Il faut prendre un ascenseur pour pénétrer dans le saint des saints, le bureau de Nick Bril dans les bâtiments du PAKT à Anvers, où le chef deux étoiles du Jane a installé sa Table. Dans une ambiance “brooklynite” branchée, il offre une expérience culinaire exclusive à douze convives. Si le chef est aux petits soins, son sommelier n’est pas en reste. Gianluca Di Taranto, fraîchement élu meilleur sommelier de Belgique, n’a pas la tâche facile ce soir-là : il doit associer douze plats raffinés avec l’excellent mais néanmoins corsé whisky des Highlands Dalmore. “Il est très difficile de proposer un menu entier avec des cocktails. Nous ne le faisons jamais au restaurant. Les cocktails ont tendance à prendre le dessus sur la nourriture. En général, on propose un cocktail, un saké, une bière, des vins… Pour les cocktails, il faut bien équilibrer le niveau d’alcool et le sucre, mais aussi les saveurs, pour que l’on puisse apprécier l’expérience jusqu’à la fin”, clarifie le sommelier, qui alternera cocktails et dégustations d’alcools tout au long de la soirée.

Le point de vue du sommelier

Elu meilleur sommelier de Belgique il y a quelques jours, Gianluca Di Taranto (The Jane) est aussi à l’aise pour choisir un vin que pour réaliser un cocktail.

Dès les prémices, on est scotché ! Gianluca Di Taranto a choisi d’accompagner un plat complexe de Nick Bril – une composition autour de maatjes, taramasalata, tomates fumées, jus de céléri et jus de bloody Mary – par un trio: le Dalmore Cigar Malt Reserve pur, le même whisky allongé avec quelques gouttes d’eau Glenlivet du Speyside et enfin un saké junmai de chez Enter. sake. Maturé notamment en fûts de xérès Matusalem Oloroso, le whisky a un profil caramélisé et épicé qui s’accorde merveilleusement au plat du chef. Mais le voyage gustatif ne s’arrête pas là car si le whisky pur dévoile des notes sucrées, avec un peu d’eau, il libère des arômes de sous-bois. Tandis que le saké vient rafraîchir et nettoyer le palais.

Avec une émulsion de foie gras et de l’anguille fumée, Gianluca sert un Old Fashioned, réalisé avec du Dalmore 12 ans, du dashi, un cordial à la sauce soja et une larme de whisky tourbé. Le sommelier a choisi de travailler dans une harmonie totale avec le plat en révélant ses saveurs fumées. “Le secret d’un bon pairing, c’est l’équilibre. La boisson doit être originale, mais pas trop, pour ne pas effrayer. Après, on travaille dans l’harmonie ou le contraste”, précise le sommelier, qui signait là un cocktail parfait. “Le cocktail appartient désormais au monde de la sommellerie, comme le café, le saké ou le cigare… Lors de la finale pour devenir meilleur sommelier de Belgique, j’ai dû réaliser un Dry Martini!”, se souvient-il.

Nick Bril (The Jane**) en train de préparer les plats qui s’associeront à merveille au whisky Dalmore.

Gianluca Di Taranto faisait également déguster le King Alexander III, un assemblage subtil de whiskies vieillis dans six fûts différents, dans un verre à champagne puis à bourgogne. “Beaucoup oublient l’importance de choisir le bon verre. Cela change complètement l’expérience que l’on peut avoir d’un vin, d’un cocktail ou d’un whisky. La flûte fait ressortir la minéralité du whisky, son côté sauvage, acidulé, qui s’associe bien au caviar. L’autre verre met en valeur le côté crémeux et soyeux du whisky, des éléments qui vont de pair avec le homard.”

Du grand art que les accords imaginés par le sommelier et son chef !

Ça bosse derrière le bar !

©Murphy VM

Durant la 3e édition, très réussie, de la Brussels cocktail week, qui s’est déroulée du 15 au 22 septembre derniers, plusieurs expériences alliant gastronomie et cocktails étaient proposées dans divers restaurants de la capitale. La jeune barmaid de 25 ans Jaboth Lallemend avait par exemple rendez-vous chez SAN, rue de Flandre, où officie désormais le chef Dario Ruffa.

La jeune femme a été à bonne école, formée auprès de l’excellent Valentin Norberg chez Botanical by Alfonse à Namur. Mais pas facile tout de même de réaliser un bon pairing lorsqu’on est végétarienne et à partir d’un menu approximatif reçu sur papier fin juillet… Mais pour sa première expérience, elle a plutôt relevé le défi avec brio. Elle a ainsi travaillé avec Valentin sur base de cocktails qu’elle maîtrisait, en misant sur la complémentarité avec les ingrédients des plats.

Un délicieux tataki de boeuf aux racines et épices cajun se mariait par exemple joliment à un Nola Gimlet à base de vodka et de liqueur de kumquat Fair, d’un cordial de coriandre et maïs et d’un bitters au piment d’Espelette. Tandis qu’un excellent cabillaud aux anchois et brocoli s’accordait à merveille avec un Collins rafraîchissant au gin Fair et bitters aux câpres.

“Depuis que je travaille avec Valentin, j’ai compris toute la subtilité d’un cocktail, explique Jaboth Lallemend. Cela demande de nombreuses préparations en amont. Valentin réalise ses bitters maison, il en a toute une cave. Mais il y a aussi ce que l’on fait à la minute, les infusions, les sirops et les cordials, que l’on réalise avec des produits frais, locaux et de saison. On bosse avec un primeur bio juste à côté du bar mais aussi avec L’Atelier de Bossimé à Loyers.” Un travail artisanal qui s’apparente à celui d’un chef !

 

Une philosophie commune

On l’a vu, pour que le cocktail pairing soit parfaitement réussi, barman et cuisinier doivent échanger pour tirer le meilleur de leur collaboration. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que Frederic Geirnaert, l’un des talentueux barmen de l’incontournable Jigger’s à Gand, et Damien Bouchery, le chef créatif du Bouchéry à Uccle, ont réalisé l’un des plus beaux dîners de la Cocktail Week. Sans doute parce que chef et barman partagent la même philosophie de travail. Ces deux-là travaillent dans un esprit zéro déchet, sont friands de fermentation, pratiquent la cueillette et n’usent et abusent que de produits de saison.

©Murphy Mv

On démarre avec un What is waste? à base de liqueur d’airelles Koval, de grué de cacao, de soda et d’un amaro à l’artichaut maison – réalisé avec des feuilles d’artichauts récupérées lors d’un événement. Soit le pendant idéal à de joyeuses bouchées plutôt végétales inventées par le chef. Tandis qu’on est dans un état de plénitude complet face à cette gourmande truite aux prunes, à la berce, aux algues et aux noix, dégustée tout en sirotant un subtil cocktail aux faux airs d’umeshu, à base de whiskey Koval au millet et de prune fermentée.

©Murphy Mv

“Comme en cuisine, tout est une question de structure et d’équilibre des ingrédients, mais aussi de créer de la complexité et une harmonie des saveurs”, dévoile Frédéric Geirnaert, qui a lui-même travaillé en cuisine et dont les deux parents sont chefs. Le barman va même plus loin: “Mon inspiration, je la tire beaucoup plus des livres de cuisine que des ouvrages sur les cocktails!”

©Murphy Mv

Tous les mois, il met en pratique l’art difficile du pairing au Jigger’s avec un chef invité. Et il est persuadé d’une chose : “La gastronomie et le cocktail sont comme deux amoureux, lorsqu’ils sont ensemble, ça devient magique !”

Fusion du verre et de l’assiette

Lam Boupinh lors de la soirée Bombay Stir Creativity organisée au Mizaru pendant la Brussels cocktail week.
©Mathieu Huvelle

Depuis mai, Lam Boupinh est à la tête du bar Mizaru, installé au premier étage du restaurant Sanzaru à Woluwe-Saint-Pierre. Le concept de la maison? La cuisine nikkei – fusion entre la cuisine japonaise et péruvienne –, que le barman décline sous forme liquide. Né dans une famille de restaurateurs vietnamiens, Lam sait qu’il doit servir plus qu’un verre pour convaincre ses clients. “Aujourd’hui, être barman, c’est être chef. On travaille sur les textures, les saveurs, avec des techniques de cuisine: le sous-vide, la fermentation… On essaye aussi d’affirmer une identité, un style. J’utilise mon vécu lorsque je crée un cocktail. Cette année au concours Bacardi Legacy, je vais présenter le N°48, cocktail inspiré du plat best-seller du restaurant de mes parents…”

©Mathieu Huvelle

Chez Mizaru, Lam a conçu une carte qui valorise les richesses régionales du Japon et du Pérou. “Il y a par exemple un cocktail appelé Kansai, à base de thé et servi dans une théière, car on produit beaucoup de thé sencha et matcha dans la région de Kansai. Il y a aussi un Libertad. Ce serait dans ce coin du Pérou que serait né le ceviche ; j’ai donc eu envie de travailler autour de cette préparation…”, explique le mixologue, en déposant sa création sur la table.

@Mathieu Huvelle

Dans une vaisselle choisie, un verre en forme de poisson-lune, un mélange de pisco, de shrub d’oignon, de mostarda italienne, de citron vert, de coriandre et de jalapeño bitters parvient à reconstituer le goût du leche de tigre, le petit jus dans lequel baigne le ceviche. En croquant dans la feuille d’huître qui garni le verre, on a quasiment l’impression de déguster le plat national péruvien… Mais l’expérience va au-delà. Puisque Lam invite à verser quelques cuillerées de son cocktail sur le poisson cru servi à ses côtés. “Ce n’est pas juste un pairing. C’est une fusion entre des textures et des saveurs, solides et liquides. C’est un plat qui se mange et qui se boit”, s’enflamme-t-il ! La boucle est bouclée…