Installé dans la campagne new-yorkaise, le resto-ferme « Blue Hill at Stone Barns » propose une expérience gastronomique hors norme autour de la notion de No Waste.
Dans une ancienne ferme des Rockfeller
Dans l’agréable campagne de l’Hudson Valley, le Stone Barns Center for Food & Agriculture offre une halte apaisante, une vraie oasis de verdure à 45 minutes de route seulement de l’agitation de Manhattan. Cette ferme éducative est située dans un ancien domaine de la famille Rockfeller, laquelle s’est installée ici, à Pocantico Hill, en 1890, comme en témoignent les monuments funéraires du magnifique cimetière voisin de Sleepy Hollow, popularisé par une célèbre nouvelle gothique de Washington Irving portée au cinéma par Tim Burton.
Ces belles granges en pierre à la structure d’acier qui donnent son nom au domaine ont été construites par John D. Rockefeller dans les années 30 pour… produire le lait de la richissime famille! Soixante ans plus tard, ses héritiers décidaient de dédier ce bel ensemble d’une trentaine d’hectares à la défense d’une agriculture durable aux Etats-Unis.
Du champ à l’assiette
Si ce cadre enchanteur accueille des écoles et des familles, venues découvrir les champs de légumes bio, les serres et les animaux, le centre attire également les gourmets du monde entier dans son restaurant, le « Blue Hill at Stone Barns ». Lequel propose une expérience absolument hors du commun, à la fois gastronomique, conscientisée politiquement et divertissante, autour de la cuisine de Dan Barber.
Alors quasi inconnu, ce diplômé du French Culinary Institute qui avait ouvert en 2000 son restaurant « Blue Hill » à Manhattan a damné le pion aux grands chefs américains qui avaient participé eux aussi à l’appel d’offre du Stone Barns Center. Ce qui a séduit les initiateurs du projet, c’était la vision à long terme d’une agriculture écologique de celui qui est désormais le chef de file du mouvement farm-to-table sur la Côte Est américaine. Comme avait pu l’être Alice Waters sur la côte Ouest dans les années 70 avec son restaurant « Chez Panisse ».
Quatorze années se sont écoulées depuis l’ouverture du « Blue Hill at Stone Barns ». Depuis, Dan Barber, aujourd’hui âgé de 49 ans, est devenu une star mondiale de la cuisine. Il a ainsi eu droit à un très beau numéro dans la collection « Chef’s Table » de Netflix, où l’on découvre, fasciné, sa démarche, centrée sur son travail avec les agriculteurs. Que ce soit ici à Pocantico Hill — le domaine de Stone Barns fournissant 15 à 20% des fruits et légumes utilisés au restaurant — mais aussi un peu plus au nord, dans les agréables Berkshires, dans le Massachusetts, où Barber cultive les terres de sa grand-mère.
Des oeufs rouges
Si l’on a la chance de s’attabler chez Dan Barber, on pourra par exemple croiser Michael Mazourek, professeur de l’université de Cornell, dans le nord de l’Etat de New York, avec lequel travaille le chef. Ce soir-là, l’agronome n’est pas peu fier de sa dernière trouvaille. Dans l’assiette, un simple piment habanero, a priori l’un des plus forts au monde. Malicieusement, Mazourek encourage à croquer dedans à pleines dents. L’effet est troublant. Le goût du habanero est bien présent… alors que ça ne pique pas! Par croisements successifs, la capsaïcine du piment a en effet été enlevée.
C’est cela la cuisine de Dan Barber, réussir à surprendre avec un produit tout simple. Comme un oeuf… rouge, car issu de poules nourries avec du paprika. Comme on le découvre en se rendant à la North Plain Farm dans les Berkshires, où Sean Stanton et sa femme Tess Diamond travaillent main dans la main avec Dan Barber. Dans un esprit durable, ils produisent pour lui lait cru, beurre, oeufs, poulets, boeufs, porcs…
Au restaurant, cet oeuf est servi avec quelques champignons tout droit sortis… du compost! La chaleur dégagée par celui-ci suffit en effet à cuire les champignons mis dans des sachets sous-vide!
La cuisine de Dan Barber n’est en effet pas ultra-technique ou ultra-gastronomique. Toute l’inventivité du chef est utilisée pour magnifier des produits d’exception, locaux et saisonniers. Comme ces délicats mini-légumes cueillis le jour-même qui ouvrent le repas.
Ce à quoi invite chaque assiette du « Blue Hill », c’est en effet à réfléchir à la façon dont est produite notre nourriture. Une philosophie que Dan Barber a résumée dans son essai « The Third Plate », publié en 2014 et qui a eu un grand impact dans l’univers des chefs en popularisant notamment la thématique du « No Waste » (cf. cvi-dessous).
Un dîner spectacle
Si la démarche du chef du « Blue Hill » est plutôt intellectuelle, un dîner au « Blue Hill at Stone Barns » est pourtant tout sauf prise de tête. Car on ne vient pas ici pour manger mais pour vivre une expérience globale, sans carte ni menu (mais avec un prix quand même: 258$ par tête de pipe…). Les plats servis à table seront en effet choisis en cuisine en fonction de la conversation que l’on a avec le serveur.
La dégustation s’étale sur quatre heures, voire plus, mais on ne s’ennuie pas une seconde. Grâce à la valse folle des produits et des saveurs, bien sûr. Mais aussi d’un vrai sens de l’entertainment à l’américaine, qui vient sans cesse réveiller l’attention. Les mangeurs sont ainsi invités à se promener dans le restaurant, dégustant un plat en cuisine, un autre dans l’ancienne crémerie ouverte sur le jardin, avant de rejoindre leur table…
Mais c’est aussi le repas lui-même qui réserve des surprises. Sans crier gare, la serveuse peut ainsi s’emparer du vase qui trône sur la table depuis le début du repas pour en verser le contenu dans l’assiette! Soit un consommé de camomille et de topinambour, qui accompagne un granité de rose et de l’artichaut. Le tout à décorer de pétales de fleurs. Pour une composition pensée uniquement autour des Astéracées. Bluffant! Et en plus c’est bon…
En fin de repas, on se fait à nouveau avoir. Cette fois, c’est la bougie que la serveuse sert dans l’assiette, sur une tranche de courge confite à la graisse de boeuf. La même graisse de boeuf qui faisait office de cire pour la bougie…
Un dîner chez Dan Barber, c’est en effet un véritable tour de montagnes russes, où l’on passe par toutes les émotions: la surprise, l’émerveillement, la réflexion, le plaisir gustatif mais aussi l’émotion. Comme lorsque l’on est invité à comparer le goût de deux beurres fabriqués à base du lait cru de deux vaches différentes, dont les prénoms sont évidemment annoncés… Là, on s’incline.
Des saveurs inédites
Si Dan Barber n’est pas le plus grand chef des Etats-Unis, son « Blue Hill at Stone Barns » est pourtant l’un des restaurants les plus extraordinaires au monde par l’expérience qu’il propose à ses clients, notamment autour de la philosophie « No Waste ». La mission, pour ne pas dire le sacerdoce, de Barber, c’est en effet la lutte contre le gaspillage alimentaire. Laquelle commence pour le chef, non pas en cuisine, mais à la ferme. Les cochons élevés à Stone Barns sont ainsi uniquement nourris avec les déchets du restaurant et de la ferme, ainsi qu’avec les produits laitiers périmés du supermarché de la ville voisine de Tarrytown.
Des rigatoni de courge
Barber travaille aussi avec ses fermiers pour rentabiliser au maximum leur production. Ainsi, a-t-il par exemple décidé d’acheter leurs courges Delicata (la star de la région en hiver) à différents stades de maturation, pour éviter que les courges pas mûres finissent à la poubelle.
Au restaurant, le chef propose ainsi la courge immature, encore verte, en carpaccio, avec un petit guacamole de courgettes et du fromage de chèvre. Un peu plus mûre, la courge est présentée cuite avec des fraises et une espuma de cheddar au beurre.
Tandis que la version mûre est proposée en petits anneaux frits, comme des beignets. Mais ce n’est pas fini… Dan Barber cuisine en effet également la tige de la Delicata comme des rigatoni (ils ont la même forme!), servis avec un peu de fleurs de courge et une bolognaise corsée. Tout simplement génial!
Un os à moelle végétal
Sur le même esprit, les clients du « Blue Hill » peuvent voir arriver à table un bel os à moelle. Sauf qu’en y regardant de plus près, on découvre qu’il s’agit d’une tige de tournesol, coupée en tronçon et dans la longueur! Farci de sa propre « moelle », cet os végétal est décoré de pétales de tournesol en tempura et proposé avec un biscuit feuilleté aux graines du même tournesol. Un plat renversant!
Car c’est ça aussi le génie de la cuisine de Dan Barber: nous faire découvrir des saveurs totalement inédites en s’imposant la contrainte de ne rien jeter des plantes et des animaux qu’il travaille…
Envie de lecture?
« The Third Plate: Field Notes on the Future of Food », publié par Dan Barber chez Penguin Books (496 pp., 25€).
Envie d’y goûter?
630 Bedford Road, 10591 Pocantico Hill, NY.
Du mercredi au samedi de 17h à 22h; dimanche de 13h à 19h30.
Rens.: +1.914.366.9600 ou www.bluehillfarm.com.
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