Les Caraïbes sont une terre de rhum. Produit en Jamaïque, Appleton est l’un des plus vieux rhum au monde!
Visite de la distillerie Appleton
« Si je roule à droite et puis à gauche, je ne suis pas saoul, je dois juste éviter les trous. Les routes en Jamaïque ne sont pas parfaites ! », explique le chauffeur du minibus affrété pour parcourir les 2h30 de route qui séparent Montego Bay, au nord de l’île du domaine d’Appleton Estate, au centre, le plus grand producteur de rhum de la Jamaïque avec 2 milliards de caisses par an.
Pour parvenir jusqu’à la Nassau Valley, dans la paroisse de St. Elizabeth, il faudra parcourir de nombreux villages, des forêts de fire trees, longer des plantations d’orangers, de papayes et de bananiers. Avant de découvrir sur une merveilleuse route où les bambous géants forment des arches accueillantes débouchant sur une vallée luxuriante où domine la canne à sucre. C’est là qu’est installée Appleton depuis 1749. Soit la deuxième distillerie la plus vieille du monde en production continue après la distillerie Mount Gay à la Barbade.
On est ici aux pieds du Cockpit Country, une région difficile d’accès où avaient fuit les « marrons » au XVIIIe siècle, des esclaves qui résistèrent aux colonisateurs anglais. Cette région abrite aussi une curiosité géologique, le sol calcaire à 85% a été façonné de manière unique par une érosion karstique formant dépressions, grottes et collines. Un type de géologie qu’on ne peut observer qu’en de rares endroits de la planète dont en Chine, dans la province de Guangxi. C’est aussi une région extrêmement humide, idéale pour garantir la bonne pousse des précieuses cannes à sucre.
Une eau cristalline
C’est Joy Spence qui mène la visite. Chimiste jamaïcaine de talent, elle a rejoint Appleton Estate en 1981, avant de devenir en 1997, la première femme « Master Blender » de l’histoire ! « Vous avez de la chance, c’est une journée fraîche aujourd’hui (il fait tout de même 30°C en ce début février, NdlR), les températures peuvent atteindre près de 40°C en été ! », sourit-elle en nous accueillant chaleureusement.
Si le visitor centre de l’Estate accueille chaque année 50000 curieux, la visite du jour n’est pas accessible à tous. Premier privilège, on s’enfonce dans la plaine à la recherche de la précieuse source d’eau de la distillerie, qui donne naissance à la Black River, la plus grande rivière de l’île. On découvre une eau d’un bleu magnétique, filtrée naturellement par le calcaire des collines. Une eau particulièrement douce caractéristique des rhums jamaïquains pompée directement jusqu’à la distillerie.
La visite se poursuit à quelques encablures, au milieu des champs de canne à sucre. « Nous possédons 4000 ha de champs de cannes à sucre, qui satisfont 95% de nos besoins. Le reste est acheté à des fermiers locaux. Chaque année, c’est 28000 tonnes de sucre qui sont fabriqués ici à l’usine », explique Joy Spence. La majorité de la récolte, qui s’effectue entre janvier et mai, se fait à la machine mais pour pouvoir mâchouiller un morceau de canne fraîche et goûter à son jus délicieusement sucré et rafraîchissant, aujourd’hui, c’est la machette qui est de sortie !
Distiller la mélasse
Contrairement aux rhums dits « agricoles » (produits essentiellement dans les Antilles françaises), pour les rhums « traditionnels » comme Appleton, ce n’est pas directement le jus de canne qui est distillé mais la mélasse sirupeuse au goût de réglisse obtenue en faisant bouillir le jus de canne. Par centrifugation, le sucre cristallisé (qui sera ensuite vendu) est séparé de la mélasse. Cette dernière est ensuite diluée à l’eau de source avant d’ajouter la levure (cultivée in situ en laboratoire). La fermentation peut commencer. Après 36h, les levures sont transformées en alcool, et la distillation en pot stills (alambics) et en colonnes peut avoir lieu. Tradition jamaïcaine oblige, Appleton possède en effet encore cinq alambics, qui permettent d’extraire un distillat très aromatique, expression fidèle de la canne à sucre.
Assembler le rhum
Enfin, à Kingston, auront lieu le vieillissement dans des tonneaux de chêne américains ayant contenu du bourbon et le blending, un savoir-faire qui constitue tout l’art d’un bon rhum ! C’est tout le travail de la « Master Blender » Joy Spence qui marie toujours distillats obtenus avec les pot stills et les colonnes pour créer des rhums aux caractères bien distincts. Le « Signature Blend » mixe ainsi 15 distillats différents, tandis que le « Reserve Blend » en compte pas moins de 20.
Autre particularité des rhums caribéens, et non des moindres, le vieillissement tropical. Trois fois plus rapide qu’en Ecosse par exemple! Avec une évaporation – la fameuse part des anges – de minimum 6%. « Le rhum est le meilleur rapport qualité-prix, insiste Joy Spence, il faudrait faire vieillir 63 ans un scotch en Ecosse pour qu’il soit équivalent à un rhum de 21 ans ! » On y pensera lorsque l’on dégustera ce rhum ambré épicé d’une grande finesse. Un beau flacon vendu à 130 dollars à la distillerie…
« Les alambics d’Appleton sont d’anciens pot stills qui continuent à produire dans le plus pur style jamaïquain, en créant des distillats extrêmement riches en esters, et donc très complexes. »
Luca Gargano, « L’Atlas du Rhum ».
De la canne au verre
La canne à sucre serait apparue en Nouvelle Guinée plus de 1400 ans avant notre ère. C’est Christophe Colomb qui l’aurait amenée dans les Caraïbes en 1493. Et pendant longtemps, c’est le sucre qui a fait la richesse de ces îles, le rhum n’étant qu’un produit dérivé de la production sucrière. Mais dès que les techniques de semi-raffinage ont été maîtrisées et qu’il a été possible d’extraire une mélasse de qualité et que les alambics se sont multipliés, le rhum s’est largement diffusé.
Dans les années 1740, grâce à la multitude d’esclaves acheminés sur l’île, la Jamaïque devient le plus grand producteur de sucre et même de rhum, avant de se faire détrôner par la Martinique à la fin du XIXe siècle. Si, aujourd’hui, le nombre de distilleries a considérablement diminué dans les Caraïbes, la production a explosé grâce à l’efficacité de la distillation en colonne.
© Appleton
Pas de législation précise
La plupart des rhums que l’on trouve sur le marché sont le fait de sociétés qui achètent, assemblent et mettent en bouteille. Rares sont les entreprises qui, comme Appleton, travaillent à partir des matières premières issues de champs dont elles sont propriétaires.
Enfin, si la seule législation officielle existante est celle des rhums agricoles français, Appleton a un cahier des charges précis, au regard de la confusion qui règne dans l’univers du rhum. Pas d’ajoût de miel ou de sirop de sucre ici, tout est naturel. Et les rhums millésimé ont, comme en Ecosse, un âge déterminé par le rhum le moins âgé présent dans le blend.
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Boire le rhum en Jamaïque
Si en Europe, c’est évidemment le noble Appleton qui a la cote, la Jamaïque lui préfère la marque sœur – appartenant également au groupe Campari depuis 2012 – : le « Wray and Nephew Overproof », un rhum blanc titrant à 63°C mais étonnamment aromatique. Pas étonnant qu’il ait la faveur des grands barmen du monde pour leurs cocktails tiki.
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En Jamaïque, on ne trouve par contre pas vraiment de cocktails raffinés. On consomme le rhum en shot ou en « Q » pour « quart » (200ml) et l’on choisit son « mixer », comme le « Ting » (limonade locale aromatisée au pamplemousse) ou la ginger beer. Mais que ce soit dans l’un des nombreux petits bars qui fleurissent au bord des routes cahoteuses, où l’on videra son shot d’Overproof d’un trait, ou dans un hôtel chic où, par une chaude soirée, on sirotera un excellent Appleton 12 ans, on sera définitivement séduit par les saveurs du rhum jamaïcain…
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