En salles ce mercredi en Belgique, The Biggest Little Farm est une jolie fable documentaire sur le retour à la terre et à l’harmonie avec la nature.

La truie Emma, véritable héroïne de « The Biggest Little Farm », et son copain le Coq.

Retrouver l’équilibre

A Venice Beach, près de Los Angeles, le restaurant Gjelina fait fureur. Il faut réserver des jours à l’avance pour pouvoir s’attabler dans ce joli bistro proposant une cuisine californienne contemporaine enthousiasmante, basée sur des produits de saison et locaux. Sans le savoir, on déguste notamment ici les fruits et légumes de l’Apricot Lane Farms, installée à Moorpark, à une heure de route de Los Angeles. Cette petite structure familiale vend également ses produits bio à Salt&Straw, le glacier le plus hype de L.A., ou sur le très chic marché fermier de Santa Monica.

C’est de là qu’est partie l’aventure de The Biggest Little Farm. Cette ferme pas comme les autres, on la doit en effet à un couple qui habitait autrefois un petit appartement à Santa Monica. John Chester était cameraman pour des documentaires nature et son épouse Molly chef à domicile. Son rêve  ? Pouvoir faire pousser tout ce qu’elle cuisinerait, au sein d’une ferme telle qu’on l’imagine dans les livres pour enfants, avec des vaches, des moutons, des poules… Un rêve devenu réalité pour les beaux yeux de Todd, leur “premier enfant”, un chien adopté qui ne supportait pas la solitude et aboyait toute la journée. Au point de voir le couple se faire expulser de son appartement. C’est le déclic qui pousse John et Molly à acheter 80 ha de terres au nord de Los Angeles…

Dans sa ferme, Molly Chester peut enfin assouvir sa passion de la cuisine…

Une belle histoire

C’est l’histoire de cette ferme, née de rien mais avec de solides investisseurs (qui ont cru dans la démarche de nos deux néofermiers idéalistes), que raconte John Chester, à la première personne et sur huit années, dans The Biggest Little Farm. De 2010 à 2018, il a en effet filmé les principales étapes de cette “belle aventure” américaine qui leur a permis, à sa femme et à lui, de développer une ferme aujourd’hui modèle, avec l’aide d’Alan York, gourou de la biodynamie décédé pendant le tournage.

En voix off, John Chester raconte de façon très hollywoodienne, très dramatique (en transformant notamment les animaux de la ferme en véritables personnages), les mésaventures successives auxquelles ont dû faire face les deux néoruraux : carnage dans le poulailler par les coyotes, infestation d’escargots dans les citronniers, étang contaminé par l’algue verte… Chaque action humaine implique une réaction de la nature, qu’il faudra à nouveau contrer, dans une chaîne sans fin.

Telle est la leçon de The Biggest Little Farm  : nous faire comprendre combien est longue la route de l’harmonie. Pourtant, en huit ans, d’un sol totalement mort, Molly et John sont parvenus à recréer un biotope sain, dans lequel la nature sauvage a retrouvé ses droits, avec le retour des abeilles, des rapaces et même du lynx… En renouant avec l’esprit d’une agriculture ancestrale, mais avec des techniques ultra-modernes, en mêlant dans les mêmes parcelles élevage et cultures, Molly et Chester ouvrent une voie enthousiasmante pour l’agriculture de demain. Et ils donnent sacrément envie de plonger à son tour les mains dans la terre  !H. H.

**The Biggest Little FarmDocumentaire de société De John Chester Musique Jeff Beal Avec John et Molly Chester. Durée 1 h 30

Chez John et Molly, les poules sont élevées en liberté dans les champs grâce à un système de poulaillers mobiles. Comme chez Dan Barber par exemple.

 

Chester: « Le retour à une nourriture locale aboutira à redessiner le paysage écologique et biologique »

En février, John Chester était de passage au 69e festival du film de Berlin pour présenter The Biggest Little Farm dans la dernière édition de la section Culinary Cinema (cf. ci-dessous). Le lendemain, on retrouvait un homme charmant, souriant, aussi à l’aise pour parler narration et montage que pour expliquer comment se débarrasser d’une invasion de limaces au jardin grâce à des canards…

John Chester est très attaché à ses animaux, qu’il traite avec un grand respect, même s’il sait qu’un jour, il faudra les manger…

Qui était Alan York, qui fut votre mentor au début de votre aventure ?

Alan était un consultant en biodynamie très connu pour les vignobles à travers le monde, au Chili, en France, aux États-Unis… Il a été notre consultant sur l’agriculture biodynamique. Mais c’est très important de dire que, même si notre ferme est certifiée en biodynamie et en bio, il faut être très prudent avec ces certifications, qui peuvent devenir des religions pour certains. Je ne pense pas que la biodynamie ait toutes les réponses, pas plus que la permaculture ou l’approche holistique. Il faut mettre toutes ces approches à l’épreuve du réel.

Le mieux est de regarder la nature  ? C’est ce que vous semblez faire durant tout le film…

Je pense que la réponse, c’est ce que la Terre a fait pendant quatre ou six milliards d’années pour aboutir à ce qu’elle est. Il faut être attentif à comment la planète a influencé la terre qui est juste en face de vous. Les règles et les lois naturelles à l’œuvre devant vous devraient être votre mantra. Mais cela prend du temps, il faut passer par des tas d’échecs, et on en connaît encore. Je suis un bébé dans le monde de l’agriculture. Il me faudrait 100 ans pour me sentir réellement fermier. Mais, au moins, je comprends le rythme des choses…

Au bout de huit ans de tournage, le travail de montage a dû être colossal. Vous avez choisi de raconter une histoire, à travers une série de personnages que sont les animaux, comme la truie Emma, le coq… Vous aviez besoin de cette dramatisation  ?

Les gens ne se rendent pas compte combien les fermiers développent des relations avec leurs animaux, qui font partie de la famille. Cela rend les choses plus compliquées car on prend soin d’un animal que, peut-être, un jour, on finira par manger. Mais quand vous pratiquez l’élevage avec le souci d’un traitement humain des animaux, vous tombez naturellement amoureux d’eux. Et cela vous rend plus motivé pour être sûr que vous ferez tout votre possible pour rendre leur temps parmi vous le plus humain et naturel possible. Je voulais que ces histoires fassent partie du film car c’est la réalité de notre expérience.

Est-ce aussi pour rendre le film plus accessible à un public plus large ?

Quand on entend le mot documentaire, on pense souvent qu’on va nous expliquer ce dont on doit avoir peur si on ne fait pas ceci ou cela, que c’est la fin du monde… Mais cela ne pousse pas les gens à penser différemment. J’ai donc voulu raconter une histoire sur ce qui nous a poussés à tomber amoureux de la nature et de sa complexité. C’est plus motivant. Il y a beaucoup de possibilités qui existent dans la nature qu’on ne voit même pas, parce que ces 100 dernières années, la société nous a appris à contrôler la nature, au lieu de libérer son potentiel.

Pendant ce long cheminement personnel et familial, avez-vous trouvé une forme de bonheur ?

Ce qu’on a trouvé dans ce style de vie, c’est un vrai but et du sens. Quand les choses sont très difficiles, quand vous avez peur, si vous avez un but, c’est beaucoup mieux que si vous faites un job que vous n’aimez pas que vous cultivez la terre d’une façon dont vous n’êtes pas fier. Ce but, ce sens apportent beaucoup d’espoir dans les temps de désespoir. C’est là que, selon moi, réside notre capacité à pouvoir évoluer avec notre planète.

Comment vous voient les autres fermiers autour de vous ? Êtes-vous une source d’inspiration pour eux ?

Au début, ils nous regardaient un peu de haut. Et puis ils sont venus nous poser des questions. Ils se demandent pourquoi on ne doit pas arroser certaines plantes, pourquoi on est épargné par certaines maladies, pourquoi nos arbres sont plus grands. Mais c’est quand les gens goûtent la nourriture et la profondeur des saveurs que les questions changent. En regardant un arbre, on ne peut pas se rendre compte qu’une pomme sera cent fois meilleure que celle qui pousse de l’autre côté de la route. Mais une fois qu’on a croqué dedans, on se demande pourquoi elle est si bonne. C’est parce qu’on a passé sept ou huit ans à reconstruire les nutriments et les minéraux du sol, qui se retrouvent dans la nourriture et le goût.

À qui vendez-vous votre production ?

On vend à des restaurants artisanaux qui sont vraiment intéressés par la provenance de leurs ingrédients, sur les marchés fermiers ou dans certains magasins spécialisés dans les méthodes de culture et la qualité des aliments. Pour qu’une ferme comme la nôtre fonctionne, il est impératif de développer une économie alimentaire locale. Nos clients sont vraiment intéressés par acheter des ingrédients à des fermiers locaux qui travaillent d’une certaine façon. Je ne pense pas que le problème soit l’agriculture conventionnelle. Cela commence par la façon dont nous achetons notre nourriture. Si l’on cherche la bouffe la moins chère, on aura la moins bonne qualité. Et c’est en proportion directe avec la façon dont les sols sont maltraités. Pour cultiver pas cher, il faut extraire du sol sans rien lui rendre. Et au fil du temps, cela aboutit à un paysage désertique, qu’on ne pourra plus cultiver. Il faudra en payer les conséquences…

Cela semble néanmoins plus facile en Californie que dans certaines régions des Etats-Unis, qui sont de véritables déserts alimentaires…

À Détroit, depuis le crash économique qui a suivi la faillite de l’industrie automobile, dans les espaces libérés, les gens se sont mis à cultiver la terre en pleine ville. Cela arrive partout. À New York, à Los Angeles, on commence à cultiver sur les toits, sur les porches. Il y a 70 ans, les gens produisaient leur propre nourriture et échangeaient avec leurs voisins. Ce n’est pas si vieux… Et puis on leur a dit qu’on ne pouvait plus cultiver 20 variétés différentes, mais juste du maïs, pour nourrir le pays. Du coup, les fermiers eux-mêmes doivent aller faire leurs courses au supermarché, alors qu’ils ont 20 ha de terres, sur lesquelles ils produisent une nourriture qu’ils ne peuvent pas manger! Le retour à une nourriture locale aboutira in fine à redessiner le paysage écologique et biologique.

Pensez-vous que la réponse ne peut être qu’individuelle, qu’à l’échelle du consommateur, et non politique ?

Ce problème n’est pas né d’une décision gouvernementale. Cette agriculture destructrice a commencé avec des choix individuels, avec l’acceptation d’une bouffe de moins bonne qualité et avec la demande pour une nourriture moins chère. Tout cela a alimenté une industrie plus large et a mené à ce que la législation soutienne des cultures comme celle du maïs et du soja, sans aucune conscience environnementale. Plus qu’une décision politique, c’est un patchwork de mouvements de petites fermes, de petites communautés, qui ont commencé à interagir différemment avec leurs terres. On ne pourra malheureusement pas inverser la tendance plus rapidement qu’on y est entré. Cela nous a pris 100 ans pour en arriver là, il nous faudra peut-être 100 ans pour en sortir… Penser qu’on va créer un grand changement politique qui va pousser tout le monde à changer sa façon de penser, c’est artificiel. Cela doit venir de l’intérieur, d’un affect et non d’un point de vue intellectuel. Il faut retrouver le respect et l’amour de la terre qui nous donnent le besoin de tout faire pour la protéger. Mais on ne peut pas forcer les gens. Pour réparer cela, il faudra tisser d’abord à petite échelle. Et c’est déjà en cours. Je ne suis pas le premier fermier à faire cela ; on est des centaines.

Pensez-vous que l’économie capitaliste soit compatible avec les impératifs environnementaux?

Ce qu’on doit comprendre, c’est comment le capitalisme et la vie telle qu’on la connaît se reflètent dans la façon dont fonctionnent les écosystèmes. Je n’ai pas la réponse. Mais je regarde la façon dont la nature s’est organisée, avec une grande diversité, complexité, équilibre et dysharmonie. Einstein disait que, pour trouver les réponses à toutes les questions existentielles, il fallait se plonger plus profondément dans la nature…

Dans le film, vous n’expliquez pas d’où vient l’argent qui vous a permis de vous lancer dans cet immense projet agricole?

C’est une très bonne question. Toute opération agricole demande des investissements. Molly et moi sommes partis d’une terre dans le sud de la Californie qui avait été exploitée intensivement pendant 45 ans, de façon conventionnelle, extractive. Pour produire de la nourriture pas chère, ils avaient extraits tous les nutriments et les minéraux hors du sol sans le restaurer. Ils avaient braqué la banque! Et voilà que débarquent ces deux idéalistes, qui veulent se lancer dans une belle utopie mais sur une banque vide. Il a donc fallu beaucoup d’argent pour relancer ce processus naturel. On était vraiment désespéré de voir l’écart entre où on voulait aller et l’état de notre sol. Mais une fois que vous êtes dans un processus de régénérescence, vous rétablissez un système immunitaire, une immunologie de la terre qui n’existait plus. On a trouvé des investisseurs qui ne croyaient, non seulement en l’impact écologique et en la possibilité de cultiver la terre pour reconstruire l’écosystème, mais aussi en la viabilité à long terme d’une nourriture qui ait une plus grande densité nutritionnelle. On dépense tellement d’argent en soins de santé à cause de toutes ces maladies dégénératives, qui sont en proportion directe avec le manque de nutriments dans notre alimentation. Toutes les inflammations viennent de ce que l’on mange. Alors qu’on devrait faudrait dépenser tout cet argent pour reconstruire les écosystèmes que nous avons détruits. Notre modèle ne peut pas être dupliqué partout mais il peut s’adapter à des endroits avec des sols en bien meilleur état.

Vos investisseurs vous demandent-ils des retours sur investissement?

Evidemment! Mais ils savaient qu’on n’allait pas réparer tout cela en trois ans, qu’il nous faudrait sept à dix ans pour commencer à faire des bénéfices. Et on commence à en faire dans le verger. Sur d’autres zones, on continue d’expérimenter. Avec ce type d’agriculture et sur cette terre, ce ne pouvait pas se faire en trois ans. Ce serait différent dans le Maryland ou ici, à l’extérieur de Berlin, où il y a de la pluie, de l’herbe. J’aurais trois ans d’avance. Il m’a fallu trois ans pour que l’herbe revienne et ne meure pas chaque année! Mais on doit vraiment faire de l’argent même si on est carrément fous…

La genèse du film

The Biggest Little Farm est le résultat d’un travail au long cours débuté en 2010, au moment où John Chester et son épouse rachetaient l’Apricot Lane Farms près de Los Angeles. Autrefois caméraman à Hollywood pour des documentaires animaliers, Chester filme comme il respire. Dès le début, il a donc documenté son aventure à la ferme. Et ce notamment à travers de petites capsules pour la très populaire émission d’Oprah Winfrey Super Soul Sunday, centrées sur les animaux. “Au début, je ne comprenais pas assez la complexité de ce qui était en jeu pour savoir quelle pourrait être l’histoire du film. Mais vers la cinquième année, j’ai vu le réapparaître tant de vie sauvage, venant équilibrer les problèmes que l’on avait en agriculture. A ce moment-là, j’ai su que c’est cela que je devais capturer : ce retour à l’équilibre. J’ai donc passé les deux années suivantes à vraiment me focaliser sur la réalisation du film”, nous expliquait John Chester à Berlin.

S’il a finalement arrêté de tourner pour se lancer dans le montage de The Biggest Little Farm, c’est qu’il avait le sentiment d’avoir “accompli un cycle”. “On dit que, tous les sept ans, chaque cellule de votre corps a été complètement remplacée. Au début de la huitième année, on a eu le sentiment qu’on avait traversé quelque chose et que, maintenant, on allait retrouver d’autres problèmes, mais qu’on les aborderait avec la même philosophie, en étant conscient de leur cause. Parfois, on a besoin de mauvaises choses pour contrebalancer d’autres mauvaises choses…”

Si son film est bouclé, le fermier cinéaste continue cependant de tourner dans sa ferme. Il songe en effet déjà un autre film ou à une série télé…

Un dîner berlinois

En février dernier, The Biggest Little Farm était dévoilé au 69e festival du film de Berlin, dans la section Culinary Cinema. Lancée en 2007 par l’ancien directeur de la Berlinale Dieter Kosslick, cette section consacrée aux films traitant des enjeux de l’alimentation et de l’agriculture fêtait cette année sa 13e, mais aussi sa dernière édition. Dès leur arrivée en fonction, les nouveaux responsables de la Berlinale, Mariette Rissenbeek et Carlo Chatrian, ont en effet annoncé la suppression des sections Culinary Cinema et NATIVe (consacrée, elle, au cinéma des populations indigènes). Une triste décision, car Culinary Cinema traitait de sujets passionnants et capitaux pour l’avenir de la planète, tout en sachant marier les plaisirs, chaque projection de film y étant suivie d’un dîner.

Le 14 février, après avoir vu The Biggest Little Farm, les spectateurs étaient ainsi invités à rejoindre, pour la dernière fois, l’élégant Gropius Mirror Restaurant, installé sous un beau chapiteau en bois, juste en face du marché du film. Ce soir-là, dans l’esprit locavore défendu par le documentaire, Sebastian Frank avait concocté un superbe menu très végétal quatre services à base de produits locaux. Avec sa belle composition construite sur la pomme de terre, l’oignon et le céleri, le chef doublement étoilé du Horváth à Berlin souhaitait par exemple monter que la terre pouvait être l’ingrédient principal d’un plat…

Casquette de fermier américain vissée sur la tête, John Chester séduisait quant à lui l’assistance avec son discours franc et terre à terre, proposant aux Berlinois une vision pleine d’espoir d’un autre avenir possible pour l’agriculture…