Reportage photos: Olivier Papegnies
Textes: Laura Centrella & Hubert Heyrendt

Lundi dernier, Karen Torosyan obtenait une première étoile Michelin méritée à la « Bozar Brasserie ». Comme le prix Gault&Millau du meilleur artisan-cuisinier deux semaines plus tôt, cette récompense venait couronner un impressionnant travail de relecture des grands classiques de la cuisine française. Dont s’est pris de passion ce jeune chef né en Union soviétique…

Le choix du classicisme

« Cette étoile me donne la confiance dont j’avais besoin aujourd’hui. Cela devenait important de comprendre que le chemin que j’avais choisi était le bon !”, lâchait ce lundi Karen Torosyan, à l’issue de la présentation du guide Michelin 2017 qui se déroulait au salon Horeca Expo de Gand et lors de laquelle le chef de la “Bozar Brasserie” était enfin couronné d’un précieux macaron.

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Benoît Doppagne / Belga

Les douze derniers mois ont été intenses pour celui qui s’est battu comme un beau diable pour parvenir là où il est aujourd’hui. L’ascension était amorcée dès l’année dernière, lorsque, le 1er décembre 2015, Karen Torosyan décrochait à Tain-l’Hermitage le titre de champion du monde de “pâté-croûte”, comme on dit à Lyon. Cette récompense a braqué les projecteurs sur un chef discret, qui a mûri dans l’ombre un amour infini pour l’excellence du savoir-faire français. C’est tout ce travail qui s’est vu récompenser, début novembre, par un prix taillé à sa mesure dans le Gault&Millau 2017, celui de meilleur “artisan-cuisiner de l’année”.

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La préparation, méticuleuse, de la pâte feuilletée du pithiviers de canard au sang.

Un parcours hors du commun

Ce qui saute à l’oreille la première fois que l’on rencontre Karen Torosyan, c’est cet accent qui chante et fait sonner les mots. C’est que le bonhomme de 36 ans vient de loin… Près de 4 000 km… “Quand je suis arrivé en Belgique, à 18 ans, je ne parlais pas un mot de français ! Je suis d’origine arménienne mais je suis né en Géorgie, à l’époque de l’URSS. J’ai tout connu, la belle vie, le communisme, un système qui fonctionnait et puis qui ne fonctionnait plus. A 13 ans, mon premier boulot, c’était dans un fast-food !”, se souvient-il en riant.

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Déjà fasciné par le travail manuel, Karen Torosyan se rêve bijoutier. “J’ai été apprenti pendant deux ans mais j’ai eu des soucis familiaux. Mon père est parti et j’ai du arrêter pour payer les études de médecine de mes sœurs. A 14 ans, je suis tombé dans la cuisine traditionnelle géorgienne. J’étais dans une vraie cuisine, avec une vraie brigade.” Mais à l’époque, la cuisine n’est clairement pas sa passion… “Je pourrais raconter que je faisais de la tarte aux pommes avec ma grand-mère… Mais ce n’est pas vrai. La cuisine a été un accident.”

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La suite, c’est la politique qui va en décider. “Après la chute de l’URSS, ça a été la merde. Ma mère devait céder son poste au conservatoire et mes sœurs condamnées à devenir infirmières, car certains postes étaient réservés aux Géorgiens. Sur ma carte d’identité, il y avait écrit : “citoyen de Géorgie, nationalité arménienne” et, en dessous, “URSS”. Un vrai bordel  ! Quand mon père est revenu d’Europe, on a décidé de partir… On a choisi la Belgique car on y avait de la famille…”

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Une croûte ciselée à la manière d’un orfèvre…

« Je suis le plus belge des Arméniens et le plus français des Belges… »

 

Nager à contre-courant

A Bruxelles, le jeune homme choisit la cuisine par facilité, demandant à un ami de lui trouver un poste dans une brasserie. Il enchaîne alors les maisons où la cuisine est médiocre, tout en étudiant le soir à l’école hôtelière et en suivant des cours de français. “Et puis vient la passion. Mais la passion ne suffit pas. Vient ensuite la vocation…”, lance, le regard brillant, Karen Torosyan.

Entré dans la brigade de Jean-Pierre Bruneau à Ganshoren, le jeune homme devient son second au bout de six mois. C’est au contact de l’ancien trois-étoiles qu’il prend goût à la gastronomie. “Là, je pouvais approcher des produits nobles que je n’aurais jamais espéré toucher.” C’est aussi chez Bruneau qu’il prend goût au travail bien fait.

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A la « Bozar Brasserie », Karen Torosyan travaille la tête de veau entière…

“J’ai toujours bossé comme un taré. Mais la seule personne que je n’arrive pas à suivre, c’est mon père, qui a 68 ans… Maçon de la troisième génération, il m’embarquait avec lui sur les chantiers pendant les vacances. Aujourd’hui, si je vais voir une expo Picasso, ça ne me parle pas. Mais voir mon père restaurer une porte, carreler une salle de bain, ça me donne la chair de poule. Car il y a de l’émotion. Pour moi, c’est ça l’artisanat !”

C’est là sans doute que se trouve l’explication de ce choix à contre-courant qu’a fait le cuisinier : se concentrer sur une cuisine classique, où prime le savoir-faire plutôt que la créativité à tout prix, qui fait souvent vibrer les jeunes chefs. “Moi, innover pour innover, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas envie de faire partie de ces mecs qui regardent autour d’eux et font tous la même chose. Un plat classique, c’est quoi en fait ? Un plat innovant, moderne, qui a fonctionné pendant très longtemps.”

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Quand Karen Torosyan se fait charcutier, le jambon persillé est de sortie…

 

Pâté en croûte, jambon persillé, etc.

Karen Torosyan a ainsi focalisé tout son talent sur des plats intemporels de la gastronomie française. Des plats caractérisés par leur difficulté technique, comme le pâté en croûte, le pithiviers, les quenelles de sandre, le lièvre à la royale… Des plats devenus rares à la carte des restaurants. “Le lapin à la kriek, toujours à la carte, a été mon premier plat signature. L’anguille au vert, c’était il y a 5 ans. Je n’ai rien contre la cuisine belge. Mais je ne trouve pas ça excitant. Plus tu aimes la cuisine française et plus ça devient incontrôlable. La transmission, le savoir-faire, la technique, l’artisanat, c’est ça qui me tient par les tripes. Il y a d’abord eu le pâté en croûte. Maintenant, c’est le koulibiac, une des épreuves éliminatoires du MOF…”

Le prestigieux concours du “Meilleur ouvrier de France”, section étranger, est en effet la prochaine étape pour l’ambitieux Karen Torosyan…

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« En 6 ans j’ai imposé un style, mais je fais d’abord la cuisine que j’aime. »

La cuisine de Karen en images

Artisanat

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« Le prix du meilleur cuisinier-artisan qui m’a été décerné par Gault&Millau ne récompense pas que moi. Les éleveurs, les agriculteurs, les maraîchers peuvent se dire que l’artisanat a encore un bel avenir. Quand je bosse autant d’heures par jour, le client doit se rendre compte que ça a un prix, qu’il comprenne pourquoi une tranche de pâté en croûte coûte 34 €. On parle tous de ce retour au classique, à l’artisanat, mais il faut que les gens nous en donnent les moyens.”

Méticuleux

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Son titre de champion du monde de pâté-croûte, Karen Torosyan ne l’a pas volé ! Pendant trois ans à la carte de la “Bozar Brasserie”, il a peaufiné ce bijou, pour en faire un véritable chef-d’œuvre. Aujourd’hui, le chef travaille le porc noir de Bigorre – accessible grâce à son titre de champion – pour la qualité exceptionnelle de son gras… « En principe, un pâté en croûte, c’est 50 % de maigre et 50 % de gras. Avec le gras de noir de Bigorre, j’arrive à mettre 75 % de maigre pour 25 % de gras. Ça devrait être sec mais c’est du bon gras, tandis que je viens nourrir la farce avec un jus de canard qui humidifie et donne de l’onctuosité, </i><i>du moelleux au pâté”, explique le chef perfectionniste.

Moderne

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Si son pâté en croûte est un chef-d’œuvre de classicisme, Karen Torosyan le sert avec des accompagnements d’aujourd’hui, des petits légumes vinaigrés…

Chef-d’œuvre

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On le connaît sans doute mieux sous sa forme sucrée mais le pithiviers se garnissait aussi de gibier lorsqu’Eric Briffard était chef au “Cinq”, le restaurant du George V à Paris. A la “Bozar Brasserie”, Karen Torosyan lui rend hommage en donnant du plat sa version personnelle. Une petite merveille technique qui nécessite 2 à 3 jours de préparation. Sous le feuilletage, se cache du canard au sang de Challans et du foie gras d’oie, posés sur un matelas de légumes de saison, le tout servi avec un jus corsé de canard. Un morceau de bravoure dont la croûte à elle seule – subtilement ciselée pour qu’en bouche, le feuilletage explose en différentes textures – est sublime.

Pas que des classiques!

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A la “Bozar Brasserie”, on ne mange pas que du lièvre à la royale et du jambon persillé… Karen Torosyan propose par exemple une magnifique entrée composée de tête de veau et de petits-gris aubrivois de Thierry Sauvage dans un jus d’herbes. Divin !

Quatre hommes importants

Karen Torosyan a appris la rôtisserie chez Jean-Pierre Bruneau, la finesse et l’élégance chez Pascal Devalkeneer et les sauces, il les apprend encore aujourd’hui avec Alain Troubat… Et il y a bien entendu David Martin, qui lui a mis le pied à l’étrier en le propulsant à la tête de la « Bozar Brasserie ».

Jean-Pierre (Bruneau*, Ganshoren)

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Photo Jean-Luc Flémal / IPM

La carrière gastronomique de Karen Torosyan a véritablement démarré chez Jean-Pierre Bruneau, du temps des deux étoiles. « Après mon père, c’est la personne que je respecte le plus car il m’a contaminé, m’a transmis ma passion. »

Un chef de la vieille école, ce n’est pas facile tous les jours pour un gars de 25 ans… « Si tu avais le malheur de déposer ton couteau encore sale sur la planche, celui-ci traversait la cuisine… Et s’il coûtait 140€ et qu’il était cassé en deux, il s’en foutait. » Mais pour Karen, ces deux années et demi passées chez le grand chef belge ont été très formatrices. « Chez lui, je me suis rendu compte que je ne savais pas cuire un steak ou faire une purée de pommes de terre alors que j’avais 10 ans d’expérience! »

Après 6 mois seulement, le gamin devient le second de Bruneau… « Un jour, je me suis fait défoncer, car un commis avait mal sous-vidé un sac à 4 centimes… Le soir, j’entre dans le bureau du chef et lui demande une explication. Il me répond qu’à l’armée, quand le général a un problème, il ne va pas voir les petits soldats, il va voir le colonel. J’étais chef de partie en rôtisserie et il avait viré son second ce jour-là. C’était une façon de me dire que je devenais son second… »

Pour Karen Torosyan, Bruneau était un choix calculé. « Tout le monde me disait que j’étais fou. Mais j’avais besoin de ce monstre, de ce monument. Jean-Pierre est devenu moderne par le classicisme, c’était le génie de sa génération. Quand il disparaîtra de la scène gastronomique belge, disparaîtra un rôtisseur comme on n’en a jamais vu en Belgique. Pour moi, il représentait la maîtrise du classique! » 

Pascal (Le chalet de la Forêt**, Bruxelles)

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Photo Vanzeveren Benoit / IPM

A 27 ans, Karen Torosyan choisit de changer de crèmerie. Il quitte Bruneau pour rejoindre Pascal Devalkeneer au « Chalet de la forêt ». « J’avais été trois fois au « Chalet » avant de postuler. Je trouvais que c’était une cuisine rock and roll, pleine de couleurs. Les rosaces de homard, les tomates et les haricots princesse toute l’année de chez Bruneau, c’était fini! Je suis passé d’un extrême à l’autre. Mais je serai jamais allé chez un mec qui fait du moderne. »

C’est Pascal Devalkeneer qui lui transmet l’équilibre, la finesse, l’élégance, le côté végétal aussi… « Il y a quinze ans, Pascal avait un potager et on ne l’écrivait pas dans les journaux. Il faisait déjà cette cuisine inspirée de Roger Souvereyns, son père spirituel, avec des plantes, des fleurs… Il fallait connaître toutes les herbes qui se trouvaient sur l’assiette, car aucune n’était là au hasard. On mettait de la pimprenelle pour son goût de noisette et car cela renforçait le goût du beurre noisette dans le plat. T’avais intérêt à savoir ça! »


Avec Pascal Devalkeneer, on touchait plus à la finition des plats. « J’ai appris la rôtisserie chez Bruneau et avec Pascal, les cinq légumes parfaitement cuits à mettre sur l’assiette. Pascal, c’est le côté moderne sans perdre la notion de classique, il arrive parfaitement à faire les deux. »

Alain (Ex-Stirwen*, Bruxelles)

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Photo Bernard Dumoulin / IPM

Un jour, Alain Troubat débarque avec sa famille à la « Bozar brasserie ». Il commande un paté-croûte… « Moi, en 30 ans, j’ai jamais réussi à faire un pâté en croûte comme ça! », lance le chef breton à son cadet. Une amitié est née! « Alain, c’est un saucier sorcier. Un maître saucier, c’est un chimiste. Avec une goutte de jus d’orange et une pincée de piment d’Espelette il te sauve une sauce. Mais il n’explique pas, il transmet. C’est le plus grand chef méconnu de Belgique! Il m’a transmis sa recette de quenelles à la lyonnaise et j’ai participé au championnat du monde de lièvre à la royale avec sa « recette » et sa sauce parfaite… »

David (La Paix*, Bruxelles)

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Photo Johanna de Tessières

Karen Torosyan n’est pas passé par les cuisines de David Martin à « La Paix » mais c’est une des premières personnes chez qui il voulait aller travailler car, dans sa belle brasserie des abattoirs à Anderlecht, il réussissait l’alliance parfaite entre bistrot et gastronomie. Et c’est lui qui a offert à Karen le poste de chef à la « Bozar Brasserie »…

« La meilleure blanquette de veau que j’ai mangée de ma vie, c’était il y a 15 ans chez David. Lui aussi avait été second chez Bruneau. Il avait vu que j’avais faim, que j’avais la rage! Quand j’ai fini chez Bruneau, il avait un nouveau second… Mais on a gardé contact et il m’a dit qu’il avait un projet qui allait prendre du temps. Il m’a donné ma chance et je l’ai saisie. Plus il me sentait investi, plus il me laissait faire. Ca s’est fait naturellement. Après un an, mon nom apparaissait sur la carte. J’ai mis trois ans pour faire mon équipe à 100%. Faire 350 couverts par jour ce n’était pas mon truc. Se concentrer vers une cuisine de qualité, c’est la direction qu’on a choisie ensemble. »

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