Les 30 novembre et 1er décembre prochains, le restaurant Brighton à Bruxelles proposera deux dîners à quatre mains mettant en valeur les légumes du potager du chef Alain Passard (cf. ci-dessous). Installé à L’Arpège depuis 1986, triplement étoilé depuis 1996, le chef d’origine bretonne a fait sensation un ou deux ans plus tard en faisant un choix radical, celui de se détourner du tissu animal pour se consacrer aux légumes. Mais en mettant au service des légumes « tout mon savoir-faire de la cuisine animale, de rôtisseur. J’ai commencé à faire des betteraves en croûte de sel, des oignons flambés… », explique-t-il.
L’étape suivante, ce fut évidemment l’acquisition d’un potager dans la Sarthe en 2002. Et Passard a vite pris goût au jardinage, achetant un deuxième potager dans l’Eure en 2005 et un troisième dans la Manche en 2007. Aujourd’hui, sur 10 ha cultivés sans aucun intrant chimique, 12 jardiniers produisent chaque année environ 50 tonnes de fruits et légumes, dont 30 tonnes pour l’Arpège, désormais autosuffisant en la matière. Tandis que 20 tonnes partent en paniers pour les particuliers.
Ce mercredi, Alain Passard était à Bruxelles pour défendre ses légumes. Un retour dans le passé pour celui qui décrocha deux étoiles au Carlton de Bruxelles en 1984, avant de regagner Paris pour reprendre les rennes de L’Archestrate de son ancien maître Alain Senderens et de le transformer, avec le succès que l’on sait, en son Arpège.
Comment s’est faite votre arrivée à Bruxelles en 1984?
Mon patron, Jean Mailian (désormais à la tête du Marché des chefs à Bruxelles, NdlR) , était assez introduit dans le monde de la presse gastronomique parisienne. Il a demandé à un journaliste, Claude Lebey, qui écrivait à l’époque à L’Express, s’il connaissait un jeune chef tenté par l’aventure. Ils m’ont approché et j’ai dit oui car j’étais en partance du resto où j’étais à Enghien, où j’avais eu deux étoiles…
Vous êtes resté à peine deux ans à Bruxelles. Qu’avez-vous retenu de cette expérience?
Dans la vie d’un chef, entre 25 et 30 ans, plein de choses se mettent en place. Surtout, j’étais livré à moi-même en cuisines. C’était ma première place en tant que chef à part entière, où j’allais signer ma première carte. C’est un moment important car c’est un peu le tremplin. Mais je me souviens de tout. C’est une période très importante car c’était un endroit complètement dingue, j’avais un patron fabuleux, un grand créateur, qui vivait pour le métier. Je me suis vraiment régalé parce que j’ai pris conscience que je pouvais tenir une brigade. Je ne savais pas encore si j’étais fait pour devenir chef d’entreprise mais c’est à Bruxelles que j’ai vraiment compris que je pouvais devenir chef de cuisine.
Ce midi, vous avez mangé des croquettes aux crevettes et des moules Aux Armes de Bruxelles… Vous gardiez des souvenirs de la cuisine bruxelloise classique?
Bien sûr. On avait un QG, qui était La Taverne du Passage, où on allait régulièrement.
Avez-vous le sentiment qu’on retourne vers cette cuisine classique, cette cuisine-plaisir?
Je pense en effet que c’est quelque chose qui va revenir. C’est l’histoire des cinq sens : se faire plaisir visuellement, olfactivement… Sentir une belle volaille entière. On en a un peu trop fait sur des filets, des tranches. On veut un beau turbot grillé entier, un gigot d’agneau, un quasi de veau grillé entier. A travers ça, on veut remettre le cuisinier dans sa vraie mission de rôtisseur. C’est dur de cuire un turbot entier. Ça, malheureusement, cela a disparu. Quand vous demandez un poulet aujourd’hui dans un restaurant, c’est rien. Alors qu’on a envie d’une belle peau croustillante avec un peu de fleur de sel et un petit moulin de poivre (et encore), de sentir qu’auprès de cette volaille, il y a eu un investissement du cuisinier. On veut un petit jus, servi sur une assiette chaude, avec des pommes fondantes. Qu’est-ce que c’est bon ! On veut plat avec une lecture gustative et olfactive facile, qui ne parte dans tous les sens. En ce moment, c’est la course aux saveurs, à mettre du curry thaï dans tous les plats. Revenons un peu aux vraies bases de la cuisine. Je crois que le client a envie de voir le vrai rôle du cuisinier, à travers une belle cuisson, un assaisonnement, une belle découpe. On n’est pas des peintres, on est des cuisiniers. Aujourd’hui, il faut passer plus de temps à assaisonner son plat, à le goûter, à le servir chaud qu’à le décorer.
Pourtant, à votre niveau, la cuisine ne peut-elle pas être aussi un art?
Depuis que j’ai ouvert la porte aux légumes, j’ai eu mes plus belles émotions de cuisinier. Parce que je pense qu’à travers la cuisine légumière, la main du cuisinier peut être une main artistique, car il y a une délicatesse. Pour que ce soit de l’art, il faut qu’il y ait une histoire. Et cela commence par respecter la saison et la nature. Ensuite, c’est la main du chef, en fonction du panier, de la saison. Et moi, j’ai parfois des moments de grâce, où ça tombe juste. Et ça, c’est fabuleux. Après, quand on raconte une histoire, il y a presque un aspect culturel derrière. Il y a tout le savoir-faire d’un artisan qui, lui aussi, a une histoire.
L’autre dimension artistique dans votre démarche, c’est la contrainte saisonnière et locale que vous vous imposez, comme Georges Perec lorsqu’il écrit son roman La Disparition sans utiliser la lettre E… La création peut-elle naître de la contrainte?
Bien sûr ! Les saisons nous invitent à une créativité différente, qui est effectivement moins facile en automne et en hiver. Mais le fait qu’il y ait moins de produits peut déboucher sur un grand plat.
A l’Arpège, les légumes sont rois mais la viande n’a jamais disparu. Vous avez envie d’y revenir?
Non. Je reste très sur une dynamique légumière mais je ferai toujours la part belle à mes éleveurs, Pascal (Cosnet, éleveur de volailles dans la Sarthe, NdlR) et François (Cerbonney, qui élève des agneaux de pré-salé dans la baie du Mont -Saint-Michel, NdlR). Mais aujourd’hui, j’ai une chance fabuleuse de pouvoir cuisiner dans mes jardins, où j’ai une cuisine plus spacieuse, avec une cheminée, du feu, un four à bois… Là, je me régale à rôtir des grosses pièces, à faire un aloyau de bœuf, un train de côtes ou même un poisson. Griller un turbot entier, c’est un vrai rendez-vous. Ce sont des moments auxquels je pense très longtemps à l’avance. Parce que je sais que ça va être un moment où je vais apprendre. Et j’aime cette idée de conserver au produit son dessin, sa forme.
Cela va à l’encontre de la cuisine hyper technique qu’on a beaucoup vue ces dernières années…
Oui et il y a aussi l’envie de revaloriser le maître d’hôtel, la salle, le service. Remettre les saucières en place, refaire des sauces, qui ont disparu. Remettre les beaux plats en argent, les légumiers. Maître d’hôtel est une profession qui a énormément souffert le jour où les cuisiniers ont commencé à travailler sur assiette. Mais qu’est-ce que c’est beau une voiture de découpe !
Beaucoup des jeunes chefs sont passés par l’Arpège, comme Pascal Barbot de L’Astrance, Bertand Grébaut du Septime, Sven Chartier du Saturne ou, à Bruxelles, David Martin à La Paix. C’est une fierté pour vous?
J’ai toujours voulu leur apprendre à faire la cuisine, bien sûr, mais aussi à être chefs d’entreprise. Je n’ai jamais voulu garder mes seconds pour moi. Je n’en ai pas besoin. Je n’ai pas de bistrot ou d’autres restaurants. J’ai ma maison, mes jardins. J’ai toujours eu envie de leur faire voir la joie d’un cuisinier et d’un chef d’entreprise. Moi, je vis ma maison de façon intense. Je prends du plaisir à être chez moi, à être avec mes clients. Et j’ai toujours été à leur côté, je leur ai tenu la main aux fourneaux. Mais j’étais aussi vigilant sur tout : les achats, le gaz, l’électricité, l’eau… J’ai voulu leur faire comprendre qu’un jour, ils auraient peut-être leur maison et que c’était important d’être vigilant à tout cela. Aujourd’hui, tous mes seconds, à part un ou deux, sont chez eux. Je leur ai donné envie d’avoir leur maison. C’est le plus beau compliment car il y a des restaurants où on ne vous donne pas envie d’avoir votre maison.
Par contre, beaucoup d’entre eux ont ouvert des bistrots. Pas vous. Pourquoi?
Je pourrais avoir des Arpège partout ; Mais je pense que je ne suis pas fait pour ça. Je n’en ai pas envie car je me plais dans ma maison, avec mes clients, mes équipes, à cuisiner, à mettre les mains dans la casserole, à chercher. On a tous de l’énergie mais il faut savoir où on la met. Et moi, je la mets toute dans ma cuisine, dans mon restaurant. On connaît les difficultés d’un chef d’entreprise quand il a plusieurs restaurants. Quand vous avez un resto à Tokyo ou à Singapour, il faut le trouver le chef qui a envie de rester sur place, qui veut vivre là-bas… Et puis, quand on fait une cuisine personnalisée, comme la plupart des grands chefs, les gens viennent chez nous pour voir le chef. C’est important quand vous avez une table qui vient du Japon, de Corée, du Brésil et que vous êtes au coeur de votre salle. C’est beau un chef dans sa salle pour saluer, de dire merci à ses clients. Et puis moi, je ne suis pas fils de restaurateur. Il n’y avait rien d’écrit. Tout ce que je vis est un cadeau du ciel. J’ai commencé à 14 ans et jamais j’aurais pensé un jour avoir mon restaurant, que je serais à Paris, que j’aurais trois étoiles. C’est un cadeau merveilleux que je veux protéger. Il ne faut jamais oublier d’où l’on vient.
Vous défendez les légumes, les saisons… C’est aussi le rôle d’un grand chef de s’adresser à la société?
Tout dépend de la démarche du chef. Moi j’ai été très exposé quand j’ai eu ma rupture avec le tissu animal. Aujourd’hui, il n’y a pas un restaurant dans le monde qui a, comme moi, douze jardiniers, dix hectares, 50 tonnes de légumes… Ça n’existe pas. Même si aujourd’hui, beaucoup de chefs ont leur jardin. Mais il faut avoir des choses à dire. Si je suis là aujourd’hui, c’est parce que je suis un défenseur de la nature, des saisons. Et je pense à l’avenir de la cuisine, des enfants, des écoles hôtelières. C’est un message important. Et puis j’aime en parler. La nature a écrit des choses tellement belles. Il faut remettre cela en place. Si, dans des maisons comme les nôtres, le message n’est pas celui-ci…
Vous êtes optimiste quant à l’avenir, malgré les menaces qui pèsent sur la nature?
Bien sûr. Regardez l’histoire de mes jardins. Là, j’ai mon premier jardinier qui vient de me quitter en Normandie pour ouvrir ses propres jardins. C’est comme ça que le message va passer. Il y a de plus en plus de mômes qui sont prêts à s’investir. Car dans 20, 30 ou 50 ans, une vraie tomate, qui a poussé sur la branche pendant cinq mois pour arriver à maturité, ce sera un trésor, une richesse inestimable…
Un quatre mains avec les légumes d’hiver d’Alain Passard
Pour relancer la communication autour de son restaurant Brighton, l’hôtel bruxellois Stanhope a eu la bonne idée d’organiser, les vendredi 30/11 et samedi 1/12 prochains, deux dîners à quatre mains autour des légumes du potager de Bois-Giroult d’Alain Passard. Quelques jours auparavant, Laurent Gauze, le chef du Brighton, et Pierre Burtonboy, qui fut notamment chef de l’ambassade belge à Washington pendant dix ans, feront donc les cinq heures de route vers la Normandie pour aller chercher les fruits et légumes qu’ils utiliseront dans leur menu. Un confit de coing accompagnera par exemple leur bar sauvage, tandis que le céleri-rave servira à préparer un appétissant “célérisotto” à la truffe.
L’événement entend mettre en lumière un restaurant d’hôtel assez méconnu des Bruxellois. C’est aussi une façon pour, Laurent Gauze, originaire de Perpignan, de rappeler à sa clientèle l’importance de la saisonnalité, qu’il pratique d’ailleurs au quotidien au Brighton, à travers son menu du chef en trois services, renouvelé chaque semaine. Même si, évidemment, ce n’est pas tous les jours qu’il a la chance de cuisiner avec des légumes trois-étoiles…
Menus Grands crus de légumes de chez Alain Passard (6 serv.), les 30/11 et 1/12 à 19h30.
Prix : 100€ (+55€ pour les vins). Réservation : 0494.62.42.27 ou [email protected].