Ils ne sont que quelques-uns au Panthéon de la gastronomie française. Parmi eux, Pierre Gagnaire semble flotter dans d’autres sphères et séduit la presse du monde entier. Forcé à entrer en cuisine, Pierre Gagnaire s’est forgé son propre univers gourmand grâce à une approche très réfléchie de son métier.

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Photo Johanna de Tessières

A 60 balais, Pierre Gagnaire est l’un des chefs français les plus applaudis. Faux airs d’artistes avec ses longs cheveux, barbe grisonnante de trois jours, le chef ne se départit pour autant jamais d’une certaine élégance racée, que ce soit en blouse blanche ou en costume noir col Mao. Exilé à Paris depuis 15 ans, passant désormais six mois de l’année à voyager dans le monde pour faire la tournée de ses restaurants, Gagnaire a pourtant gardé une pointe d’accent stéphanois.

Une touche rustique qui sied bien à celui que l’on présente volontiers comme l’intellectuel de la cuisine mais qui a très tôt mis la main à la pâte, poussé par son père à reprendre le restaurant familial à Saint-Etienne. “J’aurais pu faire de la musique ou du foot mais je n’ai jamais été suffisamment talentueux pour faire autre chose. C’était ce qu’on m’avait mis dans les pattes et il fallait faire avec. Ce qui a été décisif, c’est que je me suis retrouvé très tôt responsable en prenant une série de décisions d’abord sur la façon dont je cuisinerais”, déclarait-il lors de son passage au Salon de la gourmandise de Bruxelles fin de l’année dernière. Il a donc suivi sa propre voie en s’installant à son nom pour creuser son propre sillon et enfin décrocher trois étoiles en 1998. Avant de faire faillite et de les retrouver l’année suivante dans un hôtel particulier près des Champs-Elyzées.

 

Distances avec la gastronomie moléculaire

Comme tous les classements, le Top 50 des meilleurs restaurants du monde est très relatif. Sinon qu’il donne un aperçu des tendances culinaires mondiales. Depuis des années, Gagnaire figure sur ce podium “moléculaire”, derrière le Catalan Ferran Adría (“El Bulli”) et l’Anglais Heston Blumenthal. Ce dernier vient de rouvrir son “Fat Duck” tri-étoilés, fermé il y a quelques semaines suite à une série d’intoxications alimentaires ! Un indice sans doute d’une perte de vitesse d’une gastronomie moléculaire, de plus en plus critiquée et à laquelle on a peut-être un peu trop facilement réduit Gagnaire. “L’année dernière, j’étais invité à un forum et j’ai dit que le danger aujourd’hui, c’est que pour être dans le coup, il faut que tout le monde fasse de la cuisine avec des bulles, de l’azote… Ce que je ne fais pas. Aujourd’hui, pour exister, beaucoup trop de cuisiniers se sentent obligés de faire du moléculaire. Ça, je le critique. Comme, il y a 35 ou 40 ans, la Nouvelle cuisine, dont je suis issu et qui m’a aidé à être connu, a tué dans l’œuf des gens qui faisaient des bons pâtés, des produits d’une cuisine dite traditionnelle. La cuisine est multiple.”

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Pierre Gagnaire et son complice Hervé This. @Photo News

Néanmoins, il reconnaît à cette cuisine du XXIe siècle “une forme de créativité” et “une touche d’humour”« Adría l’a compris, c’est peut-être le seul. Il y a plein d’humour dans sa cuisine.” Il ne remet d’ailleurs pas en cause son amitié avec le physico-chimiste Hervé This, qui a popularisé la cuisine moléculaire. “Ma relation avec Hervé This est très saine : il ne me donne pas la becquée. Mais j’avais tout à gagner à fréquenter un homme cultivé, humaniste, curieux. Je n’adhère pas à tout ce qu’il fait maisil produit de la connaissance, des questions.” Les deux hommes travaillent d’ailleurs régulièrement main dans la main pour expérimenter de nouvelles voies, de nouvelles techniques dont ils rendent comptes dans une série de livres. Comme le très intéressant “Alchimiste des fourneaux”, véritable traité d’esthétique culinaire dans lequel les deux compères mettent en avant une cuisine de création, réalisée par de véritables artistes.

 

La cuisine comme un artiste

Une approche intellectualisante qui a, sans doute, isolé un peu plus encore Gagnaire sur l’échiquier culinaire français. Et comme chez tout artiste, le processus créatif de Gagnaire est difficile à décrypter. Sa cuisine, très personnelle, est ainsi quasiment intransscriptible dans un quelconque livre de recettes. « On n’est pas créatif sur commande. C’est plus compliqué que cela. On est dans le besogneux souvent et, du besogneux, sort parfois quelque chose… Dans mes restaurants à l’extérieur, je construis un plat, je donne une idée ou une feuille de route… C’est très différent de gens comme Robuchon ou Ducasse qui ont des fiches techniques très structurées, avec la recette, la photo, etc. Moi, j’ai une idée, que j’ai bien expliquée, et c’est à la personne de la traduire. Après, je restructure, je retravaille et j’en fais quelque chose qui est le reflet de ce que je suis.”

C’est ce reflet que l’on se dispute dans le monde entier depuis le début de la décennie, Gagnaire ayant ouvert “Le sketch” à Londres, repris le “Gaya Rive Gauche” à Paris, avant d’ouvrir des restos à siglé “Gagnaire” à Tokyo, Séoul… avant Las Vegas d’ici peu. “Pendant des années, ça a été : je pense, je produis, je fais. Maintenant, c’est : je pense, je donne et ils font. Mais ma vie, je la passe dans les cuisines. J’essaye de donner du corps à ce qui est mon point fort, être capable de structurer des éléments sur une assiette, éventuellement de les assaisonner, de les retravailler. Mais aujourd’hui, je suis à un moment de mon parcours professionnel où le goût est essentiel. On n’y arrive pas toujours mais il faut que le goût soit au rendez-vous. Après, si c’est beau, si c’est un peu étonnant, tant mieux. Mais je ne me sens pas dans l’obligation de créer. Je suis plutôt aujourd’hui dans l’obsession du détail, du goût juste, du goût pointu.”

 

Une cuisine construite

17_10_56_298271000_IMG_6233.jpgEt c’est exactement ce que l’on ressent quand on a la chance de s’attabler dans son antre de la rue Balzac à Paris. Un pur moment de sensualité mêlée à un plaisir de l’esprit, à la recherche des différents goûts qui structurent l’assiette. Soit une cuisine d’auteur marquée du sceau de la passion et de la sincérité. “Jean Bardet, qui n’est pas un copain, m’a dit un jour : “Pierre, tu ne joues pas, tu es.” Et c’est vrai. Je ne joue pas, je suis comme ça, avec beaucoup de défauts, beaucoup de lacunes. Je ne m’attaque pas au lièvre à la royale, je n’en aurais pas la compétence. Par contre, je peux interpréter mon histoire du lièvre à la royale.”

Mais attention, il ne s’agira pas ici pour l’artiste d’opter pour la facilité et de “déconstruire” le lièvre à la royale, avec la viande d’un côté, la sauce dans un tube et les cèpes en espuma… Le chef pratique plutôt l’inverse, ce que This et lui appellent le “constructivisme culinaire”. “C’est ce que je défends depuis le début de ma carrière. Une assiette où il y a sept produits alignés comme une règle où l’on me dit que c’est la pizza de l’an 3000, ça ne m’intéresse pas.” Pour expliciter son approche, le chef livre alors une recette improvisée le matin-même en signant le livre d’or de son hôtel : “Un peu de crème fouettée agrémentée de citron râpé, des spéculoos émiettés, des châtaignes cuites au four coupées en éclats et que l’on fait revenir avec du miel, des tranches d’orange confite et une belle quenelle de glace pistache. Tout ça dans l’ordre et déposé dans l’assiette. On est en plein dans le constructivisme. Et je pourrais continuer comme ça l’empilement. Ça, c’est mon truc. J’ai découvert un jour quel était mon petit talent : la capacité d’empiler les choses, de faire des strates, de construire des espèces de mille-feuilles et d’en faire des goûts qui soient autre chose, même si les produits sont très identifiables.”

En cela, Gagnaire rue dans les brancards du classicisme culinaire, qui préconise troi
s goûts seulement dans l’assiette. “C’est de la connerie ça. C’est un faux débat. L’important, c’est le résultat, c’est que ce soit bon. Vous avez des peintres qui arriveront à traduire quelque chose d’extraordinaire avec deux points sur une toile d’un noir absolu et d’autres qui vont empiler les couleurs. J’aime beaucoup Rothko. Ça paraît simple mais c’est impressionnant; tout est travaillé. Il faut faire vivre la matière, lui donner de l’âme.” Les comparaisons avec la peinture ou les arts reviennent souvent dans la bouche de Gagnaire qui, à Saint-Etienne avait installé son restaurant dans un ancien atelier, décoré par des amis artistes.

Le chef s’attaque même ouvertement à la sacro-sainte notion de terroir quand il affirme : “La cuisine, c’est pas bouffer le terroir, bouffer le produit.” « Le terroir, c’est une espèce de nostalgie débile. Qu’aujourd’hui, des gens se battent pour faire du bon pain en faisant attention à l’eau qu’ils utilisent, que les gens soient attentifs à ce qu’ils cultivent, OK. Mais la notion de terroir n’a pas de fondement. Quand a commencé la cuisine traditionnelle ? Cinq siècles avant J.-C. ? Au Moyen Age ? A la Renaissance ? Chaque époque génère quelque chose de positif et de négatif. L’important, c’est de savoir respecter le passé, de savoir s’en servir en vivant dans son époque. J’aime beaucoup les abats, les rognons, les ris de veau, la tripe, le gras-double lyonnais. Après, il y a une façon de les utiliser. Encore faut-il que la tradition soit bien interprétée.”

 

Une assiette à étages

La cuisine de Gagnaire ne tourne d’ailleurs pas entièrement le dos à la tradition. Son inventivité est en effet basée sur une parfaite maîtrise technique des bases, transfigurée par la patte du chef : “Je suis quelqu’un de très sensuel. J’aime les choses qui transpirent la vie. Pour moi, la beauté n’est pas japonaise mais plutôt baroque. Je préfère une femme avec quelques défauts qu’une femme parfaite des pieds à la tête. Je cherche à utiliser les aspérités. Il faut savoir épouser le terrain, utiliser les défauts de ce que l’on vous donne.”

Car Gagnaire ne recherche pas la perfection en cuisine, même si, après avoir goûté à quelques-unes de ses créations, on se dit qu’il peut l’atteindre. “Ma cuisine n’est pas compliquée, elle est sophistiquée, parfois un peu excessive, un peu trop généreuse.” On pourrait croire qu’il s’agit là d’une coquetterie ou d’un peu de fausse modestie. Il n’en est rien. Le menu-dégustation de la rue Balzac à Paris coûte peut-être 250 € mais il faut quatre heures pour en venir à bout ! Soit neuf services, parfois eux-mêmes subdivisés en diverses propositions. Les créations s’enchaînent, permettant de voyager aux pays des saveurs, des textures et, surtout, des associations de goûts. C’est sans doute là le plus impressionnant dans la cuisine de Gagnaire, parvenir à marier dans un même plat renversant huître, clam, foie gras, oignon, champignons de Paris, cerfeuil tubéreux et copeaux de bonite séchée !

Bien sûr, dans une telle accumulation, tout ne peut pas convaincre, certaines propositions se faisant très déroutantes (comme cet essai sur l’amertume autour d’une crevette obsiblue de Nouvelle Calédonie et de pamplemousse thaï), mais à chaque fois on peut comprendre la démarche du chef. D’autant que, le plus souvent, le miracle se produit et, parfois contre toute attente à la lecture de l’intitulé (souvent assez obscur), le plaisir à l’état pur est au rendez-vous. Comme dans ce dessert d’une absolue évidence a posteriori : glace à la pomme, fin caramel blanc cassant et roquette fraîche.

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Glace à la pomme, fin caramel blanc cassant et roquette fraîche

Une folle maturité

A 60 ans, la maturité est sans doute là mais toujours teintée de fougue, d’une petite touche de folie. “J’ai commencé à travailler en 77. J’ai créé mon restaurant en 81. Je suis resté à Saint-Etienne 18 ans. Avec beaucoup de difficultés à remplir mon restaurant, donc beaucoup de temps morts, de temps pour réfléchir. Ça a été positif dans la mesure où j’ai vraiment eu le temps de travailler. Je n’avais pas d’argent pour voyager… J’étais dans une espèce de laboratoire sans rien qui me perturbait. Quand je suis arrivé à Paris, je suis arrivé auréolé de trois étoiles mais aussi d’une défaite financière et de l’image d’un mec qui cuisinait quelque chose de bien mais on ne savait pas ce qu’on mangeait. Donc, et je suis le premier à l’avoir fait, j’ai mis un nom sur mes plats : “Le tourteau”, “La poularde”… Aujourd’hui, tout le monde le fait. Depuis quelques années, je me disais que je devais passer à autre chose. Donc, ça a été le noir, le rouge, l’hommage à l’iode. Je fais depuis quelques mois un plat qui s’appelle ‘Parfum de terre’.” Une création absolument bouleversante, un bouillon de navets de Pardhaillan dans lequel on déguste une purée de betterave blanche avec une Saint-Jacques parfaitement cuite. Soit une combinaison des parfums les plus terreux d’une harmonie décoiffante.

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Le « Parfum de terre » selon Gagnaire.

« Pendant quelques années, j’ai fait des espèces de happenings dans les assiettes en improvisant. Je jouais vraiment ma vie à chaque fois. Mais je n’ai pas envie de devenir fou, d’être un artiste maudit, le Van Gogh de la cuisine”, conclut-t-il. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.