Du 16 au 19 mars, Ljubljana, capitale de la Slovénie, accueillait un sommet européen dédié à la gastronomie autour des thèmes de l’identité et de la créativité, de l’impérialisme, de la durabilité, du vin nature, de l’éducation… Bref, des sujets essentiels pour penser la cuisine de demain.
Ce lundi, au château de Ljubljana, un parterre de journalistes et de gourmets curieux étaient donc venus écouter les réflexions de quelques grands esprits de la gastronomie, à l’occasion du 2e European Food Summit (cf. ci-contre). Un sommet qui s’ouvrait par une vidéo promotionnelle de la belle Europe… avant de virer au cauchemar. Montée des nationalismes, détresse sociale des gilets jaunes, migrants que l’on abandonne à la mer, changement climatique… Clash ! Il ne pouvait en être autrement avec Andrea Petrini, curateur des conférences, qui aime provoquer pour parvenir à ses fins. “Ceci n’est peut-être pas notre Europe, mais c’est l’Europe !”, clamait-il devant un public médusé. Avant d’exhorter les participants à penser ensemble la gastronomie de demain et de mettre fin à l’entre-soi.
Brexshite et autres aberrations de l’UE
Dans son discours, intitulé “Le dilemme de la Käsekrainer”, le journaliste Georges Desrues illustrait les dissensions européennes en prenant l’exemple d’une saucisse fourrée au fromage populaire à Vienne et dont la paternité est revendiquée par divers pays. La Slovénie a ainsi obtenu, en janvier 2015, l’IGP pour sa saucisse carniolienne, en dépit des objections de l’Autriche, de la Croatie et de l’Allemagne. “La nourriture peut diviser mais elle devrait au contraire unifier, comme cette saucisse que l’on mange de Trieste à Vienne en passant par la Slovénie”, concluait-il. Ce qui a d’autant plus de résonance en Slovénie, seul pays européen à connecter les Alpes, la Méditerranée, la région du Karst et la plaine de Pannonie et qui côtoie quatre frontières européennes.
La Belgique était aussi pointée du doigt par le journaliste maltais, mais belge de cœur, Ivan Brincat (Food and Wine Gazette). Un pays où les communautés préfèrent s’adonner à des luttes intestines, plutôt que de collaborer à une communication unique pour promouvoir la Belgique en tant que destination gastronomique de choix.
Enfin, paroxysme de la confusion qui règne en Europe, le Brexit ou “Brexshite”, comme aime à le surnommer Joe Warwick. L’auteur nord-irlandais de la Bible Where Chefs Eat et directeur créatif des World Restaurant Awards, craignait notamment qu’en cas de signature d’un traité de libre-échange avec les Etats-Unis, les Britanniques se retrouvent avec du poulet rincé au chlore – pratique interdite par l’UE – dans leurs assiettes… Tandis qu’il craint des augmentations de prix, quand on sait que 80 % de la nourriture britannique est importée !
Identité contre impérialisme
Avec le chef espagnol doublement étoilé du Mugaritz, Andoni Luis Aduriz, il était question d’impérialisme. Ou comment les guides gastronomiques, comme le Michelin ou le Repsol en Espagne, mais surtout les réseaux sociaux et Instagram ont un impact sur l’uniformisation du goût. “Instagram est en train de changer la façon dont les chefs dressent les plats, la décoration d’un restaurant. Désignant un modèle à suivre si l’on veut réussir. Mais il ne faut pas laisser un téléphone dicter nos choix ! Il faut contredire l’algorithme, construire un esprit critique et ne pas céder à l’hallucination collective.”
Un discours puissant, où il invitait aussi les chefs slovènes à creuser leur propre sillon, et qui faisait écho à la discussion entre Christophe Pelé (Le Clarence**) et Andrea Petrini. Ce dernier avait choisi le Parisien, à peine auréolé du titre de chef créatif de l’année aux World Restaurant Awards, pour un échange autour de la nécessité de réintroduire plaisir et inconnu dans les restaurants gastronomiques. Ce que fait en toute liberté le chef, qui a travaillé à Hong Kong et qui n’hésite pas à réveiller ses plats français avec de la sauce soja ou à surprendre ses clients avec des abats. “Les barrières sont souvent dans la tête”, selon Pelé.
Ensuite, le chef étoilé du Lido 84 (Lac de Garde), Riccardo Camanini, discourait de manière poétique, en s’inspirant d’une nouvelle de Gabriele d’Annunzio, « La Léda sans cygne », sur sa manière d’atteindre, à travers son étude de l’histoire de la gastronomie et de sa réinterprétation, une cuisine personnelle riche en émotions.
Enfin, Jordan Kahn, chef du Vespertine à Los Angeles, qui a remporté le prix du restaurant à l’atmosphère la plus incroyable aux World Restaurant Awards, plutôt taiseux et timide, s’est contenté de diffuser une vidéo de son restaurant. A travers celles-ci, on pouvait sentir l’impact des choix radicaux faits par le jeune chef sur l’architecture, l’ambiance, la musique… amenant une dimension artistique et donc unique à sa table. Modèle à suivre?
Durabilité et technologies
Afton Halloran est devenue végétarienne à l’âge de 12 ans. Refusant d’apprendre à cuisiner un roast-beef à l’école, son professeur de l’époque, furieux, lui a donné une punition… Aujourd’hui devenue consultante, la Canadienne réfléchit à la création de systèmes alimentaires durables au Danemark et il ne s’agit pas simplement de parler de végétarisme ou d’interdire les pailles en plastique. Selon la jeune femme, il est temps d’aller plus loin. “En Europe, un tiers des enfants sont en surpoids. Nous consommons de manière déraisonnable et ce n’est ni bon pour nous, ni pour la planète. Mangeons moins mais mieux. Lorsque la tomate est arrivée en Europe c’était un produit inconnu. Aujourd’hui, on pourrait introduire les insectes dans notre alimentation, créer une nouvelle culture alimentaire.” Une façon de dire que nous ne vivons pas en vase clos et que nos décisions ont évidemment un impact sur le reste de la planète.
Lui aussi basé à Copenhague, Roberto Flore est à la tête du DTU Skylab – il a été responsable R&D du Nordic Food Lab créé par le Noma de René Redzepi pendant 5 ans – au sein d’une université technique. Agronome de formation, il travaille depuis 17 ans en étroite collaboration avec des chefs. Il crée les technologies et les outils que l’on utilisera demain, en cuisine et ailleurs. “Le futur adviendra… Nous devons juste nous assurer qu’il sera celui où l’on veut vivre. Nous sommes responsables de la création de ce futur. Il n’y a pas de mauvaises technologies mais de mauvaises façons de les utiliser. Et beaucoup peuvent aider les êtres humains à mieux vivre.” En 2017, Rolling Stone Magazine a désigné Roberto Flore comme l’une des 25 personnalités les plus innovatrices, capables de changer le monde.
Du vin nature pour le goût et la planète
D’autres interventions concernaient le vin nature slovène, une des nations pionnières en la matière.
Valter Kramar, hôte de choix et sommelier du Hisa Franko de le cheffe Ana Ros, était venu parler de ce vin nature qu’il affectionne et qui constitue 90% de la cave du Hisa Franko. Une merveilleuse carte qui permet d’effectuer un véritable voyage à travers la Slovénie. « Aujourd’hui le vin nature représente 3% du vin produit en Europe, nous sommes à 5% en Slovénie, j’espère que dans les années à venir on passera à 20% dans le monde. » Et d’ajouter, ému, « ne laissons pas une terre empoisonnée à nos enfants! »
La vigneronne Mateja Gravner, était, elle, venue en voisine d’Italie présenter son incroyable Ribolla. Depuis 1996, son père a fait le choix de se séparer de toutes les technologies modernes pour revenir à des méthodes ancestrales en utilisant des amphores géorgiennes enterrées dans le sol.
De la nécessité d’éduquer les jeunes cuisiniers
Le chef suisse Andreas Caminada (Schloss Schauenstein***) était venu parler de sa fondation Uccelin, lancée en 2015 avec le soutient du gouvernement suisse. « Il faut arrêter que les chefs se plaignent de ne pas avoir du bon personnel. Il faut aider les jeunes cuisiniers car ils sont le futur de notre industrie. » Pour ce faire, sa fondation leur offre cinq mois de stages à l’étranger dans les plus grands restaurants du monde, mais aussi chez des producteurs, en touchant à des matières diverses comme le service en salle ou la pâtisserie. Depuis octobre 2018, sa fondation travaille aussi en étroite collaboration avec une ONG Cambodgienne pour développer une ferme autosuffisante, créer des emplois et nourrir plus de 1000 enfants scolarisés.
Ce sommet gastronomique n’avait pas pour vocation de trouver des solutions mais d’offrir des pistes de réflexion pour un futur de la gastronomie plus durable, avec, en toile de fond, la nécessité de mieux communiquer pour, ensemble, être plus forts et plus riches d’idées.
La Slovénie, région européenne de la gastronomie en 2021
Organiser un European Food Summit dédié au futur de la gastronomie à Ljubljana, capitale de la Slovénie, en y invitant chefs, chercheurs, vignerons mais aussi journalistes, pourrait paraître étrange aux yeux de certains. Mais c’est mal connaître ce petit pays coincé entre l’Autriche, la Croatie, la Hongrie et l’Italie, qui a gardé une grande part de son authenticité et de sa ruralité.
A peine aura-t-on entendu parler d’Ana Ros, élue meilleure femme chef 2017 par le classement World’s 50 Best Restaurants et de son Hisa Franko, situé dans la pittoresque commune de Kobarid, dans le nord-ouest de la Slovénie, et qui a fait de son territoire l’une des destinations d’Europe centrale les plus courues par les gourmets du monde entier. Mais l’on n’a pas fini d’évoquer la Slovénie, puisqu’elle a été déclarée Région européenne de la Gastronomie en 2021.
L’un des grands atouts du pays est, comme le confie Martin Jezersek, organisateur de l’European Food Summit, d’avoir fait de son retard par rapport aux autres pays européens une force : “Nous avons fait des vins nature avant l’heure, tout le monde a son propre potager, nos fermes produisent les meilleurs produits.” Et l’ambition du jeune Slovène est grande, puisqu’il souhaiterait faire de ce rendez-vous l’un des événements gastronomiques majeurs en Europe, grâce au soutien, entre autres, de l’office du tourisme slovène (IfeelSlovenia). Pour arriver à ses fins, il a fait appel à la meilleure ambassadrice du pays, la cheffe Ana Ros, et surtout, pour cette 2e édition, au journaliste et gourou de la gastronomie Andrea Petrini, incontournable exhausteur de goûts au carnet d’adresses long comme le bras.