Depuis une dizaine d’années, René Redzepi règne en maître au sommet de la gastronomie mondiale. Réouvert début 2018 dans le quartier de Christiana à Copenhague, son restaurant Noma fut ainsi élu meilleur restaurant du monde au World’s Fifty Best en 2010, 2011, 2012 et 2014. Pour s’imposer, le chef danois doublement étoilé a mis l’accent sur le travail de produits locaux, parfois inattendus, travaillés de façon ultra-technique. De quoi lancer la vague de la cuisine nordique, dont l’influence a été considérable sur les chefs du monde entier.

Parmi ces techniques-phare qui ont forgé l’identité de la cuisine du Noma, on trouve la fermentation (cf. ci-contre). Et notamment la lacto-fermentation, vantée pour ses bienfaits sur la santé mais aussi pour sa capacité à booster les saveurs.

Du miso de noisettes

En Belgique, l’un des principaux artisans de la fermentation est Sang-hoon Degeimbre, chef deux étoiles d’origine coréenne de L’air du temps à Liernu, qui utilise notamment cette technique traditionnelle pour conserver les légumes de son potager, qu’il peut dès lors continuer à servir durant tout l’hiver, quitte à dérouter parfois ses clients avec des saveurs dépaysantes.

“Les Coréens font ça de façon traditionnelle avec le kimchi (chou coréen fermenté, NdlR). Et puis on a étudié scientifiquement ce qui se passait pendant la lacto-fermentation, avec notamment la création d’acides animés, qui amènent longueur en bouche et sensation d’umami. En général, qui dit lacto-fermentation dit production de goût : que ce soit le fromage, les saucissons, la bière…”, explique le chef, qui vient de se lancer dans la production de ses propres miso.

Dans son Nordic Food Lab, René Redzepi a notamment mis au point un miso de noisettes et d’orges perlés ensemencé au koji-kin. ©Evan Sun

Du miso, René Redzepi en prépare lui aussi au Noma. Adepte du locavorisme, le Danois ne pouvait évidemment pas réaliser un miso japonais traditionnel, à base de fèves de soja et de riz. Il les a donc par exemple remplacés par une pulpe de noisettes dégraissée et de l’orge perlé ensemencé aux spores de koji.

Dans son livre Le guide de la fermentation du Noma, publié en français fin de l’année dernière, Redzepi s’attarde longuement sur le koji japonais, ce riz ou cet orge dans lequel on a inoculé le koji-kin (Aspergillus oryzae), un champignon microscopique qui provoque la fermentation. Une réflexion qui lui a permis de mettre au point un miso de noisettes, mais aussi de pois cassés, de maïs, de graines de courges ou même de pain  !

Redécouverte de techniques ancestrales

Fruit de dix années de recherches au sein du Nordic Food Lab de Redzepi, ce Guide de la fermentation est une véritable Bible, coécrite avec le Canadien David Zilber, collaborateur du Noma depuis 2014 et qui s’est entièrement dédié à l’étude de la fermentation au Noma. Une porte d’entrée idéale pour se lancer dans un univers passionnant. Si certaines techniques, comme celle du miso, sont plutôt réservées aux professionnels, d’autres sont très accessibles. A commencer par les conserves de légumes.

Dans son introduction, le chef danois explique que son “aventure dans le monde de la fermentation est le fruit du hasard”. Quand Roland Rittman, l’un de ses cueilleurs attitrés, lui a apporté un jour des bourgeons d’ail des ours, dont il a fait ses premiers pickles, en s’inspirant de la tradition nordique. “Ces baies ont été une révélation, écrit-il. Nous avions soudain à notre disposition un ingrédient capable d’apporter de petites touches acides, salées et piquantes à n’importe quel plat. Et nul besoin de l’importer. Il provenait de notre jardin et du sel suffisait à le transformer.” Suivront, notamment, des groseilles à maquereau marinées et quantité d’autres conserves. Là encore pour pouvoir servir au restaurant des légumes locaux en plein hiver scandinave.

En plein hiver, les caves de “L’Air du temps” sont remplies de pickles de légumes du jardin. Avec lesquels San Degeimbre prépare notamment sa très belle “Assiette de Liernu”, en montant notamment le jus vinaigré au beurre.

“Sans fermentation, il n’y aurait pas de Noma…”, confie le chef. Qui la considère plus importante encore dans l’ADN de son restaurant que la cueillette de plantes sauvages, à laquelle on réduit souvent le Noma. Et qui avance la notion de “terroir microbien”, inspirée par les propres recherches sur le kimchi du chef américano-coréen David Chang.

Aujourd’hui, les pickles de légumes, qui renouent avec des techniques ancestrales, notamment en Europe de l’Est, sont l’un des grands marqueurs de la cuisine contemporaine.

Des dizaines de recettes

Son guide, René Redzepi l’a voulu exhaustif, abordant tous les produits fermentés qu’il utilise dans son restaurant. Après un long préambule consacré aux aspects techniques et scientifiques de la fermentation, chaque chapitre décrit un produit, avec une recette de base et une série de variantes, plus ou moins accessibles.

Sont ainsi passés en revue les fruits et légumes lacto-fermentés, le kombucha (boisson acidulée), le vinaigre, le koji, le miso, le shoyu (dont le plus connu est la sauce soja mais que Redzepi remplace par des pois cassés ou même des cèpes  !), le garum (sauce de poissons) et les fruits et légumes noirs (comme l’ail noir). A noter que l’éditeur français, Le Chêne, a eu la bonne idée de proposer une liste de fournisseurs locaux, pour ne pas devoir importer du Danemark les produits les plus spécifiques, comme les spores de koji ou les souches de kombucha.

Avec un peu de persévérance et en suivant les indications très détaillées de Redzepi et Zilber, la fermentation n’aura plus de secret pour vous !

Envie de lecture?

“Le guide de la fermentation du Noma”, publié par René Redzepi David Zilber aux éditions du Chêne (456 pp., env. 40€).

 

La fermentation, kézako?

Selon Le Petit Robert, la fermentation est “la transformation (d’une substance organique) sous l’influence d’enzymes produites par des micro-organismes”.

Dans le domaine de la gastronomie, on utilise plusieurs types de fermentation :

– la fermentation alcoolique ou éthylique, qui, sous l’action de levures ou de bactéries, transforme le sucre en alcool (éthanol). Elle est utilisée pour la fabrication du vin, de la bière ou encore des eaux-de-vie.

– la fermentation malolactique, qui transforme l’acide malique en acide lactique grâce à des bactéries lactiques. Elle est utilisée en vinification, simultanément avec la fermentation alcoolique ou plus tard durant l’élevage, pour stabiliser et assouplir les vins (surtout les rouges).

– la fermentation lactique ou lacto-fermentation, qui convertit, sous l’action de certaines bactéries et cellules animales, des glucides en lactate. Elle est évidemment à la base de la production de yaourt, mais aussi des fromages affinés, de salaisons et charcuteries, de la choucroute, du kimchi, du pain au levain, de la sauce soja, des pickles de fruits et de légumes, du kéfir (de lait ou de fruits), du miso…

– la fermentation acétique ou acétification, qui consiste en une dégradation de l’éthanol en acide acétique grâce à des bactéries acétogènes. Elle est utilisée pour produire le vinaigre, grâce à la mère du vinaigre, un biofilm produit par une colonie de bactéries.

Au « Noma », René Redzepi a mis au point des cèpes lactofermentés. ©Evan Sun