Lundi 24 février. Il est 9h30. Karen Torosyan nous a donné rendez-vous au Bozar Restaurant. On prendra bientôt la route pour Paris où, demain, devant un parterre de trente journalistes et d’influenceurs parisiens, le chef étoilé cuisinera aux côtés de Christophe Pelé, auréolé de deux macarons au Michelin au Clarence. Restaurant du domaine Clarence Dillon — qui possède le fameux château bordelais Haut-Brion —, celui-ci est installé dans un superbe hôtel particulier à deux pas des Champs-Élysées.

Arnaud De Schepper et Cassandre Ercolini dans les cuisines du « Bozar Restaurant » à Bruxelles. © LC

C’est le branle-bas de combat dans les cuisines du Bozar. Cassandre Ercolini, la cheffe adjointe de Karen, prépare les couteaux, les sondes de cuisson, la pâte feuilletée… Il ne faut rien oublier. Surtout pas le pâté-croûte, les cornichons et les quatre koulibiacs! Venant d’arriver, Arnaud De Schepper, le directeur de salle, choisit les tenues qu’ils revêtiront le lendemain. La mini brigade serait incomplète sans Karen Torosyan. Déjà au travail, ce chef infatigable prépare sa dorure… « Cela fait dix ans que je travaille avec la ferme des Coudriers car leurs jaunes d’oeufs sont bien jaunes. Pour une dorure parfaite, il faut laisser les oeufs une semaine en dehors du frigo. Les jaunes deviennent alors bien épais. C’est le vernis parfait! »

En voiture Simone!

En route, mauvaise troupe! Le transport est délicat. Il ne faut pas abîmer le pâté-croûte, qui nécessite plusieurs jours de préparation. Les boîtes de transport sont empilées sur un diable et l’on se faufile dans les coulisses du Palais des Beaux-Arts pour enfin atteindre le parking. Entre les bagages et le matériel, on est serrés comme des sardines mais heureux d’enfin prendre la route.

Dans la voiture, Karen passe la commande de la semaine: deux filets purs de Simmental, dix pigeons des Flandres, six kilos d’onglet écossais… La chose faite, on profite des quelques heures de voyage pour en apprendre un peu plus sur ce quatre mains entre Torosyan et Pelé, deux chefs que tout semble opposer. Seul point commun apparent, Chihiro Masui, l’autrice prolifique de livres de grands chefs, qui signe leurs ouvrages sortis à trois semaines d’écart, en octobre 2019. 

« J’ai connu Christophe grâce à Chihiro. Elle l’avait invité au dîner de charité organisé à Bruxelles en faveur de l’association sud-africaine Isabelo en février 2019. Et c’est encore Chihiro qui a eu l’idée de ce quatre mains. J’ai été déjeuner avec elle au Clarence. C’était dingue! À Paris, en termes d’audace, d’originalité, c’est une des adresses les plus intéressantes. il y a toute une génération de cuisiniers Instagram. Il y a cette uniformité qui s’installe dans le monde culinaire depuis quelques années. Et puis tu as des personnalités fortes comme Christophe. Ce qui est important, ce n’est pas d’aimer ou de trouver ça juste. Un repas doit ne pas te laisser indifférent, te laisser un souvenir, te marquer. Quand tout est parfait, on se fait chier! Ça ne te procure pas d’émotions », explique Karen Torosyan tout en conduisant.

Les deux côtés du miroir

« Ce qui me séduit chez Christophe, c’est qu’il fait le contraire de ce que je fais, explicite le cuisinier-orfèvre. Ce que je cherche quand je vais manger quelque part, ce n’est pas le reflet de ce que je vois au quotidien. Lui, c’est un artiste. Un peintre qui arrive le matin, qui étale ses couleurs mais ne sait pas à quoi son tableau va ressembler, et il est à chaque fois différent. Moi je suis capable de peindre le même tableau tous les jours avec le même plaisir. Sa démarche est très artistique, la mienne plus artisanale. C’est comme les musiciens, il y en a qui jouent du rock et d’autres de la musique classique. » Disons que Torosyan, c’est la régularité, la précision, la constance. Quand Pelé, c’est plutôt la créativité, l’audace, l’innovation. Les deux chefs en conviennent d’ailleurs: ils seraient incapables de travailler comme l’autre.

Du côté du menu, les choses se sont faites assez naturellement. « Avec Christophe, on voulait juste faire quelque chose de cohérent, que les gens passent un bon moment et ressentent une émotion. Chihiro trouvait exceptionnel par rapport au cadre (très chic et XIXe siècle, NdlR) d’arriver avec une pièce comme le koulibiac et d’avoir une découpe en salle, en m’imposant presque de venir avec le pâté en croûte! », rigole Torosyan. Et quand on lui demande s’il sait ce que va faire son alter-ego parisien: « Je pense que même sa brigade ne le sait pas. Il fera ce qu’il trouvera juste à ce moment là! »

Il en a fait du chemin notre chef bruxellois, débarqué d’Arménie à 18 ans sans parler un mot de français et propulsé aujourd’hui à Paris pour le premier quatre mains jamais organisé au Clarence.

« Je suis 100% Belge et 100% Arménien et je vais faire de la cuisine française à Paris… ça c’est le côté surréaliste! », s’enthousiasme-t-il.

Précision vs intuition

Débarqués à 14h30 dans les cuisines du Clarence, il faut faire vite. Karen est stressé, il ne connaît pas les fours et il faut tester la cuisson d’un koulibiac. « Cela peut prendre 45 minutes, comme ça peut prendre 1h15… Et ça change tout pendant un service », dit-t-il en piquant le saumon à coeur avec une sonde. Advienne que pourra! Un peu abîmé dans le transport, le koulibiac sort impeccable du four et lorsqu’on le découpe, il est cru à coeur… Parfait!

Ne reste plus qu’à s’accorder avec Christophe Pelé sur la marche du déjeuner, qui ne doit pas durer plus de 2h30, selon les standards parisiens. « Alors ton entrée, c’est quoi? », demande Karen. « Langoustine. Trois, quatre ou cinq versions, on verra ça… », répond Christophe. « J’avais dit que c’était un artiste! » « On a de magnifiques oursins de Norvège pour l’amuse-bouche. Ils arrivent vivants, ils sont hallucinants. Après, pour l’équilibre du service, on peut mettre le pâté en croûte, la langoustine, le koulibiac et les desserts », propose Pelé.

En faisant les quelques pas qui séparent la salle de la cuisine, on essaye d’en apprendre un peu plus sur ce chef au fonctionnement mystérieux. « On a nos bases, nos condiments. Ce n’est pas vrai qu’on ne sait pas ce qu’on va servir demain. Mais on est très vivants!, s’enflamme Christophe Pelé. Il y a toujours des choses de dernière minute qui arrivent pour des raisons x ou y. Il faut avoir la souplesse de pouvoir changer de direction. Mais il n’y a pas qu’une façon de fonctionner. J’ai l’impression que Karen travaille avec ses tripes et son coeur, donc, forcément, l’émotion est là. Et puis la précision, elle existe chez nous aussi, mais de manière différente, sur une cuisson ou un assaisonnement. Beaucoup de cuissons sont faites à la seconde, cela demande de la technicité, mais aussi de la sensibilité. »

Le reste de l’après-midi, on le passe aux côtés de Karen Torosyan, qui recouvre méthodiquement ses trois koulibiacs, alternant les couches de dorure et les passages au froid, le regard aquilin rivé sur les moindres détails de finition. Tandis que l’équipe de Christophe Pelé, en fait en congé, apprend à réaliser des baos avec un chef taïwanais…

Tous en scène!

Le jour J, c’est encore Karen Torosyan qui est là aux premières heures avec sa fidèle Cassandre pour déposer la délicate résille de pâte sur les koulibiacs. Du côté du Clarence, il y a bien Emilie Couturier, la jeune cheffe pâtissière, qui s’active à la confection des desserts du jour. Mais le reste de l’équipe arrivera plus tard. Ils sont décidément très zen dans cette cuisine! 

Giuliano Sperandio, bras droit de Christophe Pelé au Clarence. ©LC

Le premier sur le pont est Giuliano Sperandio, l’excellent bras droit de Christophe Pelé depuis 12 ans. Si Josh, les sous-chef est Coréen, il n’y a pas moins de quatre Italiens en cuisine et ça se ressent dans les préparations en cours… Grissinis au levain, sauce al ragù, polenta… On est en Italie! 

Giuliano nous montre les superbes langoustines. Elles seront finalement préparées de quatre façons: pochées, crues, gratinées et au bouillon. D’ailleurs, un commis prépare déjà un beurre au citron vert, avec de la colatura d’anchois, du poivre, de l’estragon, du cerfeuil et du panko. On lance aussi des choses, sans trop savoir si elles serviront pour le déjeuner ou pour plus tard, comme cette fraise de veau. On se laisse porter par l’instant, l’instinct, les envies… Il est 11h et les oursins ne sont toujours pas arrivés… On parle d’un éventuel plan B.

Pourtant, aucune panique ne règne en cuisine. La règle est simple: « Si on n’y arrive pas, on le fait pas! », dit Giuliano.

A 11h10, les oursins sont enfin là et Pelé prend les dernières décisions. L’oursin sera finalement servi avec du lard de Colonnata, de l’avocat et une fleur de capucine, le ris de veau en tempura, avec la langoustine pochée et une sauce pil-pil au caviar…

Oursin, fleur de capucine, lard de colonnata, guacamole et jus acide, une proposition enlevée de Christophe Pelé. ©Restaurant Le Clarence

Langoustine gratinée aux herbes de Christophe Pelé. © Restaurant Le Clarence

Langoustine crue, épinards, champignon de Paris et saucisse grecque, selon Christophe Pelé. © Restaurant Le Clarence

Le reste se passera à table, dans les intimidants salons du Clarence. Ici, luxe, calme et volupté ne sont pas de vains mots. Il suffit de goûter à cet oursin pour s’émerveiller de l’alchimie des saveurs créées par Christophe Pelé. Une création sensuelle, parfaite pour sonner l’envoi… du pâté-croûte qu’Arnaud De Schepper, toujours tiré à quatre épingles, vient présenter devant des journalistes médusés.

Des journalistes émerveillés encore à l’arrivée du koulibiac sur son chariot richement orné, découpé en salle par les deux chefs… Quel fantastique déjeuner!

L’un des chefs-d’oeuvre du « Bozar Restaurant », le koulibiac de saumon d’Écosse servi avec un sabayon. © Restaurant Le Clarence

Envie de lecture?

  • Karen Torosyan, Secrets et techniques d’un cuisinier orfèvre, de Chihiro Masui et Richard Haughton, aux editions Flammarion (288 pp., env. 45€).
  • Christophe Pelé – Le Clarence. Livre de cuisine, de Chihiro Masui et Richard Haughton, aux éditions Glénat (320 pp., env. 60€).