Il était une fois quatre frères arméniens. Très riches, ils prêtèrent un jour de l’argent à l’armée turque. Mais des temps sombres allaient s’abattre sur la Turquie… Informés que l’armée ne les rembourseraient pas, et qu’ils allaient être tués, les quatre frères prirent un cheval, tout l’or qu’ils possédaient et prirent chacun la route dans des directions différentes… Deux arrivèrent en Syrie, et commencèrent à acheter des terrains et à bâtir. Les deux autres disparurent… 

Cette histoire, digne des Mille et une nuits, est celle de l’arrière-grand-père de Georges Baghdi Sar, jeune chef de 32 ans immigré à Bruxelles, à la tête du restaurant Chicounou à Ixelles et de la chaîne à succès My Tannour. « Un jour à la télé, Charles Aznavour a dit qu’il était de la famille Baghdisarian, comme moi… Son histoire était un peu similaire à la nôtre et il voulait retrouver sa famille. On a peut-être un lien, mais je n’ai jamais osé le contacter… » raconte Georges Baghdi Sar.

Le goût de l’enfance

C’est ainsi que la famille de Georges Baghdi Sar s’est établie en Syrie et a prospéré. « Mon père était l’un des plus grands agriculteurs de Syrie. L’un des fournisseurs de blé et de coton de l’État. Il cultivait ses terres, mais aussi celles d’autres fermiers, qui n’avaient pas les moyens de s’acheter des moissonneuses et autres machines. Tandis que ma mère a quitté le Liban pendant la guerre. Elle est née à Beyrouth et a déménagé avec sa famille en Syrie, à la frontière du Liban. Quand elle a rencontré mon père, elle a déménagé à Al-Hasakeh, une petite ville à la frontière entre la Turquie et l’Irak. C’est la où je suis né, ainsi que ma grande soeur et mon petit frère », dévoile le jeune homme.

Si Georges a quitté la Syrie à l’âge de 11 ans, il a gardé en mémoire ce temps béni où, enfant, il passait plusieurs mois par an à Al-Kharitah, un village que possédait son père Ibrahim. Là, il accompagnait la transhumance des 10000 moutons du cheptel familial, il travaillait au moulin… « Les gens venaient avec leur âne chargé de sacs de blé et mon papa produisait la farine dans son moulin à meule. Je conduisais les vaches à la rivière pour leur faire boire de l’eau. La tante de mon père me montrait comment traire les chèvres, j’allais au poulailler chercher des oeufs. C’est elle qui avait un tannour en argile dans son jardin pour cuire le pain. Chez elle, on préparait aussi le sourkeh, un fromage que l’on le mettait dans des jarres en argile et qu’on enterrait pour le laisser vieillir… On mangeait ça avec du pain chaud et de l’huile d’olive… », se souvient le chef, en nous mettant l’eau à la bouche. 

Et puis il y a aussi sa mère Jacqueline, fine cuisinière, qui s’occupait de tous les grands repas familiaux et qui lui a transmis le goût de la cuisine.

De la Syrie à Bruxelles

Mais un jour, la famille a dû fuir la Syrie. « La vie était tranquille. Il n’y avait pas de différences entre les musulmans et nous, les chrétiens. On a grandi en harmonie. Mais mon père a eu des problèmes avec l’État, qui voulait l’exproprier. Il n’était pas d’accord, il a fini en prison. Alors, un jour, on a tout quitté! », explique Georges, qui se souvient de son arrivée en Belgique en mai 2000. « On nous a déposé à 4h du matin au Commissariat général aux réfugiés, il y avait la file… Mes parents ont demandé l’asile et on a passé six mois dans un centre à Rixensart. » 

Mais contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les souvenirs sont plutôt heureux. « C’était une ville calme, les gens étaient très respectueux, accueillants. On faisait plein d’activités… Nous étions cinq dans une petite chambre, mais on se promenait dans la ville, on allait à Bruxelles. Je ne parlais pas un mot de français. Mais il y avait des cours dans le centre et j’étais inscrit à à l’école Victor Horta à Saint-Gilles. En un an, un an et demi, j’ai appris la langue. »

Mais pour les parents du jeune homme, cette nouvelle vie est compliquée. « Nos comptes ont été bloqués en Syrie et on a dû recommencer à zéro, avec 25000€. Ma mère a travaillé dans plusieurs restaurants libanais. Mon père l’aidait et moi je travaillais avec eux le week-end. Un jour,  quelqu’un leur a proposé de s’associer pour ouvrir un restaurant. Le resto marchait bien. On faisait tout nous-même. À 15 ans, je désossais un mouton entier! Mais mes parents se sont fait entuber et ils ont perdus le restaurant. Ma mère dormait par terre dans le couloir et ils lui ont donné pendant trois ans 200€ de salaire… C’était la pire période de ma vie. Mes parents se disputaient sans cesse… Heureusement, grâce à l’aide d’une cliente fidèle, mes parents ont pu acheter une sandwicherie. Au début, ils travaillaient 7/7j et gagnaient très peu d’argent mais le Snack libanais a fini par marcher… » raconte Georges Baghdi Sar. Un snack toujours tenu par ses parents, rue des Celtes à Etterbeek, qui ont aussi ouvert le B.Saj », juste en face, quelques années plus tard.

De « Chicounou » à « My Tannour »

Malgré les difficultés rencontrées par ses parents, le jeune Georges n’en démord pas: il deviendra chef! « Quand j’ai dit à mes parents que je voulais faire la cuisine, ils m’ont dit: ‘Surtout pas!’ Regarde ce qui vient de nous arriver. Moi, j’étais émerveillé par l’école hôtelière de Namur. Mais je n’étais pas Belge et une année complète coûtait 25000€. J’avais honte de demander cette somme à mon père, alors qu’il gagnait 70€ par jour à l’époque. Mais il m’a inscrit », se rappelle-t-il avec émotion. 

Il termine alors ses études avec distinction et enchaîne les stages, du Comme chez soi à La Villa Lorraine, en passant par le Château de Namur, mais aussi dans des établissements du sud de le France. « On m’a offert un poste de second à Cavalaire-sur-Mer, mais ma mère devait se faire opérer du genou et je suis rentré pour l’aider. »

Le jeune homme ambitieux ne comptait pas s’arrêter là… « Un jour, je passe près de Flagey et je vois un restaurant à louer. Ma mère n’y croyait pas, pas un chat ne passait dans la rue et la place était en travaux. Dans la cuisine, il y avait une statue de la Vierge et un cierge allumé. Elle était convaincue! C’était le Chicounou » se souvient-il, un brin rieur. Au bout de quelques mois, l’affaire cartonnait! Un investisseur lui a ensuite proposé de s’associer dans les Oriento place Jourdan et à Auderghem, mais, très vite, l’abandonne seul à la tête du navire. « La décision a été difficile mais j’ai mis en faillite le restaurant d’Auderghem et on a vendu le reste. J’étais dégoûté. »

Mais le jeune chef a de la suite dans les idées. Lorsqu’un lieu se libère juste en face du Chicounou, il l’achète, prend son temps et crée le concept My Tannour: des pains cuits dans un four en argile comme en Syrie et puis cette viande savoureuse cuite longuement. Les Bruxellois sont conquis et après huit mois d’ouverture, il reçoit une invitation du Gault&Millau. « Je ne m’étais même pas inscrit pour assister à la cérémonie… et puis on a décroché le prix du restaurant POP pour la région bruxelloise! » Un succès que Georges a fêté en ouvrant deux nouveaux My Tannour, l’un au Wolf, la halle gourmande du centre-ville, l’autre à Saint-Gilles. 

Aujourd’hui, fort de son association avec deux nouveaux investisseurs, Dominique Jeanne et Damiano Fersini, Georges Baghdi Sar se verrait bien ouvrir d’autres adresses à l’étranger ou d’autres concepts street food. Et peut-être qu’un jour il réalisera son rêve: « Dans cinq ans, j’aimerais acheter un terrain et construire une maison arabe avec une cour intérieure et devenir le premier restaurant syrien à décrocher une étoile… » Il faut croire en sa bonne étoile.

Portrait de Georges Baghdi Sar par le photographe  J.C. Guillaume 

Les nouveaux projets de Georges Baghdi Sar

Jusque fin septembre, Georges Baghdi Sar a installé son Chicounou Chez Marie à Flagey, où il sert une cuisine syrienne savoureuse et colorée très accessible. Et dès fin octobre, le restaurant Chicounou rouvrira ses portes après avoir fair peau neuve. « La nouvelle déco sera brute, végétale avec un petit potager à l’intérieur et des étagères de jeunes pousses, mais surtout un îlot central où les cuissons seront réalisées uniquement au feu de bois. On fera des grillades mais aussi des cuissons sous argile. Des lacto-fermentations aussi comme on le fait depuis des millénaires en Syrie. Avec le jus on réalisera des cocktails dans un esprit no waste. On proposera aussi des vins nature, on aura notre compost et on travaillera en circuit court. » Beau programme!

Début octobre, le jeune homme ouvrira Mine Madeh place Jourdan. Un nouveau concept street food comme il en existe à Damas ou Istanbul autour du pain de viande. « Tu rentres, tu choisis ta viande et on te la hache à la main, ensuite on l’étale dans un plat et tu choisis tes légumes. On met une base de sauce tomate et on la cuit à la minute dans un four au feu de bois. Soit tu manges ta viande dans un sandwich ou en plat. »

Il cherche également un nouveau lieu où installer son Knafé & Café (pâtisserie composée de pâte de kadaïf et de fromage), ouvert début juin rue Malibran mais qu’il souhaite rapprocher de son Chicounou. 

Le chef syrien a des dizaines de projets en tête. Il souhaiterait ainsi ouvrir un bar à brochettes ou un autre, à brunch, où il proposerait un petit-déjeuner traditionnel de son pays.