Posons le tableau de « Gelinaz! Does Upper-Austria », événement gastronomique majeur qui s’est déroulé le 20 août dernier. Nous sommes à Neufelden, dans région de Mühlviertel, en Haute-Autriche. Au bord de la rivière Große Mühl, se dresse une belle bâtisse de 1698. A l’intérieur, une weinstube et une salle à manger traditionnelle. A côté, une salle ultra-contemporaine offrant une vue panoramique sur le superbe paysage bucolique environnant.
Nous sommes au « Mühltalhof », l’hôtel-restaurant d’Helmut et Philip Rachinger, père et fils, l’une des meilleures tables d’Autriche. Dans cet endroit éclectique, où se fondent harmonieusement héritage autrichien et design, oeuvre toute la famille, jusqu’à la grand-mère, qui, à près de 83 ans, donne encore un coup de main, préparant notamment de délicieux beignets…
Une galerie d’art au milieu de nulle part
« Elle n’est sur aucune carte. Les endroits vrais n’y sont jamais. »
Herman Melville, « Moby Dick » (1861)
A quelques pas de là, on trouve la HEIM.ART station de Joachim Eckl, l’oncle de Philip Rachinger. Il y a 11 ans, cet artiste autrichien — curateur de cette édition autrichienne de Gelinaz! — a imaginé cet endroit à l’atmosphère étrange. Dans un entrepôt créé par les Soviétiques en 1951, il a installé une galerie d’art accueillant des artistes du monde entier et ses propres oeuvres, souvent monumentales. Comme ce train déraillé ou ce bateau échoué, tout droit sorti du film « Ludwig ou le Crépuscule des dieux » de Luchino Visconti.
Eckl est pour ainsi dire né au bord de la rivière. Ses ancêtres étaient meuniers et son arrière-grand-père a créé la première station hydroélectrique de la région. Pas étonnant, donc, que l’eau joue un rôle prépondérant dans son oeuvre. Tout comme le concept de « sculpture sociale » hérité du grand artiste allemand Joseph Beuys. Lequel considérait la société dans son ensemble comme une grande œuvre d’art, à laquelle chacun peut contribuer de manière créative.
Chose mise en pratique deux jours avant ce « Gelinaz! Does Upper-Austria », quand chefs, artistes et même journalistes se jetaient à l’eau pour réaliser un pont éphémère à l’aide de containers remplis d’eau pour relier, par la Mühl, le « Mühltalhof » à la HEIM.ART station. En quelques minutes seulement, le lien entre les deux lieux où se déroulera cette grand-messe gastronomie est tissé. Voici le théâtre de ce Gelinaz! en mode autrichien.
La matrice: trois plats à remixer
Le principe de Gelinaz! est toujours le mêmes: des chefs d’horizons divers s’approprient des créations de leurs collègues. En l’occurence, trois plats signatures d’Helmut et Philip Rachinger, dégustés au cours d’un dîner au « Mühltalhof » quelques jours avant l’événement.
Le premier est une goulasch — plat traditionnel austro-hongrois s’il en est — réalisé sans viande, avec juste des légumes, des tomates et des abricots. Une petite merveille végétale servie avec un pain aux pommes de terre et graines de carvi. Le deuxième plat, créé par Helmut Rachinger en 2006 et ensuite retravaillé par Philip, est le Schindelfish, un filet d’omble chevalier cuit dans les vapeurs d’une boîte en cèdre rouge chaude, juste accompagné de vinaigre de sureau, de câpres de sureau et d’oseille sauvages. Un plat minimaliste diablement intéressant. La dernière proposition est une ode aux forêts environnantes: un médaillon de chevreuil associé à de l’aubergine et à une sauce épicée à base de prunes et de myrtilles, alors que l’épaule de l’animal, fondante à souhait, est servie à côté.
Aux chefs de jouer!
Trois semaines auparavant, les 23 chefs participants — en provenance d’Autriche, de Thaïlande, de Hong Kong, de New York, d’Afrique du Sud… — avaient reçu par mail ces trois recettes à remixer. Dans leurs bagages, ils avaient donc emporté des épices et même des légumes pour certains. Virgilio Martinez (du « Central » à Lima) avait ainsi apporté une sorte d’oca de son Pérou natal.
Avant de se lancer, les chefs ont été plongés dans le bain de la gastronomie locale, en pleine effervescence. Plutôt traditionnelle avec Andrea Karrer et Hanno Pöschl de la « Gasthaus Pöschl » à Vienne, de haut vol avec Heinz Reitbauer au « Steirereck »**, qui sublime le terroir autrichien comme personne, ou plus bistronomique avec le génial « O boufés » du chef étoilé Konstantin Filippou, qui marie à merveille ses origines grecques et styriennes.
Après trois jours de préparatifs intenses, entre découverte des producteurs des Rachinger et cueillette dans les bois, ramenant champignons parasols et autres herbes sauvages, les chefs étaient fin prêts!
Orgasmes culinaires au rendez-vous
Dimanche 20 août à 18h, les choses sérieuses peuvent commencer pour les chanceux qui sont parvenus à décrocher l’une des 140 places, vendues en 7 minutes seulement. Ils s’apprêtent à vivre une expérience hors du commun, où tous les sens seront mis en éveil… Orgasmes culinaires, émotions artistiques et sensations musicales seront en effet au rendez-vous.
Au cours de la soirée, les invités devront parcourir sept stations. Un parcours semé d’happenings culinaires et artistiques. L’équipe de René Redzepi (« Noma »**, Copenhague), Gabriela Camara (« Cala », San Francisco), Milena Broger (« Klösterle », Autriche) et Felix Schellhorn (« Hansi Hansi », Autriche) (photo ci-dessus) accueillent les premiers foodies dans un ryokan à l’autrichienne, en leur servant un sushi composé de lichen frit, de langue de chevreuil et de piment arbol. Ça démarre bien!
Magnus Nilsson (« Fäviken »**, Suède), Manoella Buffara (« Restaurante Manu », Brésil) et Konstantin Filippou (« Restaurant Konstantin Filippou », Vienne*) (photo ci-dessous), jouent, eux, à fond la carte artistique, transformant leur chevreuil, cuit longuement sur un bûcher fumant, en une sorte de nature morte à la Francis Bacon. Aussi beau que bon!
Dans la traditionnelle weinstube du « Mühltalhof », Heinz Reitbauer nous attendait avec Margot Janse (ex-Quartier Français, Afrique du Sud) et Chiho Kanzaki (Virtus, Paris) (photo ci-dessous) pour un plat qui célébrait trois continents. Un bouillon de poisson parfumé au thé honeybush d’Afrique du Sud servi dans un tronc en mélèze pour faire ressortir les essences du bois, et servi avec un poisson de lac fumé, des arrêtes de poissons grillées et du limequat.
Tandis que Virgilio Martinez, Antonia Klugmann (« L’Argine a Vencò »*, Italie) et Lukas Nagl (Bootshaus, Lac Traunsee) (photo ci-dessous) reçoivent leurs ouailles dans une ambiance mystique — une salle éclairée(par des dizaines de bougies —, les régalant de la plus parfaite des bouchées: un petit pain aérien farci de goulasch de viande, à tremper dans une sauce aux piments péruviens et une poudre de peau de pêche séchée et poivrée.
Maillot de bain Barbie et cape dorée
Dans un esprit de franche camaraderie, la plus rock’n roll des équipes, celle de David Chang (« Momofuku »**, New York), May Chow (« Little Bao », Hong Kong), Colombe Saint-Pierre (« Chez Saint-Pierre », Québec) et Lukas Mraz (ex-« Cordobar », Berlin), joue, elle en plein air, installée sur les rives de la rivière… Colombe, qui a enfin récupéré sa valise perdue à l’aéroport, en dévoile le contenu hétéroclite sur des cordes à linge: maillot de bain rose Barbie, cape dorée… Perruque blonde sur la tête, la chef excentrique reçoit les foodistas de manière enjouée, autour d’un barbecue de gibier à l’asiatique.
Mais, déjà, résonne le trombone de John Pisaro — musicien de Los Angeles chargé de rythmer les déplacements —, indiquant qu’il est temps de passer à la station suivante… Une fois traversé le pont construit quelques jours plus tôt sur la Mühl, on grimpe dans le train. Celui de Kobarid à Neufelden, dans lequel les Rachinger remixent avec Ana Ros (« Hisa Franko », Slovénie) leur propre plat, le Schindelfish (photo ci-dessous). C’est dans une racine de raifort que se cache cette fois l’omble chevalier, assaisonné avec son foie et une crème de sureau.
Mais le grandiose happening artistico-culinaire ne fait que commencer… Entre dîner assis et découverte d’autres oeuvres d’art, la fête allait se poursuivre jusqu’au bout de la nuit, rythmée par les mix de DJ Zanshin, pour célébrer la cuisine avant-gardiste, l’art et l’amitié. La matrice de Gelinaz!
Gelinaz! Pas un simple événement gastronomique
Gelinaz! est un collectif de chefs internationaux créé en 2005 par le journaliste et agigateur gastronomique Andrea Petrini et par l’Italien Fulvio Pierangelini (ancien chef du mythique « Gambero Rosso » en Toscane). Pierangelini avait confié à son ami sa peur d’être copié en participant à des shows culinaires; Petrini lui a donc lancé un défi: participer au festival de San Sebastian avec quatre chefs chargés de réinterpréter l’un de ses plats signature. Le nom du mouvement, contraction de « Pierangelini » et du groupe de rock « Gorillaz », pour renforcer l’esprit jam session, était né: « Gelinaz! ».
Mais c’est en 2012, quand Andrea Petrini et Alexandra Swenden, consultante culinaire basée à Bruxelles, deviennent ensemble co-curateurs du collectif que les choses vont vraiment prendre de l’ampleur! Avec un premier événement artistico-culinaire organisé à Gand en juin 2013, où 25 chefs avant-gardistes internationaux se retrouvaient pour remixer un plat du chef Phillippe Edouard Cauderlier (1812-1887), au court d’un épique dîner-performance de 8 heures…. Ont suivis des événements à Lima, New York, Londres, San Francisco… repoussant toujours plus loin les barrières de l’innovation et de la créativité, tout en cultivant un esprit de camaraderie entre les chefs.
Le 10 novembre 2016, en une sorte d’apothéose, avaient lieu au même moment une impressionnante réunion de 20 chefs internationaux au « Bon Bon »** de Christophe Hardiquest et un « shuffle » géant, pendant lequel 40 chefs échangeaient leur vie et leur restaurant le temps d’une soirée.
Gelinaz! rassemble aujourd’hui 121 chefs issus des quatre coins du monde, avec des pointures aux profils aussi variés que René Redzepi (« Noma »**, Copenhague), Magnus Nilsson (« Faviken »**, Suède), Alain Ducasse (« Plaza Athénée »***, Paris) ou de jeunes talentueux moins connus comme Mathieu Rostaing-Tayard (« Café Sillon », Lyon) ou Chiho Kanzaki (« Virtus », Paris).
Trois questions à Alexandra Swenden et Andrea Petrini
Qu’est-ce qu’un chef Gelinaz?
Alexandra: « Etre un chef Gélinaz! c’est avoir du talent, certes, mais bien plus que ça: avoir une ouverture d’esprit, une vraie démarche personnelle et créative, une curiosité, une envie d’échanger avec les autres, risquer des chose, avoir de respect pour soi, les autres et pour cette nature qui nous nourrit. Bref, avoir des qualités humaines, au moins (si pas plus) à la hauteur de son talent en cuisine. »
Pourquoi avoir organisé l’événement en Haute-Autriche?
Alexandra: « Notre projet pendant la Biennale d’art contemporain d’Istanbul est tombé à l’eau à cause de la situation politique. On avait découvert le chef Philipp Rachinger et Joachim Eckl qui a une galerie d’art. Tout à fait ce que l’on cherchait. Philip avait participé aux événements de Londres et Bruxelles, il connaissait le risque qu’il allait prendre… Ils ont dit banco! En janvier 2017, on avait plus ou moins un concept. »
Andrea: J’avais rencontré Philip Rachinger à Paris quand il travaillait chez « Saturne ». Puis je suis venu manger chez lui avec Sven Chartier, il y a deux ans et demi. Il avait fait l’un des meilleurs plats de ces dernières années, un sandwich avec un champignon qui ressemble à de la cervelle et du chou-fleur. C’est énorme ce qui se passe au niveau de ce petit pays. Felix Schellhorn (« Hansi Hansi ») est génial; il travaille avec sa dulcinée dans son B&B dans les alpages où il sert des tasting menus au petit-déjeuner! Lucas Mraz (ex-« Cordobar » à Berlin), nous l’avons rencontré dans le restaurant de son père à Vienne, où il y a aussi Heinz Reitbauer et Konstantin Filippou.
Pourquoi développer des projets qui vont au-delà de la gastronomie?
Andrea: Ça m’aide à me faire moins chier dans mon travail. Le monde de la cuisine est chiant et réactionnaire, il y a un système de classes. Un monde qui ne vit pas en phase avec son temps, régit par des lobbies. Si on pense aux journalistes gastro, 90% ne savent pas écrire, les blogueurs c’est le niveau 0 de la culture. Il y a difficilement pire que le milieu de la bouffe! Gelinaz, c’est une forme d’expression pour nous et pour les cuisiniers.