Les concepts ont envahi l’univers de la gastronomie… Reste-t-il une place pour la cuisine ?
Avec l’avènement des réseaux sociaux, la cuisine est entrée de plain-pied dans l’univers merveilleux du “lifestyle”. Et l’on s’inquiète qu’elle finisse par y sombrer définitivement…
Surmédiatisée depuis une quinzaine d’années – notamment à travers la vogue des émissions de téléréalité culinaire -, la cuisine s’est d’abord faite de plus en plus visuelle. On s’émerveille sans cesse davantage devant la créativité d’assiettes toujours plus graphiques, conçues pour l’œil des photographes de magazines culinaires et désormais pour les Instagrammeurs et autres Facebookiens, qui partagent en direct leurs plus beaux clichés…
Sauf que, aussi beau un plat fût-il, cela ne présage en rien de son goût, de la qualité d’une cuisson ou de l’harmonie de ses saveurs. Pourtant, à l’heure du tout image, c’est d’abord le visuel qui compte. A tel point que face à une belle photo, il devient difficile de prétendre que l’assiette n’est pas à la hauteur…
Le triomphe de la communication
Dans le contexte global d’Internet, univers démocratique où chacun à la parole, le poids des institutions établies ou de la critique recule. C’est vrai en gastronomie comme dans d’autres disciplines d’ailleurs (art, littérature, cinéma…). Et les équipes de communicants qui entourent les restaurateurs ont vite compris qu’il était plus rentable d’inviter un blogueur ou un “influenceur”, qui se contenteront parfois de régurgiter le dossier de presse. Ce n’est évidemment (et heureusement) pas le cas de tous. Au fil des années, certains se sont en effet constitué un bagage qui les ont transformés en vrais “critiques”. Reste que dans un climat économique difficile, la communication semble définitivement avoir pris le pouvoir sur le monde de la gastronomie. Cela se traduit notamment par un bouleversement de l’offre Horeca, où les investisseurs ont surtout tendance à minimiser leurs risques en recyclant des “concepts” ayant fait leurs preuves ailleurs.
Quelques exceptions
Ainsi, depuis quelques années, les ouvertures de “vrais” restaurants se sont raréfiées à Bruxelles, hormis quelques exceptions notables. Comme l’empire que s’est rapidement constitué Serge Litvine, en reprenant d’abord “La Villa Lorraine” puis le “Sea Grill” d’Yves Mattagne et en ouvrant “La Villa in the Sky” et “La Villa Emily”. Son ambition et ses moyens financiers conséquents lui ont permis (ainsi qu’à ses chefs bien sûr) de décrocher six étoiles au Michelin… On salue aussi le courage d’un Karen Torosyan, qui a racheté le “Bozar Restaurant”, ou celui du jeune chef Maxime Maziers, qui vient de reprendre les rênes du mythique restaurant de Jean-Pierre Bruneau, après avoir décroché un macaron à “L’écailler du Palais royal” au Sablon. Une institution reprise en main en 2015 par la femme d’affaires belge basée en Chine Debora Abraham, qui vient également de racheter “La maison du Cygne” à la Grand-Place…
L’avalanche de “concepts”
Mais Bruxelles semble surtout avoir succombé à l’invasion des concepts en tout genre. Sushis, burgers, ramens, burritos, poké hawaïen… On retrouve, avec quelques années de retard, les mêmes tendances qui ont fleuri à New York, Londres, Paris ou Berlin. On se réjouit évidemment de voir débarquer des cantines proposant des préparations fraîches et pas chères (même si elles manquent souvent d’authenticité)…
Mais on se désole de l’uniformisation galopante des goûts. Alors qu’il est de plus en plus difficile de trouver un bon bistrot bruxellois, comme a pu s’en rendre compte le jury de Brusselicious, qui, l’année dernière, n’a décerné son label qualité qu’à une vingtaine de tables de la capitale.
Une langue vide de sens
Cette internationalisation des goûts passe notamment par l’utilisation d’un langage de plus en plus stéréotypé, truffé d’anglicismes et de mots-valises évocateurs, qui envahissent les boîtes mail des journalistes gastronomiques. Ainsi peut-on lire, de telle nouvelle adresse apparue à Ixelles : “Il y en a pour tous les goûts, du veggie, du glutenfree, des buddha bowl, des superbol quinoa, des boulghour, des salades, des wrap, des burgers gourmands, des mets exotiques (yakitori box, fitness box), du vin nature, des jus pressés, du latte matcha, des carrot cake, des banana bread vegan… Tout est 100 % home made !” Difficile de condenser en si peu de place (et avec pas mal de licences orthographiques) autant de marqueurs de la branchitude urbaine (ne manque que la “détox”)! Derrière, plus besoin de parler de cuisine, juste de préciser qu’on peut évidemment venir ici “bruncher” avec “son coach sportif”.
Sans oublier un “nouveau rooftop place-to-be”, un “place to meat” (pour parler d’un “bar-boucherie”), un “alternative pop-up bar” ou encore “le dernier-né des spots “place to be” de la capitale, rendez-vous des hipsters, des golden boys, des touristes, des Bruxellois branchés…” L’utilisation de cette novlangue culinaire est désormais généralisée, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à vider totalement les mots de leur sens. Car qu’est-ce qu’un “bar-bistrot” ? Qu’est-ce que la “burgeronomie” ? Que sont les “Kornets aux saveurs belges” et les “Kocktails” du “nouveau bar & food concept du Cimetière d’Ixelles” ? Et c’est même parfois la géographie qui en prend un coup quand ouvre “en plein centre de Bruxelles” un nouveau “bar à salades” “fast-good” d’inspiration scandinave situé à… Woluwe-Saint-Pierre. N’en jetez plus, la coupe est pleine.
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