Lundi dernier, étaient décernés à Paris les premiers World Restaurant Awards. Derrière ces nouveaux prix de la gastronomie internationale, on retrouve un duo de choc: l’Italien Andrea Petrini, chef d’orchestre de l’événement culinaire itinérant Gelinaz! et le journaliste britannique Joe Warwick, l’un des créateurs du célèbre et très influent classement World’s 50 Best Restaurants, lancé en 2002 dans le Restaurant Magazine.

Au lendemain de la grande soirée de gala, donnée au Palais Brongniart, l’ancienne Bourse de Paris, on retrouvait Joe Warwick, avouant une légère gueule de bois, pour une discussion à bâtons rompus sur la création de ces nouveaux prix de la gastronomie mondiale…

Andrea Petrini, président du jury et complice italien de Joe Warwick pour ces World Restaurant Awards. Photo Joe Warwick

Pourquoi un nouveau prix alors qu’il y en a déjà tellement?

On voulait faire quelque chose de nouveau, de rafraîchissant, en ne se focalisant pas toujours sur les mêmes restaurants, même si on a parlé hier soir du Noma ou du Mugaritz… Cela ne signifie pas qu’on ne les aime pas, qu’il n’y a pas d’histoires à raconter. L’accord mets-vins au Mugaritz, par exemple, m’a épaté! (le resto basque a d’ailleurs reçu le prix de la carte des boissons la plus innovante, NdlR). Mais on veut parler de toute la gamme des expériences au restaurant. Cela vient en partie de mon travail sur Where Chefs Eat, guide qui recense des endroits perdus, des adresses locales, pour le petit-déjeuner, un repas qu’on fait une fois dans sa vie… Mettre tout cela en catégories a fait sens pour moi. Quand j’ai écrit l’article original World’s 50 Best Restaurants pour le magazine Restaurant, j’étais en contact avec un journaliste japonais. Quand je lui ai demandé quels étaient ses cinq restaurants favoris, il m’a répondu: « Celui-là pour les sushis, celui-ci pour le menu kaiseki, celui-ci pour les anguilles, celui-là pour les oursins… » Je me disais que ce Japonais ne comprenait rien. Mais il avait tout compris en fait. C’est moi qui n’avait pas compris à l’époque. C’est comme la musique ou le cinéma: vous avez envie de ne regarder que des comédies romantiques? De n’écouter que du R’n’B? Il y a tellement d’expériences différentes. Dans ces 20 dernières années, la scène culinaire a énormément changé. Il ne s’agit plus seulement d’aller dans un restaurant cher, guindé, gastronomique, si ce mot a encore un sens… Vous avez des snacks vietnamiens fantastiques pour un banh mi, on trouve de formidables udon, ramen… Sous ces influences venues d’Asie du Sud-Est, on trouve plein de petits endroits, où il n’y a pas besoin de s’asseoir et de perdre trois heures de sa vie. Cela ne veut pas dire qu’ils sont moins bons, juste moins formels. C’est une façon différente d’appréhender la bouffe. Comme le Kiln à Londres par exemple, qui était sur la short list « No Reservation Required », que je voulais absolument voir gagner (même si Mocotó à Sao Polo est très bien également). On y trouve une incroyable bouffe du nord de la Thaïlande, avec des herbes fraîches cultivées en Angleterre et des produits de la mer de la côte Sud de l’Angleterre. Avec un verre de vin naturel et un bol de nouilles à côté. Tout ça pour une petite vingtaine de livres. Mais à d’autres moments, j’ai envie de m’asseoir et de découvrir quelque chose de neuf, qui va m’épater. Ce n’est pas seulement ce que l’on va manger mais avec qui? A quelle occasion? Dans quel état d’esprit? On doit dépasser cette idée du « meilleur » restaurant, avec uniquement ce qu’il y a dans l’assiette… Dont nous sommes en partie responsables.

Etes-vous toujours impliqué dans le World’s 50 Best?

J’ai rejoint le magazine Restaurant en 2001 quand il s’est lancé. L’article sur les 50 meilleurs restaurants du monde n’était pas mon idée. On m’a juste demandé de l’écrire. Un peu comme quand GQ ou Rolling Stone font un article sur les 50 meilleurs albums de l’Histoire. Quand c’est devenu des prix pour la première fois en 2003, j’ai été de plus en plus impliqué. J’ai imaginé le système de l’Académie, que j’ai restructuré. Mais il n’y a rien de mal avec le Fifty Best. Tout ce qui promeut les restaurants me va. Ils font leur truc et nous le nôtre. Ce qui m’a frustré le plus, ce n’est pas tant le Fifty Best mais tout ce qui est venu ensuite et qui a copié le format: La Liste, OAD, Elite Travel 100… Quand on a réfléchi au concept des World Restaurant Awards en mai dernier, on a décidé que ce ne serait pas une putain de liste. Ce qu’on a essayé de faire, c’est d’imaginer une cérémonie de prix, pas de promouvoir un magazine ou un livre. On a juste voulu faire une chouette cérémonie: 18 prix remis en 80 minutes. Et le ton était bien, passant d’un hommage aux chefs disparus aux blagues d’Antoine de Caunes, qui était parfait.

Comment fonctionnent ces prix?

On a un panel de 100 votants, à moitié des hommes, à moitié des femmes, avec des chefs, des journalistes mais aussi un scientifique culinaire, un producteur… Ils ont nominés des endroits dans chaque catégorie. On a dressé une Long List, avec tous les restaurants nommés, à l’exception des erreurs, des blagues… René Redzepi nous a par exemple nommé Andrea Petrini et moi pour la collaboration de l’année… Ensuite, on a révélé la Short List, établie selon des calculs mathématiques et selon une brève discussion. A partir de cette liste, les restaurants de sept des 18 catégories ont été visités par des équipes d’inspecteurs. Suite à ces inspections, ils ont élu les gagnants de ces sept catégories, qui étaient en lice pour le « restaurant de l’année ». On a réuni les inspecteurs via un groupe Whatsapp et via FaceTime durant tout un week-end et chacun a dû défendre son candidat. J’ai par exemple défendu avec passion Le clarence, car je n’ai jamais été au Wolfgat. On est donc arrivé à un consensus. Et ce n’est pas le « meilleur » restaurant, juste notre restaurant de l’année, selon les valeurs que l’on essaye de défendre. C’est un restaurant dont la plupart des gens n’ont jamais entendu parler, dans un endroit totalement inattendu, avec un gars totalement intègre… Avec le vin, on s’en sort pour 90€. Evidemment, en Afrique du Sud, c’est encore très cher mais c’est quatre plats au Noma

L’Afrique du Sud et l’Irlande semblent les gagnants de cette première édition. Ce sont les nouvelles destinations à découvrir pour les foodies?

Non. Ballymaloe House est un institution. Myrtle Allen, la belle-mère de la chef actuelle, qui vient de mourir, était vraiment la grand-mère de la cuisine irlandaise. Avec ce prix remis au charriot de dessert, on a voulu récompenser le vrai sens de l’hospitalité irlandaise à l’ancienne de la Ballymaloe House. Quant à Denis Cotter, du restaurant Café Paradiso à Cork, c’est un type incroyable: faire de la cuisine végétarienne en Irlande? Ce n’est pas facile! Et Ultan Walsh, de la ferme Gort na Nain Farm, avec qui il travaille, c’est le frère du célèbre écrivain Enda Walsh. Je ne le savais pas. Là, on récompense une relation incroyable entre ces deux types, dont l’un fait pousser des légumes sur lequel l’autre base entièrement son menu.

N’a-t-on pas tendance, depuis des années à ne parler que des chefs?

On a fait des chefs des rockstars et j’en suis en partie responsable avec le Fifty Best et avec le type de journalisme que j’ai pratiqué. J’ai travaillé pendant dix ans comme serveur dans des restaurants où des chefs me criaient dessus: « Si j’avais des bras plus long, je n’aurais pas besoin de toi! »
Il faut comprendre que tout ne tourne pas seulement autour du chef, généralement un homme blanc avec une blouse blanche, mais qu’il y a toute une équipe derrière.

Pourquoi avoir créé des catégories plus légères, comme le chef sans tatouage ou le compte Instagram de l’année? Pour avoir de grands noms comme Ducasse et Passard au palmarès?

Non. Ces « petites assiettes » sont là car on faisait une cérémonie de prix, qu’il fallait rythmer. Beaucoup de gens n’ont pas compris ce prix du chef non tatoué. C’était pour rire mais aussi dire qu’il existe des chefs comme Clare Smyth ou Alain Ducasse, des chefs plus classiques, qui ne suivent pas les modes. Qu’il n’y a pas que des chefs rock’n’roll tatoués. On les adore mais il y a plein de chefs différents. Les gens trouvent aussi la catégorie « carte des vins rouges » ridicule. Mais cela vient d’Andrea et moi, qui avons eu une révélation à force d’aller dans tous ces restos d’Europe du Nord, qui ne proposent que du vin blanc avec leurs menus dégustation, parce que cela convient mieux à leur cuisine. J’adore le vin blanc, surtout de Bourgogne… Mais où est le vin rouge putain?! Pareil pour la catégorie « sans pincettes ». Il y a beaucoup de restaurants qui utilisent les pincettes pour leur dressage, comme par exemple Kobe Desramaults (le chef du Chambre séparée à Gand était le seul Belge nommé, dans la catégorie « atmosphère », NdlR). On a recherché les contradictions, entre les réseaux sociaux et le journalisme long format, entre la nouveauté de l’année et des restaurants qui sont là depuis 50 ans. Car le journalisme est toujours focalisé sur la nouveauté, soit-disant plus intéressante. C’est parfois le cas. Mais les restaurants sont des entités organiques. Si vous travaillez bien, votre resto sera meilleur dans deux ou trois ans. On pense que ces vieux restaurants sont démodés mais ce sont des classiques!

L’article de Lisa Abend, qui a gagné le prix du journalisme long format, parle du « Food Circus »…

Pour cette catégorie, quasiment tous les journalistes du panel qui avaient lu cet article l’ont nommé. Il parlait de la promotion des restaurants, des influenceurs, des attachés de presse, de toute cette machine publicitaire derrière, que les gens normaux ne connaissent pas. C’est un article que j’aurais aimé écrire. Lisa a eu le cran de le faire, de montrer cela.

En 2002, avec le Fifty Best, vous avez contribué à mondialiser la cuisine…

C’était là avant. Bocuse était au Japon dans les années 60. Vous aviez ces menus internationaux dans les hôtels, avec le poulet à la Kiev, la salade César… Ce que le Fifty Best a fait, à un moment où Internet explosait mais où il n’y avait pas encore de réseaux sociaux, c’est de donner du contenu aux gens. Mais cette approche Top 50 ne me convient plus. Avec nos catégories, on veut quelque chose de dynamique, qui change chaque année, en gardant le restaurant et la nouveauté de l’année et peut-être quelques autres catégories. Mais Andrea et moi avions 57 idées différentes et on en a encore plus aujourd’hui… On veut des catégories qui soient moins centrées sur l’Europe, avec plus de restaurants asiatiques par exemple. Je veux vraiment en connaître plus sur l’Afrique. On a tendance à ne parler que de l’Afrique du Sud mais il y avait dans la liste un resto au Sénégal, un au Nigéria, un autre au Kenya. C’est un continent immense. C’est impossible qu’il n’y ait pas de bons restaurants. Il doit y avoir plus d’endroits comme Wolfgat. Et avec la Chine, on n’a fait qu’effleurer le sommet de l’iceberg. Il y a sûrement des choses qui se passent là-bas. Il y a tout un univers à découvrir, même si c’est très différent de ce qu’on attend en Europe. Les noms établis, je les aime bien, mais il faut découvrir de nouveaux endroits.

Vous mettez en avant une dimension aussi éthique de la cuisine… C’était important?

C’est très important. En vieillissant, on voit les choses différemment. OK, c’est un boulot: je dois nourrir mes enfants, rembourser mon prêt hypothécaire. Ce n’est pas que je me fiche de l’argent mais je voulais quelque chose de positif: montrer en quoi cette industrie de la restauration fait de bonnes choses mais aussi comment elle pourrait être encore meilleure. La question du changement climatique est évidemment cruciale. On est ici à Paris en février, on s’attendait à tous porter des manteaux de fourrure et on se croirait au printemps. C’est pour cela qu’on a voulu travailler avec la Perennial Farming Initiative, qui travaille sur le principe de la capture du CO2 dans les sols grâce à l’agriculture. On travaillera avec une autre organisation de charité l’année prochaine, car nous sommes aussi une plateforme pour cela. Il y a beaucoup de restaurants qui sont attachés à ces questions. Comme Silo à Brighton par exemple. Ce type a une machine dingue, qui transforme les bouteilles en verre en assiettes… Ou Carbon à Londres, le restaurant à cocktail de Mr Lyan. Mais il faut aussi élargir la discussion à la responsabilité sociale, avec par exemple ce que Massimo Bottura fait avec Refettorio (cantines à destination des plus démunis présentes à Milan, Paris, Londres et Rio de Janeiro, où l’on cuisine à partir de surplus de l’industrie agrocalimentaire NdlR). On doit célébrer ça aussi. Il n’y a pas que le foie gras, le champagne, les truffes et le caviar…

N’y a-t-il pas quand même une forme de contradiction à créer ces prix mondiaux dans un monde où l’on sent que le futur devra sans doute être plus centré sur le local, où l’on devra moins prendre l’avion?

Il y a une contraction. J’aimerais qu’on trouve à l’avenir une façon de voyager plus écologique, mais on va évidemment devoir prendre moins l’avion. Je vole horriblement trop. Mais je ne crois pas que les gens arrêteront de voyager pour autant. Peut-être n’iront-ils qu’une fois en vacances par an. Je vais par exemple chaque année au Portugal, car le temps est beau, la bouffe excellente et mes enfants adorent. Quand j’y vais, je ne cherche pas de restaurants chics mais j’aime bien manger… Je ne crois pas qu’un futur sans voyage soit la solution, mais on doit voyager de façon plus responsable. Réfléchir à l’impact de nos voyages, essayer de faire quelque chose pour les compenser. Mais vous ne pouvez pas découvrir les restaurants du monde sans voyager… Anthony Bourdain disait que les voyages ouvrent votre esprit, votre palais, qu’on comprend mieux les gens et leur culture quand on sait ce qu’ils mangent. En Grande-Bretagne par exemple, le rituel du déjeuner dominical en dit beaucoup sur les Britanniques… En Europe par exemple, on a une vision très occidentale de la cuisine asiatique. Si l’on va sur place, on découvre comment elle devrait ou pourrait être. Mais je sais qu’il y a une contradiction. Et je n’ai pas la réponse. Je sais qu’on se prend tous pour des voyageurs et pas des touristes et qu’on finit parfois par détruire ce qu’on aime. Mais Wolfgat est un bon exemple, car le gars a la tête sur les épaules, il ne va pas faire 50 couverts, juste garder l’endroit tel qu’il est…