Quatre mois. Quatre mois que les restaurants ont dû ranger leurs tables et fermer leurs portes… Cela commence à faire long. Pour les clients, mais aussi pour les chefs, dont certains commencent à se lasser de cuisiner dans des barquettes… Depuis le deuxième confinement, la résistance s’organise et le dernier refuge des gastronomes est clairement devenu l’hôtel. La preuve avec deux expériences étoilées, l’une à la ville, l’autre à la campagne, qui créent l’illusion parfaite d’un dîner au restaurant.

Quand on pénètre dans l’une des chambres du Gastronome en fin d’après-midi, la table est déjà dressée. Bienvenue dans les Ardennes, chez Jean Vrijdaghs et Sébastien Hankard. Formés notamment au Coq aux champs*, ces deux jeunes chefs de 28 et 25 ans se sont installés à Paliseul il y a deux ans à peine, pour redorer le blason de la célèbre table de Michel Libotte. Onze mois plus tard, le duo décrochait sa première étoile et partageait le Prix Michelin du jeune chef de l’année! 

Jean Vrijdaghs et Sébastien Hankard, les chefs du « Gastronome » à Paliseul. ©Equinoxlightphoto

Entrer sans frapper

Si, pendant le premier confinement, les deux chefs avaient fermé leur restaurant, lors de ce deuxième confinement, après avoir rénové cuisine et salle, ils ont eu envie de recuisiner pour de vrai. « Le take-away, ce n’était pas notre truc », lâche Sébastien…

Les deux compères ont donc rouvert les huit chambres du Gastronome, pour proposer à leurs clients, du vendredi au dimanche, une formule « Évasion » imparable: un menu unique 6 serv. avec un très bel accord mets-vins — proposé par le jeune et talentueux Antonin Jacquemart, 24 ans —, une nuitée et le petit-déjeuner (à partir de 405€ pour deux). Et ça marche du tonnerre! L’hôtel affiche en effet complet pour le mois de mars et les chefs pensent déjà à continuer la formule jusqu’à la réouverture du restaurant, voire même à la proposer également le jeudi soir en avril.

Pigeonnau, céleri, poivre, poudre de livèche et truffe. ©Equinoxlightphoto

Même si l’on est un peu à l’étroit dans la chambre, une fois installé à table, dressée au pied du lit, avec la playlist du restaurant diffusée sur la télévision, on se croirait au resto, avec un service aux petits oignons et des assiettes très soignées. 

« C’est plus sportif qu’un service classique, confie Jean Vrijdaghs. C’est surtout une question de rythme, car le service n’a pas la vision sur les tables… » Les serveurs, masqués, doivent en effet se plier à la cadence des clients, masqués eux aussi durant les interactions, pour entrer dans les chambre au bon moment, pour apporter les plats et les débarrasser. Et le rythme est tout simplement est parfait.

Balades et gourmandise

Couplé à de belles balades — au Tombeau du Géant tout proche par exemple —, ce séjour dans les Ardennes est l’occasion idéale de découvrir la cuisine des deux jeunes chefs. Avec, par exemple, un bel onglet de veau belge de chez Planquette, caché sous un voile de lardo di Colonnata, servi avec du céleri-rave, du chicon, de la truffe d’hiver italienne et quelques petites pommes de terre soufflées. Preuve que raffinement et gourmandise ne sont pas incompatibles avec le room service! 

« On fait un menu unique, car on voulait proposer notre cuisine, avec la même qualité de produits. (…) On fait moins de couverts qu’au restaurant, on peut donc travailler différemment. Comme pour le tourteau par exemple (proposé dans un très bel accord avec du thon blanc cru, dans un bouillon de légumes fumés au saté, NdlR) qui prend du temps à nettoyer. On en profite pour tester des choses pour la reprise. Mais on veut avant tout faire plaisir aux clients. Et quel plaisir de les voir repartir avec la banane! », s’enthousiasment les chefs.

Une formule cosy

Une fois le repas fini, reste à se glisser au lit et, le matin, à découvrir le beau petit-déjeuner concocté par les chefs, qui fait la part belle aux excellents produits locaux: Cobourg fumé de la boucherie Jaspart à Paliseul, yaourt et fromage de la bergerie d’Acremont, beurre Plaquette, pain au levain d’Orval maison à la farine du Moulin de Vencimont, près de Gedinne… Difficile de résister à la formule!

Certains clients choisissent d’ailleurs de prolonger leur week-end ardennais en enchaînant avec une nuit aux Terrasses De L’Our toutes proches, où le chef doublement étoilé Maxime Collard (La Table de Maxime) propose, lui, une formule de paniers pique-nique gastronomiques dans ses chambres… « Certains clients veulent même pouvoir continuer cette formule plus intime après le confinement, commente Sébastien Hankard. Mais je pense que lorsque les restaurants rouvriront, ils seront contents de retrouver l’agitation de la salle. Et ils trouveront que c’était quand même bizarre de manger dans une chambre… »

La Canne à l’hôtel

On change radicalement d’atmosphère du côté de l’hôtel Wiltcher’s Steinberger. Situé sur la très chic avenue Louise à Bruxelles, le gigantesque établissement est une belle endormie… Déserté par sa clientèle traditionnelle, avant tout internationale, il peine — comme tous les hôtels de la capitale — à se remplir. Pour changer cette triste donne, le jeune chef bruxellois Kevin Lejeune, étoilé à La Canne en ville, a eu l’idée d’offrir ses services au palace… « C’est une période de désespoir. On a arrêté le take-away. C’était beaucoup d’investissement, en temps, en personnel, en emballages et on ne gagnait pas grand chose… », commente-t-il. 

Le chef Kevin Lejeune de « La Canne en ville » à Bruxelles.

Le 2 mars dernier, il a ainsi inauguré une formule de nuitée gastronomique étoilée (à partir de 575€ pour deux, sans les vins, petit-déjeuner compris), proposée jusqu’au 10 avril, du mardi au samedi (et le week-end de Pâques). « Je pensais à deux hôtels, mais surtout au Wiltcher’s, car c’est l’un des plus beaux de Bruxelles. J’ai envoyé un mail pour leur demander si on pouvait collaborer et ils m’ont répondu dès le lendemain; ils étaient très intéressés et on a lancé la communication très rapidement. Je ne comprends pas que d’autres chefs ne fassent pas la même démarche. Que ce soit l’hôtel ou nous, on a tout a y gagner! On amène jusqu’à 20 chambres par soir à l’hôtel et j’ai quasiment pu réengager tout mon personnel. En ayant un taux de remplissage de 50%, on est aussi rentable qu’au restaurant! », se félicite Kevin Lejeune.

L’idée est d’autant plus pertinente que, depuis la fermeture du Sea Grill d’Yves Mattagne au Radisson, plus aucun restaurant d’hôtel de Bruxelles n’est étoilé…

Les petits plats dans les grands

Et ici aussi, l’expérience est très réussie! Dans la chambre, très confortable, on est accueilli chaleureusement avec une torta della nonna, une tarte composée d’un sablé breton, d’une crème pâtissière au citron confit et de pignons de pin, spécialité toscane transmise par Emma, la grand-mère de Kevin Lejeune. Puis il est déjà temps de se diriger vers le premier étage, où quelques chambres, dont les lits ont été enlevés, ont été aménagées en salles de restaurant privatives pour accueillir chaque « bulle ».

« Bienvenue au restaurant! », s’exclame l’un des membres du personnel de l’hôtel venu accueillir les convives à la sortie de l’ascenseur. Avant d’être conduit vers sa table… À partir de là, il n’y a quasiment pas de différences avec un repas que l’on pourrait faire à La Canne en ville. Le chef est en effet venu avec sa fidèle équipe: son sommelier Jonathan Torralba Rodriguez et son maître de salle Alexandre Stevens. Ces derniers mènent le service sans temps mort, en communiquant par talkie-walkie avec la cuisine, située au rez-de-chaussée et d’où les assiettes partent sous cloche pour éviter qu’elles refroidissent.

« Installez-vous au bar », plaisante le sommelier en désignant le coin salon: deux fauteuils et une table basse, où attendent deux coupes, rapidement remplies de champagne Bollinger brut, pour accompagner quelques mises en bouche soignées.

Une fois l’apéritif terminé, il suffit de faire quelques pas pour passer à table. Une table confortable et richement dressée au milieu de la pièce. Fleurs, bougies et playlist jazzy (Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Nina Simone, Norah Jones…) complètent le décor, ajoutant une dimension romantique à ce dîner étoilé intimiste.

Un menu de haut vol

Ce soir, les huit tables qui ont réservé se régaleront du même menu, qui change toutes les semaines: « Crevette Obsiblue, daikon, épinards et dashi de clémentine / Oignon doux des Cévennes, truffe noire, coppa, pain au levain jaune d’oeuf / Pigeonneau royal cuit sur coffre, poireaux, chanterelles, ail noir, pommes de terre / Cheesecake à la vanille de Madagascar, spéculos, mangue, sorbet passion. »

Un menu qui, dès la lecture des intitulés, fait saliver et qui ne déçoit pas car, comme à son habitude, Kevin Lejeune joue sur la gourmandise, travaille les cuissons à la perfection et insuffle une jolie touche de modernité à ses plats. Même si on l’a connu un poil plus audacieux. « La majorité des clients viennent pour la formule, mais ce sont quand même des clients de l’hôtel et je préfère jouer la carte de la sécurité », avoue le Bruxellois. 

Seule petite déception, le choix des vins, opéré par l’hôtel. C’est assez cher, très classique et peu excitant. Espérons que Jonathan Torralba Rodriguez pourra dans les prochains jours donner un peu d’âme à cette carte…

Mais Kevin Lejeune ne s’arrêtera pas là. Le chef accompagne en effet ses clients jusqu’au trolley apporté dans la chambre le lendemain matin, en leur proposant un « oeuf nuage » au saumon fumé et amandes, clairement la seule perle de ce petit-déjeuner par ailleurs très commun…