Le chef catalan Ferran Adria fut, grâce à son “El Bulli”, le chef le plus influent des années 2000. Aujourd’hui, il expose à Maastricht son travail de création culinaire . Rencontre avec un chef aussi génial que mégalo qui a définitivement renoncé à retrouver le chemin des fourneaux…

La vie après “El Bulli”

Cinq ans après la fermeture du mythique “El Bulli” – restaurant de Roses qui popularisa la gastronomie moléculaire dans le monde entier –, Ferran Adrià se concentre désormais sur son travail à la “elBullifoundation”, qui organise notamment de nombreuses expositions, dont l’une fera halte au Centre de la culture de Maastricht dès le 10 mars.

Toujours soucieux de mettre en lumière le travail de son frère Albert, qui a repris en main l’activité de restauration (cf. ci-dessous), c’est au restaurant “Tickets” que Ferran organise ses interviews. Le Catalan est une boule de nerfs, ses mots fusent comme les balles d’une mitraillette, laissant à peine le temps à son interprète de traduire ses propos…

Pourquoi ce besoin d’exposer votre travail de réflexion culinaire  ?

Au début, il s’agissait juste d’une expérimentation  : comment organiser une expo sur la gastronomie pour que notre travail puisse être découvert par des milliers de gens  ? Ces trois dernières années, entre les différentes expos, cela représente 2 millions de personnes  ! Alors que dans l’histoire d’“El Bulli”, on a peut-être reçu 150 000 clients…

Quand vous cuisiniez au “El Bulli”, était-ce déjà une forme d’exposition, de performance artistique  ?

Bien sûr ! Un restaurant, c’est une performance. Si vous assistez à un opéra, à un film ou si vous visitez un musée, vous êtes simple spectateur (sauf dans le théâtre d’avant-garde). Vous ne pouvez pas aller voir “Star Wars” en disant à J.J. Abrams  : tu dois faire comme ça ou comme ça. Alors qu’au restaurant, le mangeur fait ce qu’il en veut… C’est la force de la gastronomie. Cette liberté, certains diront qu’elle n’existe pas, que le chef est Dieu. Mais c’est faux. Le cuisinier peut expliquer comment manger un plat, mais, in fine, c’est le client qui décide. C’est fantastique  !

Quand avez-vous décidé que vous n’étiez pas seulement un chef mais aussi un artiste  ?

Durant les dix dernières années d’“El Bulli”, 80 à 90  % de mon travail étaient consacrés à la création. Aujourd’hui, je suis toujours un chef, même si je ne suis plus en cuisine. Ceci dit, je n’y étais pas non plus à l’époque… Pensez-vous qu’un grand chef épluche des pommes de terre  ? Pour avoir le temps de créer, il faut se libérer de la production.

Cela signifie donc qu’il n’y aura plus de restaurant Ferran Adrià  ?

A la maison, pour la famille, je continue de cuisiner… Je suis encore un chef, mais je ne serai plus jamais le chef d’un restaurant. Cela ne m’intéresse plus. Avoir un resto, vouloir que les gens soient heureux, j’ai fait ça pendant 30 ans. Mais la mission d’“El Bulli”, ce n’était pas ça. Il s’agissait de créer et de partager cette création. C’est quelque chose que les gens n’ont jamais réussi à comprendre. “El Bulli” était un laboratoire  ! En 1998, on a créé le premier laboratoire de l’histoire de la cuisine. Aujourd’hui, combien en existe-il  ? Les chefs de haut niveau, ceux qui veulent être créatifs, ont besoin d’un laboratoire. Au “elBulli1846”, il y aura un changement complet de paradigme. On cuisinera, on créera, mais ce ne sera pas un restaurant. Ce sera une nouvelle étape très avant-gardiste.

Vous avez fermé votre restaurant il y a cinq ans, Heston Blumenthal a fermé pendant un temps son “Fat Duck”… Cela a marqué la fin d’une ère, celle de la cuisine moléculaire. Qu’en reste-il aujourd’hui  ?

Je n’ai pas encore lu un seul article sur cette question  : comment conceptualiser les 40 dernières années de création en cuisine  ? C’est impossible  ! Michel Bras, par exemple, a commencé à cuisiner il y a 35 ans. Dans son premier livre, tout est question de végétal. Aujourd’hui, combien de restos travaillent le végétal  ? Bras a été révolutionnaire. Ce qu’il faisait dans les années 90, c’est ce que les gens font aujourd’hui. Vous prenez Michel Bras et “El Bulli”, vous faites un cocktail et vous avez un nombre incroyable de restaurants contemporains. Moi, à mes débuts, j’étais un cocktail de Michel Guérard et Michel Troisgros. Et puis on est devenu radicaux. En 1997, on a travaillé sur une mousse de fumée, c’était un scandale  ! Mais on ne peut suivre ce chemin trop longtemps car il s’agit d’une performance; on est à la limite de la cuisine.

Quelle est la prochaine étape de création donc  ?

Au “El Bulli”, on avait un service très informel, on n’était pas révolutionnaire dans la salle à manger. “Enigma”, le nouveau projet sur lequel travaille Albert, ce sera le premier restaurant, après la magnifique salle contemporaine de Michel Bras à Laguiole, qui pensera l’espace. Une question qui n’a pas encore connu de grande révolution en gastronomie.On vous a beaucoup reproché l’usage de produits chimiques pour créer de nouvelles techniques…On ne peut pas résumer “El Bulli” aux sphérifications et aux espumas. La sphérification, on en parle depuis 2003  ! Mais ce n’est qu’une technique… La vraie révolution a eu lieu en 1994, quand les gens ont compris que, chez nous, manger était avant tout une expérience. Et sans nouvelles techniques, cela ne fonctionne pas. Vous parlez de chimie  ? Qu’est-ce que la chimie  ? Ce qui n’est pas naturel  ? Un œuf frit, c’est de la chimie… Prenez l’agar-agar par exemple. Il avait disparu en Europe pendant des décennies, mais Escoffier l’utilisait déjà… On a révolutionné la cuisine en utilisant des textures mais, en pâtisserie, c’est tout à fait normal  !

Qui sont vos héritiers aujourd’hui  ?

Massimo Bottura, René Redzepi et tant d’autres. J’étais le diable à l’époque mais aujourd’hui, on trouve ces techniques dans tous les bars. Ce qui a été important, cela a été d’ouvrir les esprits à la création. Je suis un héritier de la Nouvelle Cuisine, de Michel Bras et Michel Guérard. Comme j’ai pris des choses à Auguste Escoffier, à Antonin Carême. Et on peut remonter à Homo Habilis  !

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  • Expo “Notes on Creativity”, du 10 mars au 3 juillet au Marres à Maastricht.
    Rens. : www.marres.org.

 

La galaxie Adrià

Ferran Adrià n’est jamais modeste quand il évoque son parcours… “On a commencé avec un satellite, puis des planètes, puis une galaxie, dont le Soleil était ‘El Bulli’, s’enflamme-t-il. Quand le restaurant a fermé en 2011, cela a été comme un Big Bang  ! Il a fallu trouver de nouvelles planètes…” La “elBulliFoundation” est le nouveau Soleil du chef catalan. Basée dans un ancien garage de Barcelone, celle-ci coordonne ses nombreuses activités  : organisation d’expos, conseil, ouverture d’un futur musée “elBulli1846” (qui retracera l’histoire du restaurant) ou encore la création de la très ambitieuse “elBulliPedia”, encyclopédie de la gastronomie.

Par contre, Ferran Adrià a définitivement renoncé à cuisiner. Il laisse cela à son frère Albert, qui a déjà ouvert cinq restaurants à Barcelone, dont Ferran est associé  : le bar à tapas étoilé “Tickets”, le bistrot catalan traditionnel “Bodega 1900”, la table nikkei étoilée “Pakta” (fusion nippo-péruvienne), “Nino Viejo” (street food mexicaine) et “Hoja Santa”, resto mexicain qui vient de décrocher sa première étoile Michelin. Les frères Adrià peaufinent également actuellement leur dernier concept, le mystérieux “Enigma”, qui entend dépasser le concept même de restaurant. Où, sur 700 m², seuls 24 convives vivront une expérience gastronomique inédite. Ouverture prévue en avril…

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Conserve de moules façon « Bodega 1900 ». Délicieux…