matin: le chef Karen Torosyan rachète la « Bozar Brasserie » de David Martin.
Karen seul aux commandes
L’histoire ressemble à un conte de fée: un Arménien né en Géorgie débarque à Bruxelles il y a 20 ans sans parler un mot de français. En 2015, le bonhomme décroche le titre de champion du monde de pâté-croûte à Tain-l’Hermitage, puis en 2016 celui de meilleur artisan-cuisinier au Gault&Millau – un titre créé sur mesure – et enfin, sa première étoile au guide Michelin.
Sauf que c’est au prix d’un travail acharné que Karen Torosyan a réussi ce tour de force, élever une simple brasserie en l’un des restaurants les plus courus de la capitale. Une histoire qui aura quand même duré sept ans entre Karen Torosyan et David Martin, le chef étoilé de « La Paix » qui lui a mis le pied à l’étrier en lui offrant son premier poste de chef à la « Bozar Brasserie », aujourd’hui rachetée par Torosyan et devenue « Bozar Restaurant ».
« D’où je viens, un mec comme moi ne peut pas rêver d’un restaurant pareil. »
Karen Torosyan
Une évolution nécessaire
S’il a fallu sept mois et demi pour régler les problèmes administratifs, la transition s’est faite sans heurts entre les deux chefs. « J’étais arrivé à un point où je devais partir. Deux chefs dans la même maison, ce n’était plus possible, explique Karen Torosyan. J’étais dans un rapport de force avec David. J’ai souffert d’être dans son ombre. »
Un orgueil qu’il reconnaît aujourd’hui mal placé: « David a mis mon nom sur la carte dès la première année et a toujours fait en sorte que je me sente chez moi mais il y avait cette frustration. Aujourd’hui, je me rends compte que je dois beaucoup à David. Je le quitte avec reconnaissance. Si je parviens à relever l’ultime défi de ma carrière, c’est grâce à lui et à Philippe Colonval (l’investisseur financier de la « Bozar Brasserie, NdlR), qui m’ont appris à gérer un restaurant. »
« Je remets la Bozar brasserie à la personne à qui elle appartenait déjà, tranche David Martin. C’était devenu une évidence. A un moment donné, on crée un établissement et on voit comment les choses se dessinent. Depuis 6 ans Karen avait pris les commandes. Au départ, mon travail consistait à l’accompagner, à être le modérateur. Très vite, cela n’a plus été nécessaire. Je ne lui ai pas appris à cuisiner mais plutôt à gérer un restaurant.»
Et Karen Torosyan a bien retenu la leçon: « David m’a toujours dit: ‘Chef, c’est bien; bon chef, c’est mieux. Mais un bon chef rentable, c’est encore mieux!’ »
« Il faut savoir lâcher les choses avec honneur. J’aime donner et transmettre et je n’avais plus rien à apporter à Karen. »
David Martin
Une concession de 10 ans
Mais pas question de parler gros sous avec les deux chefs. La « Bozar Brasserie » faisant intégralement partie du palais des Beaux-Arts qui appartient au Fédéral, David Martin et son associé, l’entrepreneur Philippe Colonval, étaient seulement concessionnaires. Du côté de David Martin, on saura seulement que Karen Torosyan a racheté 100% des parts de la société EDYMM avec le fonds de commerce et le matériel qui, à l’époque, avait coûté 180.000€. Tandis que pour Torosyan, pour qui la concession a été prolongée de 10 ans, c’est l’investissement de toute une vie. « J’ai fait un emprunt et j’ai hypothéqué tout ce que j’avais », confie le chef.
Il aurait sans douté été plus facile de tourner la page ailleurs, dans un endroit qui nécessitait moins d’investissements mais Karen Torosyan aurait perdu l’étoile, et pas seulement… « Pendant des années, Bozar, c’était mon bébé. Je n’ai pas vu grandir ma fille mais ce resto et moi nous avons grandi ensemble. Nous avons un lien indéfectible. C’est ici que j’ai relevé mon premier challenge en tant que chef, c’est ici que j’ai vécu mes premières réussites, les moments les plus marquants de ma carrière », se souvient-il.
Un lieu qu’il a pourtant mis du temps à apprivoiser. « Je détestais le cadre au début, ces froides tables en marbre. Et aujourd’hui, si j’en prends un à les couvrir d’une nappe, je lui coupe le bras! Et puis il y a cette immense cuisine que tout le monde m’envie. La première chose que font mes amis restaurateurs parisiens lorsqu’ils visitent, c’est m’insulter… », dit le chef en riant.
Changement dans la continuité
Le « Bozar Restaurant » c’est une maison dont histoire est liée au plus célèbre des architectes belges, Victor Horta, et un patrimoine qu’entretien précieusement le gouvernement fédéral. « Je suis chez moi mais j’ai le privilège d’avoir le soutien du Palais des Beaux-Arts. Ils sont fiers d’avoir un restaurant étoilé dans un établissement public. Ils interviennent donc dans les rénovations immobilières qui sont nécessaires puisqu’ils sont les propriétaires du bâtiment. Et puis eux aussi ils veulent deux étoiles! », plaisante Torosyan.
La marque Horta, c’est aussi une identité forte. « Horta, c’est l’ADN de la maison et nous allons continuer notre histoire en respectant cela. Nous sommes par exemple en train de créer un jardin d’hiver comme les aimait Victor Horta, avec des plantes exotiques. On y placera des tables rondes, et on travaillera sur la lumière et les matières, comme le cuir avec l’artisan Niyona. »
Si Karen Torosyan a aussi fait retravailler la carte par une jeune graphiste parisienne « pour créer quelque chose de plus minimaliste et d’élégant », c’est dans la continuité qu’il s’inscrit. « En soi, je ne veux rien changer. J’ai envie de continuer le travail entamé avec David et Philippe. »
Une ambition clairement affichée
La nouvelle maison affiche désormais clairement son ambition: les deux étoiles. Un objectif déjà matérialisé par le changement de nom… « Ce changement s’est fait naturellement pour être plus transparent vis-à-vis de la clientèle. Beaucoup s’étonnaient de voir des prix aussi élevés et des plats qui ne correspondaient pas à l’esprit brasserie », explique Karen Torosyan. L’homme est pourtant franc: « J’avais l’ambition de décrocher une étoile mais jamais cette ambition n’a viré à l’obsession. L’obsession tue l’ambition. L’important pour moi c’est d’avoir continué à faire ce que j’aimais. »
Et quand on lui parle de la pression immense, de ces chefs de plus en plus nombreux à renoncer aux étoiles, il lance: « Je ne comprends pas ceux qui abandonnent. Quand j’ai eu l’étoile, j’ai dit à mon équipe: c’est un point de départ, pas un point d’arrivée. La pression nourrit mon ambition. Clairement l’envie d’une deuxième étoile est là, mais je veux continuer à faire ce que j’aime. Jamais je n’enlèverai le tartare avec les frites de ma carte par exemple! Pas question non plus d’enlever le menu pré-théatre (44€), qui est d’une cohérence absolue avec l’endroit où nous sommes. »
En tout cas, David Martin n’est pas inquiet pour son successeur. « Au début Karen n’était pas assez cher pour son talent! Mais Bozar est une affaire bien huilée. Au départ, il a fallu construire la mécanique. La gestion d’un établissement se fait à l’achat du matériel. Il faut bien négocier les prix pour ne pas se retrouver à devoir demander des prix trop élevés aux clients… »
Karen Torosyan le sait, gérer 13 salariés n’est pas une mince affaire, même s’il pourra désormais compter sur sa femme pour l’épauler. Et avec la sortie d’un livre chez Glénat prévue fin septembre, écrit par la Japonaise Chihiro Masui, auteure de plusieurs opus consacrés à de grands chefs, on n’a pas fini d’entendre parler de Karen Torosyan…
« C’est l’investissement d’une vie. J’ai fait un emprunt et j’ai hypothéqué tout ce que j’avais. »
Karen Torosyan
David Martin, l’homme aux mille projets
Etoilé à « La Paix », David Martin avait gagné en 2010 l’appel d’offre lancé par le Palais des Beaux-Arts, remportant le gros lot face à des chefs d’envergure comme Yves Mattagne, Bart de Pooter ou San Degeimbre. S’il remet aujourd’hui la « Bozar Brasserie » à Karen Torosyan, l’homme n’est pas en reste de nouveaux projets. Il y a un an, il a ouvert « Les ateliers de la mer » à Neufchâteau, où il a créé un endroit mêlant poissonnerie, traiteur et table de dégustation. Une deuxième adresse a déjà vu le jour à Bastogne, tandis qu’il inaugurera bientôt un troisième atelier, toujours en dehors de Bruxelles, qu’il promet plus gastronomique.
Friand de nouveaux concepts, le chef français a aussi lancé son « Classic Croquettes » au Palais du Heysel, tandis qu’il a investi de l’argent et du temps pour aider un ami torréfacteur à monter « Le Lieu » près de Waterloo, un restaurant prometteur où il a placé l’un de ses poulains.
Le chef continue aussi à produire 200 émissions par an de « Martin Bonheur » pour RTL TVI. Ce bosseur annonce aussi travailler depuis trois ans sur la réhabilitation du Blanc-Bleu-Belge… Un chef qui a décidément plus d’un tour dans son sac!
Ayant désossé durant 45 ans des têtes de veau, je me demande si commencer par l’autre coté n’est pas plus facile.
Bien à vous,
Michel Hilson.
C’était peut-être pour la photo? Bonne journée…