Depuis son rachat de La Villa Lorraine* fin 2010, Serge Litvine s’est imposé comme le nouveau magnat de la gastronomie bruxelloise. En une décennie, il a lancé La Villa in the Sky*, La Villa Emily*, développé le service traiteur de La Villa ou encore repris le Sea Grill** d’Yves Mattagne, mais aussi Da Mimmo* ou Lola. Une réussite insolente, qui agace beaucoup dans le milieu, mais qui a été saluée par le guide Michelin, qui l’a couvert d’étoiles. L’homme d’affaires, qui a fait fortune dans l’industrie agroalimentaire grâce aux célèbres gaufres Milcamps, en a possédé jusqu’à sept. Mais tout va changer en 2020. Non seulement La Villa in the Sky a été rétrogradée à une étoile, mais le Sea Grill ferme ses portes et s’installera début mai à La Villa Lorraine. Plus que cinq macarons dans la besace de Litvine, témoin idéal pour évoquer la crise que semble traverser la gastronomie à Bruxelles.

Élégant, racé, le patron de 180 employés – qui a transmis tous ses restaurants à ses enfants Tatiana et Vladimir – nous reçoit chez lui, à La Villa Lorraine. Un restaurant qui lui tient à cœur – c’est ici que ce petit-fils de Russes blancs arrivés en Belgique après la Révolution de 1917 venait, enfant, manger le samedi avec son père et sa grand-mère -, où il a son bureau, mais que ce passionné d’art a aussi décoré de toiles de sa collection personnelle.

Photo Marie Russillo

Par rapport aux chefs, comment vous voyez-vous ?

Comme un chef d’orchestre qui essaye d’accorder le violon et le piano. Si je vois un jeune qui a du talent, que le courant passe et qu’on a envie de faire quelque chose ensemble, ce ne sera pas l’argent qui sera déterminant, mais le partage. Et puis on se répartit les tâches et je laisse la liberté aux chefs.

Pourquoi ne s’ouvre-t-il quasiment plus de restaurants gastronomiques ambitieux à Bruxelles et en Wallonie ?

Pour moi, le plus grand frein au développement de l’Horeca à Bruxelles, c’est la mobilité. Quand vous avez fait une heure d’embouteillage pour aller travailler et une pour revenir, vous n’avez plus envie de ressortir le soir pour aller au resto. Les faillites de commerces vont s’amplifier. Il y a aussi le fait qu’il n’y a pas d’accès à la profession strict en termes de gestion pour ouvrir un restaurant. Cela envoie beaucoup de jeunes, qui profitent du crédit que leur font les fournisseurs et les cuisinistes au début, dans des ouvertures très éphémères. L’ouverture d’un resto ne demande pas de moyens énormes. Du coup, beaucoup de gens vont au casse-pipe.

Est-ce plus difficile d’investir dans la gastronomie aujourd’hui qu’il y a dix ans ?

Je ne pense pas. Mais il faut être plus rigoureux. Moi, ça me va bien. Tout ce qu’on a mis en place est dans la rigueur : la gestion de la cave, du personnel, on a une responsable des RH, des black box partout. Par contre, ce n’est pas plus facile qu’avant. Et je ne sais pas comment font les restaurants indépendants pour tout maîtriser : l’Afsca, la comptabilité, la gestion des stocks, la création des recettes, le travail en cuisine, l’embauche… Ce n’est pas une question d’argent mais de temps pour tout ce qu’il y a à faire.

Photo Marie Russillo

Le modèle de la haute gastronomie est-il encore en phase avec la société actuelle ? Les jeunes ont-ils encore envie de passer quatre heures à table ?

Les choses évoluent. Avant, il y avait peu de restaurants gastronomiques et ils étaient tous complets. Ce n’est pas le public qui a moins envie d’avoir de longs repas, c’est surtout qu’il y a beaucoup trop de restaurants qui proposent des longs menus, de la cuisine sophistiquée… Mais le public n’est pas extensible. Dans une ville comme Londres, on voit que les gens cherchent surtout une expérience. J’y étais il y a 15 jours avec mon fils pour voir un peu ce qui se fait. On a été au Lucky Cat, le dernier restaurant, asiatique, de Gordon Ramsay. J’ai adoré, mais c’est modeux, avec la musique à fond la caisse, les lumières très tamisées… Le service aussi est un peu théâtral, mais sympathique. Ils discutent avec vous. Ici, on est quand même resté un peu statique.

La gastronomie à l’ancienne est-elle encore en phase avec les grandes évolutions du monde, la crise du libéralisme, la crise environnementale ?

Elle est en phase pour les grandes occasions, les anniversaires, les mariages. On le voit bien ici. Le vendredi et le samedi, on est archi-complet. Par contre, la semaine, c’est beaucoup plus difficile. Aujourd’hui, les gens ont aussi moins de temps pour déjeuner. Il y a peut-être aussi ce côté obséquieux, trop rigoureux, de La Villa. Mais on va changer cela ; on doit trouver plus de décontraction. Mais en même temps, il y a encore des gens qui viennent me trouver pour me dire que ce n’est pas possible qu’on accepte des gens sans cravate.

L’image de la gastronomie classique, avec ses produits de luxe, souvent hors saison, doit-elle évoluer ?

La truffe australienne est meilleure que la melanosporum (truffe noire, NdlR) française, espagnole ou italienne. Dès lors, pourquoi s’en priver ? D’autant que le coup du transport est dérisoire. Quand on veut le meilleur, cela vient parfois de très loin. Si vous voulez du bœuf de Kobe, comme on en a ici à La Villa Lorraine, il vient de Kobe. Il y a des choses faciles, comme le caviar ou le homard, qu’il suffit de mettre dans l’assiette et c’est à moitié joué. C’est vrai. Ceci dit, au Restaurant d’Heston Blumenthal à Londres par exemple, les produits sont simples, mais l’addition un peu compliquée par rapport à cela. Je pense qu’il doit encore exister des maisons qui sont en dehors du commun.

Photo Marie Russillo

La gastronomie au luxe ostentatoire n’est-elle pas coupée du monde ?

Oui. Elle n’est pas accessible à la majorité des gens, même si on a ici un le lunch à 56€. Je crois que la vie est déjà à deux vitesses, avec les yachts de milliardaires à qui mieux mieux. Certains chefs, qui travaillent pour eux, gagnent des sommes folles, mais sont totalement déphasés. Je connais plus de gens qui ont peu d’argent et sont heureux, que l’inverse. L’argent détruit tout.

Comment voyez-vous l’avenir de la gastronomie ?

On va revenir à des choses plus simples mais parfaitement exécutées. Pas de la blanquette de veau – mais pourquoi pas finalement ? La tendance nordique est déjà épuisée. La gastronomie, c’est le plaisir que l’on a de manger ce qu’on va vous servir, peu importe que ce soit simple ou compliqué. La gastronomie, c’est la justesse de votre envie.

Quelle est la cuisine que vous aimez ?

Robuchon était un très très grand chef. Il a remis au goût du jour des choses simples, comme la crème brûlée, la purée de pomme de terre. Et dans ses Ateliers, il a créé une proximité avec le client.

Photo Marie Russillo