Début octobre, le soleil est au rendez-vous au parc naturel de l’Albufera, situé à dix kilomètres au sud de Valence. Dans une embarcation traditionnelle en bois, qui servait autrefois à transporter le riz, on parcourt quelques kilomètres dans le plus grand lac d’Espagne. Des dizaines de canards prennent leur envol. Les matas, de petites îles formées par une dense végétation de roseaux, de joncs et de massettes, constituent en effet un refuge parfait pour les oiseaux qui viennent nicher ici. Bordant la Méditerranée, cet espace naturel a été inscrit en 1989 sur la liste des zones humides d’importance internationale.
C’est ici, autour de la lagune, dans les marais transformés en rizières, que l’on cultive du riz depuis le XIIIe siècle, lorsque le roi Jaime Ier décide de déplacer les cultures de riz qui entouraient Valence pour diminuer les risques de malaria liés aux moustiques. Mais c’est au XVIIIe siècle que la production du riz explose.
Le riz dans le panorama valencien
Aujourd’hui, 8000 agriculteurs cultivent 14000 hectares de riz de mai à septembre — de la plantation à la récolte — dans le parc de l’Albufera. Si on dénombre ici une douzaine de variétés de riz différentes, trois seulement bénéficient de la DO (Denominacion de Origen) Arroz de Valencia, en version riz blanc ou intégral. Mais, comme l’explique Santos Ruiz, responsable qualité à la Copsemar, une coopérative de producteurs basée à Sueca, « le riz intégral n’a aucun sens dans la gastronomie espagnole car on cuit le riz au bouillon et celui-ci ne l’absorbe pas aussi bien que le riz blanc ».
Il explique aussi les spécificités des trois variétés les plus utilisées pour préparer le plat emblématique de Valence, la paella: « Le traditionnel senia absorbe bien le liquide mais le grain peut se casser si on dépasse son point de cuisson. Le bomba est, lui, plus résistant à la cuisson. Tandis que l’albufera, une variété plus récente, combine les avantages des deux autres variétés. »
Des riz qui ont aussi un prix différent, puisqu’on passe d’1€ le kilo pour le senia (production de 10000 kg/ha) à 3€ pour le bomba ou l’albufera (production de 5000 kg/hectare). Quoiqu’il en soit, les variétés DO ne représentent que 12000 tonnes, contre une production annuelle totale de riz de 120000 tonnes en Albufera.
La paella comme à Valence
Ce serait également au XVIIIe siècle que serait né la spécialité la plus emblématique de Valence, la paella. Un plat qui devient de plus en plus populaire au cours du XIXe siècle grâce à l’augmentation de la production du riz. Elle aurait été inventée dans la comarca (territoire plus petit qu’une région) valencienne de l’Horta et contenait, en plus du riz, du poulet, du lapin, des haricots et des artichauts. Mais la préparation a tellement de succès qu’elle se répand partout.
Trois étoiles dans la province voisine d’Alicante, à Dénia, Quique Dacosta explique: « La paella était un plat de subsistance, un plat qui utilisait les restes et les produits locaux de saison. » C’est ainsi que dans l’Albufera, on y ajoute du canard et de l’anguille, deux produits que l’on trouve en abondance dans les marais.
C’est dans l’une des adresses les plus traditionnelles de Valence, la Casa Carmela, un restaurant en activité depuis 1922, qu’on a rendez-vous pour la déguster. Ici, on la prépare dans les règles de l’art, au feu de bois d’oranger. Un vrai délice, qui contient du poulet, du canard, du lapin, des escargots, des garrofo de vaina (gros haricots blancs) et bajoco de ferradura (des haricots plats verts). On s’en régale avec une cuillère en bois pour racler au mieux le socarrat, cette couche de riz caramélisée et croustillante qui se forme au fond de la poêle en fer.
Quique Dacosta et le riz
« Traditionnellement, à Valence, on mange la partie de la paella qui se trouve devant soi dans la poêle. On finit donc par se battre pour le socarrat! C’est pour ça que j’ai eu l’idée de créer un plat de socarrat seul», raconte, l’air amusé, Quique Dacosta dans les coulisses de la Test Kitchen de son restaurant. C’est que, plus que jamais, le chef met son génie créatif au service de son terroir.
En 2016, il avait d’ailleurs consacré un opus au riz intitulé Arroces contemporáneos, véritable plaidoyer pour l’utilisation du riz dans les restaurants gastronomiques.
Il fait aussi goûter sa paella; ça lui tient à coeur… « Aujourd’hui, partout on massacre la paella ! », tonne-t-il! On ne peut lui donner tort tant il est difficile de déguster une authentique paella. Evidemment, celle de Quique est excellente, avec un joli twist, du brocoli, du chou-fleur et des courgettes crues pour amener du croquant.
Le chef étoilé prépare aussi un arroz a banda en llanda, un riz à l’encre de seiche à la façon d’Alicante, cuit dans une plaque au four. Où l’on découvre que les préparations locales à base de riz ne se limitent pas à la paella.
Ces plats, on les retrouve notamment à la carte du Mercatbar, l’un des quatre restaurants du chef à Valence. Ils seront aussi au menu de Arros (« riz » en valencien), le restaurant que Quique ouvrira à Londres en mai prochain, son premier galop d’essai en dehors des frontières espagnoles. « Redonner ses lettres de noblesse aux riz et faire découvrir la vraie bonne paella valencienne, c’est le projet! », revendique le chef triplement étoilé.
Quique Dacosta, origines et évolution
Alors que son restaurant de Dénia a rouvert début février après la pause hivernale, retour sur le menu 2018 « Evolution et Origine », qui marque un véritable tournant dans la carrière de Quique Dacosta. A 47 ans, à la tête de bientôt 6 restaurants et 4 étoiles au compteur, l’Espagnol fait partie de ces chefs dont les créations — paysages comestibles, cuba libre de foie gras… — ont été copiées partout. Pourtant, ça ne déplaît pas à Quique, qui en tire même une certaine fierté. Pourvu que la paternité soit mentionnée…
Mais ce chantre de la cuisine « technico-émotionnelle » et digne héritier de Ferran Adrià exprime désormais sa créativité les deux pieds ancrés dans son terroir. Car ses innovations sont aujourd’hui basées sur la tradition. Le chef n’hésitant pas — et c’est rafraîchissant — à servir la très locale gamba pato, l’excellente crevette rouge de Dénia, dans son plus simple appareil, cuite dans de l’eau de mer à 62°C.
Redécouverte des salaisons
Son travail le plus étonnant, le plus passionnant, c’est celui qu’il réalise sur l’affinage du poisson en atmosphère saline, dans son « tunnel de sel ». Un hommage au passé méditerranéen et à son héritage. Sur le chariot de salaisons: de la ventrèche et de la cecina de thon, de la poutargue de mulet, de la pancetta de seiche ou encore une « tourte » d’œufs de lingue… Un travail qu’il a étendu en 2019 à la viande et aux légumes et qui à lui seul vaut le voyage à Dénia!
Bien entendu, la cuisine de Quique Dacosta n’a rien perdu de sa poésie visuelle. Avec, par exemple, cette hypnotique tranche de tomate séchée en trompe-l’oeil.
Tandis qu’on ne l’attendait pas non plus sur le terrain de la gourmandise avec ce riz albufera au chou-fleur, bouillon de mouton de Guirra, ris de veau et champignons de Maestrazgo.
Si la cuisine de Quique Dacosta est toujours spectaculaire, elle l’est selon de nouveaux codes. « Nous avons évolué. Nous sommes un restaurant où la création est constante. Mais évoluer, ça ne veut pas toujours dire regarder vers le futur. Cela peut aussi vouloir dire regarder le présent et même jeter un oeil au passé. Depuis 2011, nous avons décidé d’être plus complices de notre territoire; nous n’avons pas besoin de techniques futuristes pour être créatifs. Les salaisons que nous faisons aujourd’hui sont très avant-gardistes dans le monde gastronomique, mais on n’a besoin que d’un frigo et du sel pour les réaliser », explique le maestro.
Envie d’y goûter?
- Quique Dacosta. Carrer Rascassa, 1, 03700 Dénia.
Menu: 210€ (accord vins 110€).
Fermé lundi et mardi.
Rens.: www.quiquedacosta.es.