Elles s’appellent Chiho Kanzaki, Virginie Laval, Chloé Charles… Elles sont cheffes et travaillent aux quatre coins de la France. Ce sont à elles que Vérane Frédiani, déjà autrice de Elles cuisinent (Hachette) et de l’excellent documentaire A la recherche des femmes cheffes, et la critique culinaire Estérelle Payany (Télérama Sortir, France Inter) ont donné la voix. Elles viennent en effet de faire paraître chez Nouriturfu: Cheffes, un répertoire non exhaustif de « 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France ».

De nombreux talents féminins 

En France, en 2018, sur 621 restaurants étoilés au Michelin, moins de vingt comptaient une cheffe de cuisine, tandis que sur les 57 nouveaux étoilés, deux seulement avaient une femme en cuisine… Dans l’édition 2019 du guide, l’amélioration est sensible puisque sur les 75 chefs nouvellement étoilés, onze étaient des femmes.

Dans Cheffes, les deux autrices ont choisi de ne pas se cantonner aux grandes tables, préférant considérer la cuisine dans son ensemble. « Il y a des talents féminins partout, dans les restaurants proposant de la cuisine du monde, végétarienne… Mais on survalorise la haute gastronomie. Pourtant, même le plus grand des machos, Paul Bocuse, a dit qu’il n’y a qu’une seule cuisine, la bonne! Et puis lui et d’autres ont pillé le savoir-faire des cuisinières. Bocuse a tout appris chez la mère Brazier, Georges Blanc chez sa grand-mère… », s’enflamme Estérelle Payany.

La cheffe Annie Desvignes dans le décor opulent de son restaurant « La Tour du Roy » à Vervins en Thiérache. Elle a participé à la création de l’ARC en 1975. Une association de femmes cuisinières qui n’a pas plu à Paul Bocuse… ©Nouriturfu

Entre 1951 et 2008, aucune femme chef n’a obtenu trois étoiles au Michelin en France, jusqu’à l’adoubement d’Anne-Sophie Pic. Pourtant, pendant ce temps, les femmes étaient bel et bien là. Comme Annie Desvignes (La Tour du Roy, entre Maubeuge et Reims), que l’on découvre dans Cheffes et qui a créé avec d’autres, en 1975, l’Association des restauratrices-cuisinières (l’ARC), pour permettre aux Françaises de rentrer dans les écoles hôtelières et de cuisine qui, jusque-là, ne leur étaient pas ouvertes!

Les médias crispent le débat

Au fil des pages de ce livre essentiel, en lisant les différents portraits de cheffes proposés par Frédiani et Payany, on comprend que l’un des problèmes majeurs est le manque de reconnaissance. A la tête des cuisines de L’Auberge d’Eygliers en région Paca, Lydia Bletterie se désole ainsi de cette réplique sans cesse entendue après le service: « C’est votre mari en cuisine? Vous le féliciterez… » 

Lydia Bletterie est cheffe et propriétaire de L’Auberge d’Eygliers en région PACA. Un bistrot du terroir. ©Nouriturfu

Une des raisons est peut-être à chercher dans la façon dont les médias ont forgé depuis des années l’image du « chef ». « Il y a un manque de représentativité des femmes dans les médias, explique Estérelle Payany. Quatre-vingts pour cent des sujets tournent autour de la haute gastronomie, alors qu’en dehors de la bulle médiatique, du point de vue macroéconomique, cela ne représente peut-être que 10 à 15% des échanges de valeur. Je suis critique culinaire pour Télérama. Je vais au restaurant quatre à cinq fois par semaine. Je parle de bistrots, de restaurants bistronomiques ou de cuisine du monde; ce qui représente 90% des repas pris en dehors du domicile. » La journaliste préfère d’ailleurs utiliser le terme « critique culinaire » plutôt que « critique gastronomique » pour parler de son métier. « Il y a des chefs qui ont oublié d’être des cuisiniers, des artisans. Ce sont des artistes… La médiatisation ça a accentué les choses; ça crispe beaucoup le débat. »

Plusieurs mots, un métier

« Cheffe », « chef », « cuisinière »… Les femmes chefs choisissent un vocabulaire différent pour se définir. « En cuisine, la féminin désigne un ustensile. Une cuisinière, une chocolatière… Mais je ne peux pas imposer ma vision aux autres femmes. Elles peuvent se décrire comme elles veulent. Si en Belgique, cela semble être passé comme une lettre à la poste, en France, il a été très difficile de faire accepter le mot « cheffe » dans les rédactions. Cela a vraiment aidé quand, en février dernier, l’Académie française a donné son feu vert à la féminisation des noms de métier », se réjouit Payany.

La jeune mamma bretonne Adélaïde Perissel, trois enfants et un restaurant, , »Les deux sardines », à Saint-Briac-sur-Mer. ©OlivierMarie/Nouriturfu


« Je suis assez fière de dire que je suis chef de cuisine, et pas cheffe… […] (Mais) C’est le mot cuisinière qui m’est le plus sympathique: il dégage quelque chose de bien plus bienveillant que le mot chef »
, confie par exemple dans le livre Adélaïde Perissel, à la tête des Deux Sardines en Bretagne. « Certaines femmes chefs comme Adélaïde préfèrent qu’on les appellent « cuisinières ». C’est une histoire d’imaginaire. Elles ne se reconnaissent pas dans cette image de jeune chef barbu, tatoué, à toque blanche… », explicite la journaliste.

Modestie, force et courage

D’autres cheffes, comme Nany Bonnivers (La Maison de Nany à Joyeuse, en Ardèche) ont connu des problèmes avec les banques, qui n’ont pas toujours cru en leur projet: « Une femme en cuisine il faut qu’elle prouve ce qu’elle vaut. » 

D’origine belge, Nany Bonnivers s’en est allée ouvrir « La Maison de Nany » à Joyeuse. Elle est une des premières à avoir régi à l’appel de Vérane Frédiani et d’Estérelle Payany sur Facebook. ©(c)Nouriturfu/Guillaume Sartre

Paradoxalement, ce courage et cette force que doivent déployer ces femmes pour ouvrir leur restaurant s’accompagne parfois tout de même d’un manque de confiance en soi. « On a envoyé pas mal de mails pour contacter des cheffes un peu partout en France, raconte Estérelle Payany. Un jour, on reçoit la réponse d’une cheffe qui nous dit qu’elle ne travaille qu’avec des produits locaux et qu’elle n’a qu’un plongeur. Elle ne savait pas si elle était un chef et pouvait faire partie du livre. Alors que t’as des mecs qui ne travaillent qu’avec des produits de chez Metro et qui n’ont aucun problème à dire qu’ils sont chefs! Lorsqu’on prend un échantillon majoritaire, on constate que les femmes ont un complexe d’imposture, qui les empêche de se mettre en avant. Beaucoup de femmes chefs n’ont pas d’attaché de presse. La majorité d’entre elles nous ont étonnées par leur modestie. » 

Souvent, elles ne manquent pourtant pas d’audace et portent des restos ou des cantines créatifs et ancrés dans l’air du temps. 

Le besoin d’un modèle 

La question est récurrente dans le livre. Quel est votre modèle? Des noms comme Reine Sammut, Isabelle Arpin et évidement Anne-Sophie Pic sont cités. Dans sa préface à Cheffes, la trois-étoiles de Valence reconnaît en toute honnêteté que « pendant 20 ans elle ne s’est pas préoccupée des autres femmes ». Que c’est en regardant le documentaire de Vérane Frédiani, dans lequel elle a tourné, qu’elle a pris conscience qu’il était temps pour elle de cesser de faire oublier qu’elle était une femme en cuisine. 

Seule femme trois-étoiles de France, Anne-Sophie Pic avoue avoir mis un certain temps avant de se considérer comme une femme chef et non un chef. ©EmmanuelleThion

Nombre de cheffes partagent cette même pudeur, cette difficulté à s’exprimer sur ce qu’elles ont vécu dans les brigades. « Anne-Sophie Pic a réalisé qu’elle avait un rôle de modèle à jouer, qu’elle était sans doute passée entre les gouttes. Ce n’est pas toujours facile de réaliser qu’on a dû surmonter des embuches pour réussir. C’est un long chemin. Exister en tant que femme chef dans un monde masculin, c’est déjà important. On n’a pas toujours besoin d’avoir un discours féministe pour être féministe. Mais on a besoin de cheffes comme Anne-Sophie Pic pour les petites filles qui veulent se lancer dans le métier », estime Estérelle Payany.

Aujourd’hui, si, en France, les garçons restent majoritaires dans les formations après le collège, c’est l’inverse pour celles après le Bac. Dans certaines écoles, la proportion d’étudiantes va même jusqu’à 80% en section pâtisserie.

« Cheffes » n’est pas un guide gastronomique car les deux autrices n’ont pas testé toutes les adresses. Reste, qu’à la lecture du portrait de Charlène Gaujoux, qui a créé « GinKo » avec son frère, on a envie de prendre le premier train pour Marseille pour aller s’attabler dans leur potager. ©VéraneFrédiani/Nouriturfu

Plus d’inclusivité en cuisine

L’objectif de la réalisatrice et de la journaliste n’est pas dogmatique, malgré leur réputation de « sales féministes ». Leur démarche est plutôt inclusive. C’est-à-dire qu’elles ne veulent exclure personne, et au contraire inclure tout le monde.  « On fait des actions en faveur des femmes, mais on cherche surtout à amener plus de diversité dans la cuisine, plus d’inclusivité. Notre travail de journalistes, c’est d’offrir une représentation de la cuisine qui colle plus à la réalité. Le féminisme est un humanisme. Il s’agit de chercher l’égalité entre les gens. Je compare ça avec le racisme. Il est important d’être conscient du biais du genre dans la représentation de la gastronomie. C’est la même chose que pour la couleur de peau », conclut Payany.

Envie de lecture?

  • « Cheffes, 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France », publié par Vérane Frédiani et Estérelle Payany chez Nouriturfu (296 pp., env. 20€).