(photo en une ©Dan-Medhurst)

« Allo, chérie? » Quand il décroche son téléphone, le fantasque Andrea Petrini est à Hong Kong pour une énième pérégrination culinaire. Il doit nous parler du prochain « Grand Gelinaz! Shuffle Stay in Tour », qui aura lieu le 3 décembre prochain dans 38 pays et 138 restaurants. Au total, 148 chefs Gelinaz! cuisineront pendant 700 heures à travers 17 fuseaux horaires… Mais cette fois, ils resteront chez eux! Depuis quelques semaines, les réseaux sociaux des foodies sont envahis d’images de chefs qui s’accrochent à leur lit, tandis qu’une nouvelle philosophie est née, celle du « domosophisme » ou l’art d’être à la maison. Sauf qu’Andrea Petrini ne sait toujours pas où il passera la soirée: chez lui à Lyon, à Paris, à Vienne ou à Berlin…

@Gelinaz!

Le grand bluff d’Andrea Petrini 

On se souvient encore du premier shuffle Gelinaz! en juillet 2015, où 37 chefs avaient quittés leur restaurant pendant cinq jours pour se retrouver dans les cuisines et les draps d’un autre cuisinier… Le chef Inaki Aizpitarte (Le Chateaubriand*, Paris) avait ainsi été envoyé à Pétaouchnok, chez la géniale et déjantée Colombe Saint-Pierre, au Bic, tout au nord du Québec. Celui qui a fait se déplacer la planète Food aux quatre coins de la Terre n’est pourtant pas tombé sur la tête… Alors que, venu du Nord, le « flight shaming » (la honte de prendre l’avion) prend de l’ampleur, en même temps qu’une véritable prise de conscience écologique mondiale, il fait bon revoir son fusil d’épaule. Mais, au fond, il y a autre chose… « Il ne s’agit pas de dire qu’à partir d’aujourd’hui on arrête de voyager et qu’on devient tous comme Greta Thunberg. Mais c’était pour dire: ‘Oh la la les gars, vous ne vous rendez pas compte, mais vous êtes devenus ridicules.’ Depuis 15 ans, les cuisiniers ont passé plus de temps dans des avions à faire des congrès culinaires, des démos, etc. qu’à être dans leurs cuisines. Il faut arrêter les conneries. Et cela s’adresse à la planète entière mais aussi aux gens de Gelinaz! », explicite Petrini.`

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La fin d’un monde

Grand provocateur dans l’âme, l’Italien tacle les chefs, se pose en anti-système et tout le monde en prend pour son grade. « À fin des années 80, début 90, on disait que la cuisine s’était libérée. Mais je pense qu’elle est encore plus prisonnière d’une pensée réactionnaire et d’une conscience de classe quasi féodale. Avec tous ces restaurants étoilés au Michelin ou premiers de classe au GaultMillau, membres de la confrérie des Relais & Châteaux, partisans des Grandes Tables du Monde ou n°2, 13, 45 au Fifty Best… » 

Petrini dénonce aussi un métier de journaliste gastronomique devenu très précaire… «On ne donne plus aux journalistes les moyens d’enquêter. On prive ainsi le lecteur d’une vision à long terme, tandis que les pages gastronomiques sont reléguées aux infos pratiques, voire aux pages jardinages…» 

Mais c’est tout ce monde de la gastronomie qui est devenu déviant, selon lui « Avec l’apparition d’Internet, la bouffe est devenue un autre signe extérieur de modernité et de richesse. Des gens collectionnent les restaurants comme on collectionne les figurines Panini… Tandis que le métier d’attachée de presse n’existe quasiment plus; on a aujourd’hui créé des agents, qui ont pour seule ambition de faire grimper les chefs dans le Fifty Best.» 

Petrini a pourtant lui même contribué à créer ce monstre, en étant chairman des World’s Fifty Best pendant une dizaine d’années. « Au début, c’était un truc bon enfant, qui a vaguement permis de secouer le cocotier. Mais de là à imaginer que ça allait devenir une institution militarisée avec des gouvernements qui allaient lourdement financer la chose! Et ce de la Belgique à la Slovénie. La cuisine est devenue une affaire d’État, d’image, d’évolution du PIB. »

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Créer un dialogue entre les restaurants 

Petrini ne s’en cache pas. L’idée du « Grand Shuffle Stay in Tour » est presque née d’un manque de moyens. « Pour activer nos projets, on est obligé d’aller quémander des sous à des marchands de tapis qui n’ont ni le courage, ni la vision pour parier sur un projet. Un jour, on a lancé comme une boutade: ce serait bien de faire un shuffle où personne ne bouge! Du coup, on n’avait presque plus besoin de sponsors… », raconte-t-il.

Cette fois, ce seront les recettes qui seront envoyées aux quatre coins du globe, pas les chefs! « On a eu des recettes écrites de manière classique, très méticuleuses, très techniques. Des recettes de 14 pages qui pourraient faire partie d’un projet de livre. Certains n’ont envoyé que des titres, d’autres des poèmes, un chef a demandé à un artiste de l’aider à réaliser une oeuvre entre le cartoon et le roman graphique… », décrit joyeusement le journaliste, qui voulait aussi faire dialoguer un maximum de restaurants différents. « Pendant le tirage au sort, on espérait que des trois étoiles soient remixés par des cantoches mexicaines. Qu’un restaurant en Islande se retrouve avec des recettes du Brésilien Alex Atala. C’est un peu comme traduire un livre dans une autre langue. Tu ne peux pas utiliser les mêmes mots, mais tu dois traduire les mêmes concepts, les mêmes sensations, les mêmes nuances… »

Il espérait aussi créer des remixs aux contrastes inattendus. « Que fais-tu si tu es à la tête d’un restaurant normal et que tu te retrouves à devoir remixer des recettes d’un restaurant hyper luxe et que tu ne peux pas te le permettre? Ou, à l’inverse, si tu es Alain Ducasse et que tu dois traduire, selon ta sensibilité, des recettes qui sont l’expression d’une cuisine plus modeste? »

« C’est le seul jour de l’année où tu peux aller bouffer chez Ducasse, Redzepi, Dan Barber… en étant sûr que tu pourras serrer la poigne à ton idole! ». Andréa Pétrini

Pour Petrini, la cuisine possède aussi une dimension politique. « On aurait pu croire que cette invitation allait se passer sans difficultés, mais c’était sans compter la réalité sociale. Il y a eu un coup d’État en Bolivie et, compte tenu des émeutes, un chef a décidé de ne pas participer au shuffle. Au Chili, l’Ambrosia Café a aussi attendu que la situation politique se calme avant de se décider. Le futur nous appartient, car on nous avons compris que la cuisine ne pouvait pas être complètement séparée du monde réel », conclut-t-il.

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Gelinaz! un collectif de chefs hors normes

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Créé en novembre 2005 comme « un collectif de chefs, fait par les chefs pour les chefs », Gelinaz! comptait alors quatre membres: l’Espagnol Andoni Luis Aduriz, le Suédois Petter Nilsson et les Italiens Massimo Bottura et Fulvio Pierangelini — ce dernier a d’ailleurs donné son nom au mouvement, contraction de son patronyme et du groupe virtuel Gorillaz.

Désormais, Gelinaz! peut compter sur le talent d’environ 200 chefs à travers le monde et non des moindres! Avec des stars comme René Redzepi, Virgilio Martinez ou Magnus Nilsson, de grands manitous comme Alain Passard ou Alain Ducasse. Mais aussi de jeunes chef.fe.s enthousiasmant.e.s comme Antonia Klugmann en Italie ou Manu Buffara au Brésil. 

Journaliste et agitateur gastronomique italien basé à Lyon, découvreur de talents émérite, Andrea Petrini préside, depuis le début, à la destinée du collectif, aujourd’hui entouré par Patricia Meunier et Mat Gallet (« Grand Cuisine ») depuis le départ d’Alexandra Swenden (Swenden Creative Studio). Régulièrement, il convoque les chefs du collectif pour organiser un événement culinaire ambitieux, souvent sous la forme d’un shuffle aux quatre coins du monde. Le principe général est une recette matrix qui est destinée a être étudiée, décortiquée et régurgitée avec une bonne dose de créativité par un autre chef. Mais cette fois, tout le monde restera chez soi…

  • Grand Shuffle Stay in Tour, le 3 décembre dans 138 restaurants. Prix: de 30 à 500€/pers. Rens. www.gelinaz.com.

 

A Bruxelles, c’est chez « Bon Bon » que ça se passe

Lors du Gelinaz! Brussels HQ, Christophe Hardiquest (Bon Bon**) était notamment entouré de Mauro Colagreco (Mirazur***, Menton) et d’Armand Arnal (La Chassagnette*, Arles).

Du côté de la Belgique, Kobe Desramaults (Chambre Séparée* à Gand) et Christophe Hardiquest (Bon Bon** à Bruxelles) prendront part au Grand Gelinaz! Shuffle Stay in Tour. Le chef bruxellois fait partie du collectif Gelinaz! depuis quatre ans et se souvient de l’impact du « Gelinaz Brussels HQ », qui avait fait chauffer ses cuisines en novembre 2016. « Quand on a fait l’événement Gelinaz il y a trois ans, ça nous a donné beaucoup de visibilité. Cela a aussi placé Bruxelles sur la carte du monde. Tout le monde s’est dit: ‘Un quartier général à Bruxelles? Pourquoi pas à Londres ou à Paris?’ Je pense que ça a mis beaucoup de lumière sur la capitale européenne et sur la Belgique. C’était vraiment extraordinaire et les gens m’en parlent encore. » 

Hardiquest mesure l’importance de faire partie de ce cercle de chefs privilégiés qu’est Gelinaz. « Cela nous permet de réfléchir différemment, de rencontrer des gens avec d’autres visions. Faire partie de Gelinaz, c’est une manière d’exciter sa créativité, de te nourrir l’esprit en permanence. » 

Mais Christophe Hardiquest a conscience que pour faire tourner son restaurant étoilé et payer son personnel, il a besoin de tous les acteurs du monde de la gastronomie:«Il faut différents activateurs de la société, Gelinaz est un activateur, Michelin en est un, Gault&Millau en est un, le Fifty Best en est un… Chacun a une vision différente de la gastronomie d’aujourd’hui. On a besoin de tout le monde! »» 

Chefs, calmez-vous!

Le chef de Bon Bon dévoile les coulisses de l’événement qu’il accueillera le 3 décembre: « L’idée d’Andrea Petrini c’est de dire: ‘Chefs calmez-vous! Vous êtes des cuisiniers et plutôt que de passer votre temps à vouloir sauver le monde sur les plateaux télés et à vous déplacer dans le monde entier, restez chez vous!’ Il nous a aussi demandé de créer huit recettes inédites qui seront envoyées quelque part dans le monde. Moi, j’ai reçu les recettes d’un chef, je ne sais pas qui. Il y a des influences d’Amérique du Sud, japonaises. Cela pourrait être Virgilio Martinez ou Alex Atala. J’ai des larves d’abeilles dans mon menu… C’est un produit difficile à sourcer. On fera donc un trompe-l’oeil avec du riz soufflé et on s’amusera un peu avec les clients… Par contre, je vais travailler avec des sauterelles belges fournies par l’Université de Gembloux. On bosse aussi sur le koji, les fermentations… » 

On ne sait pas encore où les recettes de Bon Bon ont atterri, mais le chef a voulu leur donner « une identité belge », avec par exemple « un bloempanch végétal réalisé avec du sang de betterave ».