Escapade à « La Grenouillère » d’Alexandre Gauthier, un chef doublement étoilé bourré de talent et une adresse qui valent la découverte dans le Pas-de-Calais.

Lorsqu’on s’attable à La Grenouillère d’Alexandre Gauthier à La Madelaine-sous-Montreuil en cette mi-février, rien n’a changé, mais tout a changé.

Rien n’a changé, parce que c’est la 20e année qu’Alexandre Gauthier a repris le restaurant de son père, installé dans une ferme du XVIe siècle, l’ancienne maison du passeur de la Canche transformée en bistrot dès 1915 par Mme Hanh… et repris en 1979 par Roland Gauthier. 

© Marie-Pierre Morel

Le restaurant familial, Alexandre Gauthier se l’est approprié, transformant radicalement la cuisine pour la faire entrer dans le XXIe siècle, tout comme le lieu. En 2009, il entame une réflexion avec l’architecte Patrick Bouchain, qui a imaginé deux chapiteaux métalliques et une structure rappelant les vieux séchoirs à houblon pour la salle, qui s’ouvre sur la nature, mais aussi sur une discrète cuisine ouverte. Avec ces huttes aussi, des éco-lodges d’un luxe modeste imaginées par Bouchain comme un rappel de l’enfance de Gauthier, des logements de ses amis chasseurs en bord d’étang ou des cabanes scouts qu’il construisait enfant.

@ Papi Aime Mamie Studio

Tout a changé, parce qu’il y a six ans, quand on s’attablait pour la première fois à La Grenouillère, juste avant la seconde étoile reçue en 2017, on n’avait pas été séduit. On n’était pas entré dans l’univers du chef. Pourtant, comme il le dit si bien: « C’est toujours le même bonhomme! » Sauf qu’à 42 ans, Gauthier paraît plus serein, plus mâture, proposant une cuisine d’auteur innovante, mais moins radicale.

Plus besoin de provoc

« Il faut du temps pour trouver qui on est. Et la cuisine évolue avec le bonhomme… On n’est pas obligé d’y aller frontal. À l’époque, on faisait un encornet au sang de cochon, qu’on travaillait comme un boudin. Au goût, c’était une tuerie mais avec cette couleur sang, les gens étaient déstabilisés. On froissait le menu, ce que les clients ne comprenaient pas… On a parfois envie d’emmener les gens dans une direction et on s’aperçoit qu’en fin de compte, on les braque. Je n’ai pas besoin de braquer les gens pour qu’ils se souviennent de moi. Avec la maturité on a peut-être plus de recul, on est moins inquiet », analyse aujourd’hui Alexandre Gauthier. 

© Marie-Pierre Morel

Il y a six ans, le chef pouvait ainsi servir une Saint-Jacques… brûlée! « Oui, on la charbonnait. Boulogne est l’un des plus grands ports de pêche de la Saint-Jacques de France. Je l’ai écartée de mon travail pendant 8 ans… Tout le monde en faisait, partout, et je ne voyais pas l’axe… Alors, j’ai décidé de chercher tout sauf la rondeur… Aujourd’hui, on la sert quasi crue, dans un bouillon très pur… », explique le chef français, qui n’a plus vraiment besoin de choquer pour impressionner. 

L’homme d’un territoire

La quarantaine venue, Gauthier semble également laisser plus de place à la découverte de son territoire même si, là encore, rien n’est vraiment nouveau… « Il y a toujours eu une attention sur les produits de notre territoire mais avant, il y avait une volonté de sobriété telle que les non-initiés pouvaient passer à côté du message… », avouait le chef, qui a revu sa posture. Fin avril, Gauthier sera le parrain de l’étape du festival Omnivore dans le Nord. Tandis qu’il sera l’ambassadeur de la région des Hauts de France, élue Région européenne de la gastronomie en 2023.

@ Papi Aime Mamie Studio

On ne peut pourtant pas dire que la région est spécialement connue pour son patrimoine culinaire… « C’est vrai que dans la région, il n’y a jamais eu de trois étoiles. Ici, la gastronomie ne se passe pas dans les restaurants, mais dans les maisons, dans les familles, les foyers et les bistrots populaires du coin. Et puis c’est l’un des endroits de culture et d’agriculture les plus importants de France. Avec du bon et du pas bon, car il y a de l’intensif. Pour la pêche, c’est pareil! Les poissons panés Captain Iglo, c’est à Boulogne-sur-Mer… Pour faire notre dossier, On a répertorié chaque producteur, chaque éleveur… Ici, il y a de la super volaille, du super beurre, qui est même vendu en Bretagne… »

La cuisine, c’est politique! 

Pour le chef doublement étoilé, ce travail de mise en valeur des petits producteurs est « politique ». « Il y a cette ferme des 1001 plumes d’Opale, qui élève des poules d’ornements et à qui on achète des oeufs de toutes les couleurs. J’ai soutenu l’activité de ce jeune de 25 ans en lui achetant des oeufs à 2€ pièce pour le petit-déjeuner… Il y a des gens qui ne savent même pas qu’un oeuf ça peut avoir différentes couleurs! », s’enflamme le chef, qui refuse d’adopter une attitude passéiste ou élitiste vis-à-vis des produits. Ainsi, n’hésite-t-il pas à dire qu’il préfère acheter des fraises produites en hydroponie, où les producteurs ne se seront pas cassés le dos pour les ramasser.

© Marie-Pierre Morel

« On ne peut rester dans notre tour d’argent! On ne peut pas laisser des gens dans leur rusticité pour défendre une idéologie du goût. Il faut connaître le monde paysan! Et ça coûte combien un chicon de pleine terre? 90 centimes? Ça ne vaut rien! », tonne le chef qui, joignant le geste à la parole, impose à tous ses cuisiniers d’aller, un lundi sur deux, serrer la main de chacun des producteurs avec lesquels il travaille. « C’est un acte important de comprendre que ce qu’on met dans la casserole est le fruit du travail de gens qui se lèvent le matin pour aller dans leur champs qu’il pleuve ou qu’il vente! »

Refuser la cuisine bourgeoise

Politique aussi cette volonté de ne rien jeter. Comme cette langoustine, qu’il travaille dans son entièreté, d’une tuile réalisée avec les sucs de cuisson, jusqu’à la carcasse utilisée pour réaliser des billes de bouillon. « C’est un produit tellement noble qu’on doit l’utiliser dans son entièreté! On doit être concerné par une pêche durable mais je veux aussi une cuisine qui a du sens, pas juste une cuisine bourgeoise où l’on prend le meilleur et on dégage le reste », milite le chef français.

© Marie-Pierre Morel

Si le chef a des convictions environnementales affirmées (récompensées par une étoile verte au Michelin), pas question pour autant pour lui de se passer totalement de la viande. « Tout se radicalise, tout s’extrémisme. Fuck! La cuisine, c’est un espace de liberté important. Il faut de l’éthique, mais elle peut parfois être clivante. Aujourd’hui, je pourrais arrêter la viande, mais ce serait dire à tous les gens avec qui on travaille depuis 40 ans mon père et moi qu’ils ne sont plus assez bien pour nous! Et si la figure de proue que je représente pour le territoire commence à dire, comme certains: ‘Je ne fais plus de viande à La Grenouillère, mais je continue dans mes bistrots’, c’est pire! Ça revient à dire que si t’as les moyens, tu manges sain et zéro carbone et si t’as pas les moyens, tu peux continuer à tuer la terre…»

Des adresses pour tous

Alexandre Gauthier n’a pas oublié qu’il est l’arrière petit-fils d’un mineur portugais venu à Valenciennes pour gagner son pain. « Ici, c’est le lieu d’une industrie ouvrière. Il ne faut pas oublier ses racines! Et on fait aussi des restos pour les gens du coin avec humilité et sans fioritures. » 

© Marie-Pierre Morel

Le chef a en effet créé plusieurs adresses plus accessibles à Montreuil-sur-Mer: la Froggy’s Tavern, une rôtisserie contemporaine en 2007, Anecdote, un bistro où l’on déguste « une cuisine de mémoire » qui rend hommage à son père en 2015. Et, il y a quatre mois, le Grand Place Café Montreuil qui, chaque jour, propose un plat ouvrier à 12,50€ et qui brasse une population encore plus large. Sans compter, prochainement, Sur Mer, un restaurant qui lui proposera moules-frites et sole meunière…

 

Passeur de saveurs 

À La Grenouillère, c’est aussi dans l’assiette que ça se passe! Avec un repas rythmé, fait de ruptures, de variations de saveurs et de textures qui maintiennent les papilles constamment en éveil, et permettent de ne jamais s’ennuyer.

Le repas peut ainsi démarrer dans la fadeur — qui, ici comme dans la tradition chinoise, est une qualité —, avec des lentilles d’eau douce. Des micro-billes qui envahissent la bouche comme les marais environnants et qui ouvrent parfaitement le palais.

Celui-ci est dès lors prêt à être réveillé par les saveurs acidulées des capsules « sonores » de navet cru, proposées avec du mulet noir cru et une vinaigrette au chou rouge et oeufs de lump.

Déjouer les papilles

Alexandre Gauthier aime aussi travailler les produits sous un angle nouveau, « en les amenant là où on ne les attends pas ». Comme cette courge butternut au touché sensuel, comme un voile sur la langue, dont le côté douçâtre est renforcé par la langoustine crue. Elle est servie avec un jus de courge vinaigré — que l’on pourrait prendre pour de la carotte ou du melon… — et une touche élégante de safran.

Sur ce même thème, il y a aussi ce surprenant ris de veau à la vanille servi totalement moelleux. Un contre-pied qui décontenance dans un premier temps, avant de séduire totalement.

Et puis on aime que ce chef doublement étoilé ose les abats, serve des entrailles! Une radicalité qui, cette fois, passe vraiment par des goûts assumés. Comme ce superbe duo entre le poireau juste blanchi et le corail et la cervelle de homard, ces rognons à la goutte de sang aux câpres ou ces feuillets de tripes tout en raffinement.

L’émotion et même les larmes sont au rendez-vous sur ce plat simple et gourmand que l’on n’attendait pas ici: un blinis de lait entier au tourteau. Une proposition merveilleuse et réconfortante. De quoi laisser d’impérissables souvenirs de ce nouveau passage à La Grenouillère.

Envie d’y goûter?

  • 19 rue de la Grenouillère, 62170 La Madelaine-sous-Montreuil.
    Menus: 155 € (9 serv.) à midi et 215€ (11 serv.) le soir.
    Fermé mardi et mercredi (mardi uniquement en juillet et août).
    Rens.:
    www.lagrenouillere.fr ou +33.3.21.06.07. 22.