Photo Jean-Christophe Guillaume

Dans le monde, seuls 5% des chefs étoilés sont des femmes. Dans son documentaire « A la recherche des femmes chefs », la Française Vérane Frédian tente d’expliquer la raison de cette disparité.

Un monde très masculin

Un rapide coup d’oeil à l’histoire du guide Michelin est édifiant. En 1933, quand il décerne ses premières trois étoiles, sur les six restaurants récompensés, trois sont tenus par des femmes : “La mère Brazier” à Lyon et à Pollionnay, ainsi que “La mère Bourgeois” dans l’Ain. En 1951, Marguerite Bise est à son tour récompensée à “L’Auberge du père Bise”. Il faudra ensuite attendre plus d’un demi-siècle pour que le Michelin honore une Française, avec Anne-Sophie Pic à Valence en 2007…

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Eugénie Brazier décrocha deux fois trois étoiles en 1933. Elle a notamment formé un certain Paul Bocuse, lequel n’a pourtant jamais pris de femmes dans ses brigades…

Sur les 2650 chefs étoilés à travers le monde, seuls 5 % sont des femmes. Tandis qu’on ne dénombre que cinq femmes triplement étoilées : deux en Italie (Nadia Santini et Annie Feolde), deux en Espagne (Carme Ruscalleda et Elena Arzak) et une seule en France, Anne-Sophie Pic donc. Ayant rendu au restaurant familial son troisième macaron il y a dix ans, la cheffe a dû se battre pendant des années pour se faire respecter et imposer sa propre cuisine. Et désormais pouvoir ouvrir d’autres restaurants à son nom en Suisse ou à Londres, où elle travaille de façon très proche avec ses jeunes chefs masculins. “Il y a une relation forte qui se crée avec chacun de mes chefs qui, du fait que je sois une femme, est malgré tout très porté sur l’affect. Ils me considèrent un peu, non pas comme leur maman, mais comme leur relais professionnel. Je les guide dans plein de choses, leur comportement et bien sûr le goût”, nous confiait-elle il y a quelques mois.

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D’abord se voir comme une femme

Pourtant, Anne-Sophie Pic ne se considère pas d’abord comme une “femme chef”. Pas plus que Clare Smyth à Londres. La cheffe irlandaise de 39 ans, qui vient d’ouvrir le formidable “Core” après avoir porté les trois étoiles de “Gordon Ramsay” durant des années estime qu’il y a “juste moins de femmes chefs”. “Une des choses les plus difficiles, c’est de concilier ce métier avec une vie de famille. On travaille tous les soirs, les week-ends, pendant les vacances et à Noël… Ce n’est pas bon ni pour les femmes, ni pour les hommes. Ce métier doit évoluer vers plus d’équilibre pour tout le monde. Pour être honnête, avant, je ne remarquais même pas la différence. J’ai grandi et j’ai travaillé en étant la seule femme en cuisine mais je n’y ai jamais vraiment pensé…”, nous expliquait-elle il y a quelques semaines.

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A Bruxelles, Isabelle Arpin partage en substance le même avis : “Je ne sais pas s’il y a de la discrimination dans ce métier. C’est propre aux femmes de penser qu’elles ne sont pas capables, de manquer d’assurance. Les portes ne sont pas fermées parce qu’on est une femme.” La cheffe du “Louise 345” (cf. ci-dessous) avoue tout de même qu’elle a dû user du stratagème de l’humour pour s’imposer. “Quand j’étais plus jeune dans une brigade d’hommes, je faisais le clown et tout passait !”

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Passionnée de gastronomie, la productrice et réalisatrice Vérane Frédiani s’est demandé au contraire si cette sous-représentation des femmes dans le monde de la gastronomie était si naturelle… Sortie sur les écrans français l’été dernier et disponible depuis peu en dvd, son enquête “A la recherche des femmes chefs” est pour le moins révélatrice. Face à sa caméra, la grande Alice Waters, la mère du renouveau de la cuisine californienne dans les années 70 avec son restaurant “Chez Panisse”, se souvient que le fait d’être une femme chef lui est “apparu comme quelque chose de naturel”. “Cela faisait partie de la contre-culture américaine de l’époque. Je n’ai jamais ressenti de discrimination.” Mais elle a toujours cherché à mélanger hommes et femmes dans ses brigades car ils ont, selon elle, des sensibilités différentes.

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Un prix de la meilleure cheffe ?

Il n’existe pas d’Oscar et de César de la meilleure réalisatrice, de Goncourt de la meilleure romancière ou de Prix Nobel de physique au féminin. Pourquoi donc forcer les choses en créant des réseaux ou des festivals dédiés aux chefs ? C’est en substance le discours tenu par le fondateur d’Omnivore Luc Dubanchet. Le rédacteur en chef d’Atabula Franck Pinay-Rabaroust pense, lui, exactement l’inverse, rappelant combien tous les grands réseaux liés à la gastronomie (dont celui de la franc-maçonnerie) sont quasi exclusivement masculins. Depuis sa création en 1924, le prestigieux MOF cuisine n’a ainsi été remis qu’à… deux femmes. Tandis que le très influent classement World’s Fifty Best ne compte que deux cheffes…

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Trois étoiles au Michelin, Elena Arzak (qui travaille avec son père Juan Mari) est la première femme chef du Fifty Best, à la 30e place au « Arzak », au Pays basque espagnol.

 

C’est pour lutter contre cette discrimination qu’ont vu le jour depuis quelques années diverses initiatives comme, chez nous, le prix Lady Chef of the Year (remis en 2017 à Laure Genonceaux du “Brinz’L” à Uccle) ou, à l’international, le Parabere Forum. Lancé en 2015 par l’Espagnole Maria Canabal, ce rendez-vous annuel a pour ambition de contrer les grands festivals gastronomiques internationaux, souvent très masculins, en vue d’“améliorer la gastronomie à travers le regard des femmes”.

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Pour la cheffe Isabelle Arpin, remettre un prix genré n’a aucun sens. Et elle y va franco : “Je préfère l’idée d’un guide qui permette de faire découvrir les femmes chefs, comme celui édité par le Michelin. Mais un prix décerné exclusivement à une femme chef, non ! Pourquoi ne décernerait-on pas le prix de la meilleure brune, blonde ou du meilleur homo !”

Dur dur d’être une femme en cuisine

Les dizaines de femmes (cheffes, étudiantes, sommelières…) rencontrées par Vérane Frédiani pour son documentaire témoignent pourtant, quasiment toutes, de la difficulté de se faire reconnaître comme une femme dans un univers masculin. Qu’il s’agisse de masquer sa féminité pour imposer le respect de ses congénères ou éviter le harcèlement (qui a fait tomber quelques grands noms de la gastronomie côté américain), de trouver des investisseurs pour ouvrir son resto ou de s’imposer en salle comme une “sommelière” face au regard incrédule des clients des grands restaurants…

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Passée par le Bristol et « Virtus », la sommelière argentine Paz Levinson a rejoint il y a quelques semaines le groupe Anne-Sophie Pic.

 

Car si l’on veut changer le regard sur les femmes en cuisine, c’est à chacun de faire son autocritique. Aux chef.fe.s, aux médias, aux guides et aux classements, mais aussi aux clients eux-mêmes…

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La feminité en cuisine?

 

Dans le documentaire de Vérane Frédiani, certaines cheffes essayent de mettre des mots sur une façon de cuisiner au féminin. Anne-Sophie Pic explique ainsi : « Aujourd’hui je travaille encore plus à l’intuition. Ça me dérange moins d’être dans l’échec… Parce que j’ai plus confiance en moi. Avant, je n’aurais pas osé. Je pense que c’est féminin de laisser parler son émotion et son intuition. C’est très éprouvant. Dans mon restaurant, je ne suis plus au passe mais entre la sauce et la cuisson car c’est là que tout se passe. Il faut évoluer et il faut être une femme pour en arriver là… »

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Pour Adeline Grattard du « Yam’Tcha », « la cuisine des femmes est plus ludique, celle des hommes plus juxtaposée, tranchante. Les femmes courent plus pour joindre les deux bouts. Les hommes arrivent moins à faire deux choses en même temps. Pas étonnant que les assiettes des femmes soient donc plus emmêlées. »

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Mais pour d’autres femmes chefs, comme Isabelle Arpin, il n’y a pas vraiment de différences entre les assiettes d’un homme ou d’une femme: « J’utilise des fleurs, j’aime les couleurs, et ma cuisine est généreuse, il y a de la matière à manger. Mais je ne pense pas que ma cuisine soit typiquement féminine. »

Envie de regarder?

“A la recherche des femmes chefs”, disponible en DVD chez Rimini Editions (env. 15€).